Controverses de notre temps; Faut-il interdire le port du voile intégral au nom de la laïcité ?
Débat organisé au Centre humaniste le 10 juin 2013
Michel Virard situe le cadre du débat
Il s’agit du premier débat que nous tenons dans la série Controverses de notre temps. L’intérêt de la chose pour les humanistes est l’argumentation. Ce n’est pas nécessairement la conclusion. La façon d’argumenter, la façon de nous convaincre nous-mêmes d’une opinion est pour nous très importante. C’est ce qu’on appelle la pensée critique. Mais pour savoir si ça fonctionne, il faut que je mesure.
Je vais mesurer en posant la question, d’abord, combien d’entre nous sont prêts à changer d’opinion ce soir suivant l’argumentation présentée ?
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Combien estiment qu’il y a très peu de chance qu’ils changent d’opinion ce soir, quelle que soit l’argumentation ?
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Merci. Voyons maintenant comment se répartissent les opinions.
Combien d’entre vous sont indécis quant à l’enjeu de ce soir, soit faut-il interdire le voile intégral sur la place publique au nom de la laïcité ? Par voile intégral on entend celui qui cache le visage, niquab, burka et certains types de tchador qui sont complets. Nous parlons de la place publique, soit la rue, le trottoir. Nous ne parlons pas des institutions civiles. On se pose la question : la laïcité nous conduit-elle à interdire le voile intégral sur la place publique. C’est une question restreinte. Ça ne couvre pas tous les cas de figure. À noter que la loi française sur la burka n’a pas été faite au nom de la laïcité. Elle a été promulguée au nom de l’ordre public.
Combien d’indécis ?
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Quels sont ceux qui estiment qu’il faut interdire le voile sur la place publique au nom de la laïcité
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Quels sont ceux qui estiment qu’il ne faut pas interdire le voile intégral sur la place publique au nom de la laïcité ?
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C’est le point de départ. Je présente les orateurs.
Michel Lincourt est partisan que la laïcité permet d’interdire le voile intégral sur la place publique. Il défendra cette thèse.
Michel Lincourt est architecte et urbaniste. Il a fait ses études au Collège André-Grasset (Baccalauréat ès arts), à l’université de Montréal (Baccalauréat en architecture), à Harvard University (Master of Architecture in Urban Design) et au Georgia Institute of Technology (Doctorat de philosophie). Sur une période de plus de quarante ans, il a pratiqué l’architecture, l’urbanisme, la consultation internationale, notamment au sein de l’UNESCO, et l’enseignement universitaire.
Daniel Baril défendra l’antithèse « Non, la laïcité en elle-même ne permet pas d’interdire le voile intégral ». Daniel est un journaliste, anthropologue, un écrivain et un activiste québécois. Il est un des administrateurs de l’Association humaniste du Québec et ancien président du Mouvement laïque québécois. Il a écrit plusieurs livres, notamment La grande illusion; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu[et un collectif Heureux sans Dieu, ainsi que Les mensonges de l’école catholique qui a largement contribué à la prise de conscience en faveur de la séparation de l’Église et de l’État au Québec.
Michel Lincourt
En toute liberté, les citoyens d’une société démocratique et civilisée comme la nôtre se donnent des lois ou des règlements pour assurer la paix, l’harmonie sociale, la prospérité et la justice. La double question à laquelle nous nous efforcerons de répondre ce soir est celle-ci : devons-nous passer une loi pour obliger tout le monde à circuler à visage découvert dans l’espace public québécois et devons-nous le faire au nom de la laïcité ? Bien sûr, on aura compris que la prescription de circuler à visage découvert entraîne l’interdiction de porter un masque dans l’espace public, ce qui signifie l’interdiction de porter le voile intégral islamique.
Première question : dans une société comme la nôtre, est-il admissible que certains citoyens choisissent de circuler masqués ? D’emblée, je réponds non. Ce n’est pas admissible parce qu’une société comme la nôtre valorise l’égalité des citoyens devant la loi et le fait de porter un masque donne un privilège à celui ou à celle qui le porte, le privilège de voir sans être vu. Notre société est une société de droits et de responsabilités et non de privilèges. Je réponds non à cette première question parce que la paix sociale, une des valeurs de notre société, exige une communication cordiale par tous les citoyens. Et encore non, parce que la paix sociale s’appuie sur un sentiment de confiance réciproque entre citoyens et celle-ci est impossible si certains circulent masqués. En somme, le port d’un masque engendre la méfiance.
Deuxième question : le voile intégral est-il un symbole religieux, c’est-à-dire un symbole musulman ? À cette question je réponds oui et non, non et oui. Exemple : sur son site, la grande mosquée de Strasbourg, dans le cadre du débat en France sur le voile intégral, a écrit que le coran ne dit mot sur le voile intégral. Aucune mention dans le coran. La majorité des exégètes musulmans disent que le port du voile intégral n’est pas recommandé, ni interdit, bien sûr. Troisièmement, qu’une minorité d’entre eux affirment le contraire, en apportant des arguments qui relèvent principalement de la tradition. Enfin, la grande mosquée recommande aux femmes qui travaillent en public de ne pas porter le voile intégral. Elle espère aussi que l’État français ne statuera pas sur le port du voile intégral en public, mais on sait qu’il a légiféré pour l’interdire.
En Égypte, la Haute cour, appuyée par le grand mufti du Centre de recherche islamique, a décrété que le niquab n’est pas une bligation religieuse, mais une simple pratique coutumière. N’empêche que le niquab est porté en Égypte. Le voile intégral cependant est interdit à la Mecque, notamment lors du pèlerinage.
Ceci étant dit, une chose est sure : le voile intégral est un vêtement porté au nom d’Allah. Il est porté principalement dans les pays gérés par la charia, mais surtout dans des pays musulmans ultraconservateurs, aussi un peu partout dans le monde, par une minorité musulmane plus ou moins importante et agissante.
Il y a en gros deux sortes de voile intégral islamique. La burka, le vêtement bleu qui recouvre la totalité de la femme qui le porte et comporte une grille. Elle est principalement portée en Afghanistan et au Pakistan. Le niquab est principalement porté dans les pays du Golfe.
On peut donc répondre oui à cette question. Le voile intégral appartient à l’islam, plus précisément à sa faction la plus traditionnaliste et la plus rigide. D’emblée, précisons que ceux qui défendent le port du voile intégral le font en invoquant l’argument de la liberté religieuse.
Le voile intégral est-il une mode ? Non, dans la mesure où une mode est par définition éphémère et dans la mesure où la mode précédente semble toujours ridicule aux yeux de la mode subséquente. Le port du voile intégral n’est pas une mode. C’est une pratique qui remonte à la nuit des temps et se perpétue de siècle en siècle.
Le port du voile intégral est-il une tradition ? Sans contredit, oui. Mais toutes les traditions ne sont pas respectables et dignes d’être maintenues. Exemple : le droit de cuissage était une tradition et je doute que vous seriez en faveur de la maintenir aujourd’hui. Exemple : dans l’Angleterre élisabéthaine, au théâtre, on interdisait aux femmes de monter sur les planches. Exemple : le coran dit, à la sourate 33, verset 52 : « Si tu es marié, il ne t’est plus permis désormais de prendre d’autres femmes, ni de changer d’épouses, même si leur beauté te plaît… à l’exception des esclaves que tu possèdes et Allah observe toutes choses. » En somme, le coran autorise la polygamie, l’esclavage et prendre des femmes contre leur volonté. Il autorise le viol des esclaves. S’agit-il de pratiques traditionnelles ? Sans contredit. Mais elles ne sont pas pour autant admissibles et chez nous, aujourd’hui, ces traditions religieuses sont carrément interdites par la loi.
Autre question : le port du voile intégral est-il une pratique appartenant au patrimoine culturel de l’Occident ? À cette question, je réponds non. Il s’agit d’une pratique orientale importée qui ne répond à aucun impératif ou souhait de la société québécoise. Personne n’a vocation d’imposer une tradition et personne n’a l’obligation d’adopter une tradition. Aussi loin que l’on se souvienne, notre culture favorise le vivre ensemble à visage découvert. Les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Français d’avant et d’après la Révolution, les colons de la Nouvelle France, les Amérindiens, tous circulaient à visage découvert. Les femmes comme les hommes. Telle est notre tradition.
Autre question : Le port du voile intégral est-il une pratique souhaitable ? Je réponds non, encore. À part l’argument religieux ou pseudo-religieux, je n’ai trouvé aucune raison positive justifiant le port du voile intégral.
Le port du voile est-il une pratique sexiste ? Je réponds oui. À sa face même, puisque cette prescription de s’applique qu’aux femmes. À part quelques infimes exceptions, la quasi-totalité des femmes qui portent le voile intégral le font sous la contrainte. Et cette contrainte provient d’hommes détenant sur elles un indéniable pouvoir politique, social, culturel, religieux ou familial. C’est donc une pratique sexiste à mon avis répugnante. De plus, c’est une pratique condamnée par les conventions internationales. La Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la CEDEF de l’ONU a été entérinée par le Canada, y compris le Québec. Elle date des années 1980. L’article 5a de cette convention indique que les états signataires prennent l’engagement d’éliminer toute pratique coutumière discriminatoire. Encore plus pour une coutume qui menace l’intégrité et la santé physique et mentale de la femme.
Autre question, précisons ce point : le port du voile intégral porte-t-il atteinte à l’intégrité sociale et à la santé des femmes ? Je réponds oui encore, étant donné que les femmes voilées intégralement n’ont plus d’identité reconnaissable, elles ne peuvent pas intervenir dans la sphère publique, elles peuvent difficilement y trouver du travail, ne peuvent pratiquement pas développer des relations sociales franches hors des cercles familiaux ou religieux, encore moins jouer un rôle social valorisant et utile. Elles circulent comme des fantômes, des ombres, des oubliées de la société.
Le voile intégral hypothèque la santé de celles qui le portent. Plusieurs preuves : l’oxygénation est diminuée, la résistance physique à l’effort est moindre, etc. Le voile intégral bloque la production de vitamine D découlant de l’exposition au soleil.
Le voile intégral porte-t-il atteinte à la dignité des femmes ? Oui. Cela me semble évident. Pensons à la Déclaration universelle qui dit que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Quand on prend une section de la population et on la recouvre d’un voile intégral, on va carrément à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, tout comme de la CEDEF. De toute évidence, forcer une femme à porter un voile intégral est un déni de ses droits fondamentaux. La femme voilée intégralement voit sa féminité réprimée jusqu’à la honte. Au mieux, le voile intégral est un linceul, au pire, un instrument de torture.
Peut-on interdire le voile intégral sur la place publique au nom de la laïcité
Abordons maintenant la deuxième question : peut-on interdire le voile intégral sur la place publique au nom de la laïcité ?
Parlons d’abord de l’espace civique, soit les lieux de l’État, puis de l’espace public. Les deux sont liés, les frontières ne sont pas tout à fait étanches.
Dans l’espace civique, soit les lieux de l’État, doit-on interdire aux agents de l’État le port du voile intégral ? Oui. Évidemment. On y interdit les signes religieux. Mais il y a toutes sortes d’autres raisons : la sécurité, l’identification, la communication, l’harmonie des relations entre collègues, le respect des usagers, la dignité de la personne, l’égalité hommes-femmes. Etc. On peut le faire au nom de la laïcité, puisque la laïcité interdit le port de signes religieux ostensibles par les agents de l’État. Dans notre milieu, cette prescription fait consensus.
Dans l’espace public, cependant, doit-on prescrire l’obligation de circuler à visage découvert, ce qui signifie interdire le port d’un masque, y compris le voile intégral ? Encore oui, pour au moins cinq raisons.
Le voile intégral doit être interdit parce qu’il nie l’identité de la personne qui le porte. La femme voilée intégralement ne peut interagir adéquatement avec les autres citoyens. Exemple : elle ne peut pas sourire aux autres.
Le voile intégral doit être interdit pour desmotifs de sécurité publique. Exemple : à la sortie d’une garderie, une inconnue dissimulée sous une burka pourrait se faire passer pour la mère d’un bébé et le kidnapper. Exemple : un individu voilé intégralement pourrait commettre un assassinat en plein jour sur la place publique et s’en tirer parce que personne ne pourrait le reconnaître. Avec le voile intégral, les caméras de sécurité deviennent inopérantes.
Le voile intégral doit être interdit parce qu’il réduit la femme au niveau d’une proie sexuelle. Précisons : une proie sexuelle qui appartient aux hommes qui la possèdent… comme les hommes dans la tradition coranique possédaient leurs esclaves féminins qu’ils pouvaient prendre à leur guise. En dérobant cette proie aux yeux des autres hommes, les propriétaires de la femme décrètent que cet objet leur appartient en exclusivité.
Cette pratique est répugnante pour les femmes d’abord, mais aussi pour les autres hommes qui se voient affubler de l’odieux qualificatif de prédateur sexuel. Ici, nous avons affaire au faux argument de la modestie pour justifier le port du voile en général et celui du voile intégral en particulier. Une femme qui montre ses cheveux, ses bras, ses chevilles, son visage est ipso facto qualifiée d’immodeste ou provocante. Aucune évidence scientifique ou sociologique n’appuie cette assertion. À travers les âges et dans toutes les civilisations, la quasi-totalité des femmes se comportent en public normalement, avec civilité, politesse et retenue, et interagissent normalement avec les hommes… sans porter de masque. À noter que dans cette logique, c’est toujours la femme qui est coupable, c’est elle qui provoque l’homme qui ne peut se contenir.
Le voile intégral doit être interdit parce qu’il transforme les femmes en esclaves. Les femmes voilées intégralement n’ont aucun droit. Elles sont des esclaves dont les trois seuls rôles sont d’assouvir les fantasmes sexuels de leur maître, de leur faire des enfants, de préférence des fils… et de faire le ménage. Le port du voile est répugnant parce que l’esclavage l’est aussi.
On se trouve ici face au faux argument de l’ostracisme : il ne faut pas interdire le hijab, ce serait ostraciser les musulmans. En conséquence, au nom de l’intégration des immigrants, il faut accueillir leurs demandes d’accommodements pour motif religieux comme le port du hijab. On balaie du revers de la main la suggestion que ces mêmes femmes s’intégreraient plus facilement si elles laissaient leur hijab à la maison lorsqu’elles vont travailler. L’argument vaut aussi pour la burka et le niquab. On ajoute que si on interdisait le port du voile intégral dans l’espace public, on condamnerait les femmes à rester cloitrées chez elles. Mais pourquoi ? Si elles sont libres de se voiler ou pas elles sont libres de sortir ou pas ? Peut-être ne sont-elles pas libres, justement, preuve que le port du voile leur est imposé. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’au bout d’un certain temps, le geôlier se fatiguera de faire les courses domestiques et autorisera sa femme à circuler à visage découvert. J’insiste sur ce point : l’argument de l’ostracisme appréhendé devient absurde lorsqu’il est question du voile intégral. Comment serait-il possible à une femme masquée de s’intégrer à la collectivité formée d’hommes et de femmes circulant à visage découvert, si elle dissimule elle-même la principale expression de la civilité, soit un visage affable illuminé d’un sourire ?
L’interdiction du port du voile intégral brime-t-elle la liberté religieuse des femmes ? Bien sûr. Mais la vie harmonieuse en société exige que toutes les libertés soient, d’une façon ou d’une autre, brimées. On sait très bien que le droit de l’un est limité par le droit de l’autre et que les droits de chacun sont limités par les droits de l’ensemble. La liberté absolue engendre le chaos parce que c’est la loi du plus fort qui prévaut. Même si on jouit de la liberté de s’exprimer librement, on ne peut pas impunément calomnier autrui ou prêcher la haine. La liberté de la presse n’est pas absolue, car elle se bute au respect de la vie privée et à l’interdiction de la diffamation. Malgré les dires de certains porte-parole de l’islam, interdire le voile intégral ne porte pas atteinte à la liberté religieuse des musulmans. D’abord parce qu’il n’y a rien dans le coran qui prescrit ou encourage une telle pratique, ensuite parce que la majorité des musulmanes pratiquent leur religion sans se cacher sous une burka ou un niquab et elles ne déméritent ni d’Allah, ni de son prophète. Rappelons que le voile intégral a été interdit par les autorités musulmanes elles-mêmes, notamment à la Mecque. Sur cette question, Henri-Pena Ruiz et Jean Luc Mélenchon citent l’exemple du lancer du nain. Lors de concours dans les salles de fête, en Europe, on prend un nain et on le lance. Même si les nains impliqués dans ce genre de spectacle étaient consentants, le lancer du nain a été déclaré pratique répugnante et interdite en vertu du respect dû à la personne humaine. De même, ce n’est pas parce que certaines femmes affirment porter le voile librement que l’on doit autoriser cette pratique. C’est parce que le port du voile est une pratique répugnante et dégradante qu’il faut l’interdire.
Dans l’espace public, faut-il interdire le voile intégral au nom de la laïcité ? Voilà le cœur du problème. Je réponds oui. Pourquoi ?
Trois principes fondent la laïcité. Le voile intégral les bat en brèche. Il me semble contradictoire d’affirmer la laïcité, d’une part, et de l’autre, admettre une pratique qui la sabote. Quels sont ces principes ?
Le premier : la liberté de conscience. De toute évidence, l’immense majorité des femmes voilées intégralement y sont contraintes. Elles ne jouissent d’aucune liberté. Même au Québec, les femmes qui portent le niquab traînent dans leur sillage des hommes qui les surveillent. Si l’une d’elles s’avisait de retirer son voile en public, elle se ferait aussitôt réprimander, même violenter. Ne jouissant d’aucune liberté, elles ne jouissent pas de la plus fondamentale d’entre elles, la liberté de conscience, l’un des fondements de la laïcité.
Deuxième principe qui fonde la laïcité : l’égalité des citoyens. Tous les citoyens, hommes et femmes, sont égaux en droits. La laïcité stipule qu’aucun privilège n’est accordé à qui que ce soit pour des motifs religieux ou communautaristes. Comme le port du voile intégral est une obligation faite aux femmes seulement, cette pratique va à l’encontre de l’égalité citoyenne. Il me semble donc raisonnable d’interdire cette pratique inégalitaire au nom de la laïcité. Dit autrement, l’interdiction du port du voile intégral s’appuie sur la laïcité parce que celle-ci favorise le respect mutuel et l’égalité entre toutes les citoyennes et tous les citoyens. Le port du voile intégral, au contraire, s’oppose à ces valeurs.
Le troisième principe qui fonde la laïcité : l’universalité de la sphère publique. Tous les citoyens ont droit au bien commun, aux choses de l’État. Comme elles se voient interdire toute possibilité d’interaction dans la vie de la société, les femmes voilées intégralement ne peuvent partager ce bien commun. Elles sont contraintes de vivre dans un ghetto religieux ou communautariste. Cette imposition, cette pratique contredit ce troisième principe de la laïcité.
Bref, qu’il découle ou non d’une pratique religieuse, le port du voile intégral doit être interdit parce qu’il est une pratique dégradante qui répugne à une société laïque .Précisons – et ceci est fondamental dans mon argument – la laïcité, ce n’est pas qu’un attribut de l’État. Ce n’est pas qu’un principe de gouvernance. C’est aussi une valeur sociétale et cette valeur concerne le bien commun. Une société laïque est une société qui accueille tout le monde, indépendamment du sexe, de l’origine ethnique etc. En érigeant une barrière au nom de croyances particulières, le voile intégral sabote l’accès universel aux affaires de la société.L’une des responsabilités d’une société démocratique dotée d’une charte des droits et libertés – au Canada on en a deux, fédérale et québécoise plus la Déclaration universelle des droits de l’homme, plus la CEDEF donc quatre conventions qui abordent ces questions – c’est de veiller à la dignité des citoyennes et citoyens. La laïcité favorise la cohésion sociale. Le port du voile intégral, par l’exclusion qu’il entraîne, constitue un affront à cette cohésion. La stratégie des promoteurs de la laïcité est d’inscrire celle-ci dans la charte québécoise des droits. Le but en est d’instituer des règles de vie en société qui soient raisonnables, rationnelles, identiques pour tous. La laïcité ne peut accepter la discrimination contre certaines citoyennes et clairement, le voile intégral est une forme de discrimination que la laïcité refuse.
Exemple : une femme voilée intégralement ne peut pas pratiquer la médecine ou le droit parce qu’elle ne peut pas établir un lien de confiance avec ses patients et ses clients, surtout s’ils sont des hommes. Une femme voilée intégralement ne peut pas devenir une ballerine, une chanteuse d’opéra, une actrice, une joueuse de hockey, une flutiste, une plongeuse olympique, etc. Elle ne peut pas se faire élire. En somme, elle est condamnée à l’oisiveté sociale, politique, artistique et scientifique. Condamnée à la réclusion.
On ne peut avoir un État neutre en matière de croyances religieuses sans avoir une société respectueuse des principes qui fondent cette neutralité de l’État. Les choses sont liées, entre la société et l’État. L’État est un instrument au service de la société. Il y a une relation directe entre les deux. On ne peut pas en même temps prôner la justice et autoriser le crime. On ne peut pas en même temps justifier la laïcité par l’égalité des sexes et prétendre que la laïcité se désintéresse du pire affront que l’on puisse faire à ce principe d’égalité : le symbole ambulant de l’aliénation des femmes. La laïcité sert à faire avancer la civilisation, sert à instituer une société plus juste plus conviviale. À cet égard, le port du voile intégral constitue une sévère régression.
Y a-t-il une dimension stratégique dans la proposition d’intégrer l’interdiction du voile intégral dans le discours sur la laïcité ? Je réponds oui. Ça apporte un argument supplémentaire pour affirmer que l’interdiction du voile intégral découle de la laïcité. Pour s’opposer à cette proposition, on invoque l’exemple de la France qui n’a pas fondé sur la laïcité l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, mais a invoqué d’autres arguments, dont la sécurité et la cohésion sociale. Peut-être en France. Notons deux importantes différences entre la France et le Québec. La France est un pays unitaire avec un pouvoir politique centralisé en matière de droits fondamentaux. Le Québec est une province dans un pays fédéral avec des pouvoirs partagés en matière de droits fondamentaux. C’est donc plus compliqué ici qu’en France. La laïcité est déjà inscrite dans la loi française. Elle ne l’est pas encore dans la loi québécoise, encore moins dans la loi canadienne. C’est doublement plus compliqué ici.
Comme le démontre le récent jugement de la cour d’appel du Québec à propos de la prière au conseil municipal de Saguenay, en l’absence d’un cadre législatif que procurerait la laïcité, une prescription touchant une pratique religieuse, même dégradante, risque fort d’être défaite. D’où la nécessité stratégique à mon sens, de lier la prescription de circuler à visage découvert au projet de la laïcité. Autre élément stratégique. En passant sous silence cet enjeu, on prendrait le risque de laisser entendre que nous serions en faveur du voile intégral: « Qui ne dit mot consent». De toute évidence, à mon point de vue, c’est le contraire qui est vrai. Aussi, l’interdiction du voile intégral est un enjeu qui fait l’unanimité au Québec. C’est une question qui pourrait rassembler tous les partis politiques.
Il faut interdire le voile intégral dans les espaces publique et civique pour toutes les raisons que j’ai invoquées et au nom de la laïcité. C’est une pratique odieuse qui heurte le savoir-vivre québécois.
Daniel Baril
Je peux acheter ça à 95 %. Au mois de mars, j’ai reçu deux documents qui ont largement circulé. L’un du Mouvement laïque québécois, l’autre de la Coalition laïcité Québec. Ils ont été transmis aux membres dans le contexte d’un éventuel document de consultation sur une charte des valeurs québécoises qui sera peut-être déposé en septembre… ou jamais.
Dans le contexte de cette consultation, les deux associations ont fait circuler des positions qui disent qu’est-ce qu’une charte de la laïcité devrait inclure comme éléments de base minimal. Dans le document du Mouvement laïque, on ne donne pas de définition de la laïcité, mais ont dit qu’elle « se fonde sur la dignité humaine, la liberté de conscience, l’égalité des femmes et des hommes et la cohésion sociale ». Je crois qu’ici, nous avons déjà un problème de formulation. La laïcité ne se « fonde » pas sur ces valeurs. Elle est une condition qui rend possible l’exercice de ces valeurs. Le septième point dit : « Dans l’espace public du Québec et dans les lieux de l’État, prescrire l’obligation de circuler à visage découvert. En plus de l’argument de la laïcité, d’autres raisons appuient cette prescription : dignité humaine, égalité des sexes, sécurité et cohésion sociale. En somme, le port du masque heurte le savoir-vivre québécois ». Le savoir-vivre tout court ? On n’embarque pas dans la charte des valeurs québécoises.
Mais ici, on n’a pas défini ce qu’est la laïcité. C’est un résumé d’un autre document de la Coalition qui est beaucoup plus élaboré et qui porte la signature de Michèle. Ce second document comporte une description de la laïcité, plus restrictive : la laïcité est définie comme « la séparation de l’État et des religions ». Acceptons cela pour l’instant. Un peu plus loin, on définit ce qu’est l’espace civique, les établissements de l’État, les institutions publiques et l’espace public, la rue, ainsi que l’espace privé. Puis, le texte indique que « toutes les prescriptions liées à la laïcité de l’État s’appliquent dans l’espace civique » cela va de soi puisque la laïcité est la séparation de l’Église et de l’État, faut avoir ça en tête comme définition de la laïcité . « Une seule prescription s’applique à la fois dans l’espace civique et dans l’espace public » – donc dans les institutions de l’État et sur la rue – et c’est « celle touchant l’obligation de circuler à visage découvert »… mais on n’expose pas pourquoi cette prescription est en lien avec la laïcité. On ne donne pas de raison. On dit que la laïcité s’applique à l’État québécois. En tant qu’institution, elle s’applique « à ses structures, à ses organismes, y compris les municipalités, les sociétés parapubliques. La laïcité s’applique autant aux structures de l’État qu’aux agents de ce même État. » Est-ce que la rue est une institution publique ? Est-ce que c’est une structure de l’État ? Il faudrait peut-être dire que les ponts, la chaussée elle-même oui. La rue comme espace public, non. Elle n’appartient pas à l’État. La laïcité, à mon sens, ne s’applique pas à la rue. Il y a une affirmation que la laïcité commande de circuler à visage découvert, mais je ne vois pas de démonstration.
Ce que Michel Lincourt ajoute à ça – il y a quelques ajouts dans ce qui a été présenté ce soir – les principaux arguments c’est de dire que le voile brime trois des principes sur lesquels la laïcité repose : la liberté de conscience, l’égalité des citoyens et l’universalité de la sphère publique. Le voile va à l’encontre de ces trois éléments. Or, ces trois éléments sont favorisés par la laïcité. Ils ne sont pas la laïcité. La laïcité est une condition qui permet l’exercice de ces valeurs. Si le voile va à l’encontre de ces valeurs, toutes les religions vont à l’encontre de ces trois principes. Aucune religion ne reconnaît la liberté de conscience. Aucune religion ne reconnaît l’égalité des sexes. Elles ne la pratiquent pas. La religion est par définition une organisation qui se limite à ses membres. Religion vient de religare donc les liens tissés sont entre les membres du groupe religieux. D’un point de vue religieux, la société est constituée de groupes religieux. Les religions ne reconnaissent pas l’universalité de la sphère publique. Dans le raisonnement que nous présente Michel, il faudrait interdire, de fait, les religions. Si on interdit le voile parce qu’il va à l’encontre de ces valeurs, toutes les religions, dans toutes leurs pratiques, vont à l’encontre de ces valeurs. N’importe quel rituel religieux peut aller à l’encontre de ça. Les commandements des Églises, de Dieu, etc.
Il y a, à mon sens un déficit d’arguments. Je n’ai pas de long argumentaire contre ce qui a été dit. Je ne trouve pas d’arguments soutenant l’idée qu’au nom de la laïcité on puisse interdire le voile intégral. On parle de masques. Michel n’a pas appliqué la réflexion aux manifestants masqués. Est-ce que la dignité est mise en cause dans leur cas aussi ? Dans le texte qui a circulé on fait allusion à la loi française en disant qu’elle est fondée sur la laïcité. On a reconnu que ce n’est pas tout à fait le cas. Ce qui est exact. Ce n’est pas le cas.
Le titre de la loi c’est Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Premier article : Nul ne peut dans l’espace public porter une tenue destinée à dissimuler son visage. On définit l’espace public comme nous l’avons fait tout à l’heure, les voies publiques ainsi que les lieux ouverts au public ou affectés à un service public. Il y a des exceptions : si le visage est masqué pour des raisons de santé, des motifs professionnels ou si le port d’un masque s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. Des amendes sont prévues. L’amende peut être remplacée par un stage de citoyenneté. S’il y a dissimulation forcée du visage, des peines de prison sont prévues. Des amendes de 30 000 Euros ou un an d’emprisonnement s’appliquent, si l’on force quelqu’un à se masquer le visage par la menace, la violence ou la contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir.
La loi a été jugée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel de France, estimée conforme à la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen et à la constitution de France. La loi ne comporte pas de préambules, d’attendus que. Sur quoi s’est-elle fondée ? Dans le jugement du Conseil constitutionnel on voit quels ont été les arguments avancés par le législateur. « De telles pratiques peuvent constituer un danger pour la sécurité publique. Ces pratiques méconnaissent les exigences minimales de la vie en société. Il est également estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées en situation d’exclusion et d’infériorité, situation incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité. » Le Conseil reconnaît que la limite imposée n’est pas exagérée par rapport aux droits reconnus dans la Déclaration des droits de l’homme et la constitution française.
Donc, sécurité publique, accès à l’égalité, éviter l’exclusion, mais la laïcité n’est pas invoquée ici pour soutenir la loi en question.
Le même type de loi se retrouve également en Belgique. Il s’agit d’un copier-coller. La Belgique a même adopté la première version de sa loi avant la France. La loi prévoit que « les personnes qui se présenteront dans l’espace public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie par un vêtement de manière telle qu’elles ne soient plus identifiables peuvent être punies d’une amende ou d’une peine de prison de un à sept jours. » L’espace public est défini de la même façon : les chemins, rues, jardins publics, terrains de sport, bâtiments destinés à l’usage du public et services qui sont rendus au public. Les exceptions : des règlements pour la tenue de travail, ordonnances médicale, ordonnances de police ou manifestations festives. La Cour constitutionnelle de Belgique a reconnu que la loi est conforme à la constitution et que ces limites sont acceptables dans une société démocratique, parce qu’elles répondent à trois objectifs légitimes : sécurité publique, égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du vivre ensemble. Pas de laïcité. Les deux pays ont pourtant la laïcité dans leur constitution, mais ce n’est pas en vertu de la laïcité qu’ils ont adopté des lois pour interdire le port du voile intégral sur la rue, dans l’espace public.
À mon sens, la laïcité ne s’applique pas à la rue et je crois que l’on ne trouvera aucun pays dans le monde qui va étendre le principe de la laïcité jusqu’à réglementer la tenue vestimentaire en public. À mon sens, c’est une inflation de la notion de la laïcité qui présente un danger de dérive. La question de la sécurité appartient aux services de police. Actuellement, il ne semble y avoir aucun problème de sécurité au Québec lié à la dissimulation du visage… sauf les manifestations. Accepte-t-on que les manifestants dissimulent leur visage ? À mon sens, on doit manifester à visage découvert. On ne manifeste pas de façon anonyme. On ne signe pas une pétition d’un barbot. On met son nom et son adresse.
L’argument de l’indignité ? Je suis d’accord que le voile, la burka, c’est indigne, répugnant, une ignominie. Mais il y a beaucoup d’autres choses qui sont répugnantes et indignes. On pourrait estimer les conditions de vie des sans abri indignes de l’espèce humaine. Certains trouvent que la prostitution est indigne. La pédophilie est indigne. Les processions de flagellants lors de la célébration de l’Achoura sont indignes. Mais va-t-on les interdire, les combattre, au nom de la laïcité ? La dignité ne découle pas de la laïcité. S’il y a un rapport entre les deux ce serait plutôt à l’inverse. Une certaine conception de la dignité – comprenant l’égalité des sexes, la liberté, l’égalité etc. commande la laïcité de l’État.
On a fait le tour des arguments antivoile. J’ai ici un article du Devoir du professeur de philosophie René Bolduc, sous le titre Le Devoir de philo – Lévinas et l’humanité du visage. Il cite Émmanuel Levinas, philosophe français, spécialiste de l’éthique, de religion juive, décédé en 1995. Levinas n’a pas écrit sur le voile, mais sur le visage. Pour lui, le visage est la représentation de soi par soi. Donc, voiler le visage enlève l’identité. On chosifie la personne, on la réduit à l’état d’objet. On bloque toute relation vraie avec cette personne. En l’absence de visage, la conscience ne se sent pas interpelée, ni mise en question dans le rapport avec la personne voilée. Le malaise qu’on ressent devant un visage défiguré montre que le visage est essentiel à l’identité humaine. Une personne sans visage est déshumanisée. On voile le visage d’un condamné à mort. On lui met une cagoule, on lui bande les yeux parce qu’on ne peut pas soutenir le regard de celui qu’on va exécuter. Le voile intégral empêche, brime la liberté de mouvement : vélo, natation, conduite d’une voiture. On peut allonger la liste. Il empêche toute communication vraie entre les personnes, celle-ci passant par la perception de signes très subtils dans le visage : commissure des lèvres, plis du front, forme de la bouche, expression des yeux. Rien de cela ne transparaît quand on a le visage voilé. S’il faut l’interdire, peut-être devrait-on le faire au nom de l’humanisme, de l’égalité des hommes et des femmes. Mais je ne vois pas pourquoi on le ferait au nom de la laïcité de l’État qui est, essentiellement, l’indépendance de l’État par rapport au domaine religieux.
L’État n’est pas neutre face à certaines pratiques religieuses. Il est indépendant. Il peut légiférer sans tenir compte des pratiques, des convictions, des croyances religieuses. C’est ça la laïcité. De là à dire qu’il doit légiférer au nom de la laïcité sur tout ce qui va à l’encontre d’une certaine notion de la dignité, je crois qu’on va un peu trop loin. Je ne crois pas que l’État devrait légiférer sur la tenue vestimentaire en public au nom de la dignité. Va-t-on interdire les talons aiguilles trop hauts, le string-bikini, les jeans à fond de culotte traînant jusqu’au sol, le style dealer-proxénète ou le look pute… en vertu de la laïcité ? J’estime qu’il faut se garder une petite gène.
D’autre part, il y a déjà un consensus établi quant au voile intégral pour les photos de passeport, les cérémonies d’assermentation, les institutions d’éducation. Des cas se sont présentés. Doit-on aller plus loin et l’interdire partout ? J’estime qu’on peut soulever un faux problème, surtout en lien avec la laïcité. Le Conseil du statut de la femme dans son avis sur la laïcité ne soulève même pas la question. Je crois qu’on va un peu trop loin. On pose un faux problème et à mon sens, ça ne se justifie pas au nom de la laïcité qui est l’indépendance de l’État par rapport aux religions. Si l’État veut aller plus loin pour réglementer les religions, on abolit les religions, pas seulement le voile. Merci.
MIchel Lincourt
Loin de moi l’idée de préconiser l’interdiction des religions. Au contraire, la laïcité c’est permettre à toutes les religions de s’exprimer, permettre aussi à ceux qui ne croient à aucune religion de s’exprimer de la même façon. Ce que je propose d’interdire est une pratique répugnante qui se base sur la liberté religieuse dans le discours de ceux qui en font la promotion. Si la religion catholique rallumait, par exemple les bûchers d’Inquisition on l’interdirait, pas parce que c’est catholique, par parce que l’on veut interdire le catholicisme, parce que c’est une pratique dégueulasse. Le port du voile intégral est une pratique répugnante en soi qui se fonde sur la religion et la laïcité est non seulement un attribut de l’État, non seulement un principe de gouvernance – définition qu’utilise Daniel – mais c’est aussi une valeur sociétale. C’est au nom de la laïcité comme valeur sociétale que l’on intervient sur la place publique lorsqu’il y a des pratiques répugnantes, dégradantes, au nom de la religion.
Il y a des précédents. Le Mouvement laïque québécois a livré bataille pour interdire le cours Éthique et culture religieuse (ECR) donné non seulement dans les écoles publiques, soit les lieux de l’État, mais aussi dans les écoles privées. Le MLQ a aussi mené une bataille, sous la direction de Daniel d’ailleurs, pour interdire l’érouv qui est une pénétration de la religion dans l’espace public. Bref, il y a des précédents quant à l’intervention des promoteurs de la laïcité pour interdire des pratiques inacceptables au nom de la religion dans le domaine public.
Autre commentaire. Daniel a amorcé ses remarques par une amicale critique des documents diffusés par le MLQ et la CLQ. Ces documents étaient stratégiques. Ils ont été présentés au ministre. Ils n’avaient pas pour fonction de constituer le fin du fin de la doctrine en matière de laïcité. Donc, dire que l’on a mal défini la laïcité dans ces documents, je pense que c’est un commentaire un peu court.
La loi française et belge. Je n’ai pas participé au débat français, mais je sais qu’en France, la laïcité est inscrite dans les lois depuis plus d’un siècle, ce qui conditionne toute la façon de penser ces questions. Donc, cette bataille-là est gagnée depuis longtemps. Avec des nuances, tous les porte-parole de toutes les formations politiques et sociales en France sont en faveur de la laïcité comme étant une des valeurs les plus fondamentales de la République française. Ils n’ont donc pas besoin d’invoquer la laïcité pour interdire le voile intégral sur la place publique. C’est déjà acquis. Chez nous, ce n’est pas acquis.
On a vu dans le jugement au Saguenay, la seule remarque intelligente des juges dans leur jugement, c’est de souligner que c’est en l’absence d’un cadre juridique quant à la laïcité que l’on peut prendre la décision d’accepter une pratique religieuse dans la sphère du conseil municipal soit dans les lieux de l’État où sont exercées les fonctions de l’État. Voilà ce que cela veut dire, actuellement.
Donc, une position stratégique – à mon sens – qui propose de corriger, d’arrêter, de freiner des envahissements complètement répugnants et qui ont des liens, quoi qu’on dise, avec les principes fondateurs de la laïcité… si on relit les documents produits par Michèle Sirois, ils distinguent clairement entre les principes fondateurs de la laïcité et les conséquences. Le port du voile intégral va à l’encontre de ces principes. On ne peut pas en même temps promouvoir la laïcité et accepter des pratiques répugnantes qui la sabotent. Il faut être cohérent. S’il y avait de bonnes raisons, positives, pour dire que le port du voile intégral est une chose formidable… tandis qu’on diverge d’opinion sur une pratique formidable… je veux bien… mais je n’ai vu nulle part, sauf dans les discours des religieux les plus rétrogrades, les plus réactionnaires, je n’ai vu nulle part un argument positif affirmant que c’est formidable, porter le voile intégral.
Il y a d’autres arguments que l’on peut apporter. On utilise souvent la notion de valeur. Dans un bouquin que je lisais récemment, portant le titre In Search of Elegance, j’ai creusé cette notion de valeur pour une autre raison, une théorie de l’architecture : sur quoi se base-t-on pour dire qu’une œuvre architecturale est belle, bonne, pour juger de sa valeur ? Ce jugement se base sur un consensus social qui s’appuie sur l’ensemble des valeurs. C’est quoi une valeur ? Il y a plusieurs définitions. Une valeur est à la société ce que la vertu est à l’individu. C’est une motivation collective. Les institutions sont les instruments permettant l’épanouissement de nos valeurs. Une société heureuse est une société dont les valeurs sont reconnues. Les deux premières valeurs qui ont structuré la société sont la propriété et l’individualité. Leur émergence remonte à la nuit des temps. Les outils, les armes étaient précieux, utiles, ils ont acquis une valeur. On a donc établi la notion de propriété et décrété que le vol était un crime. Pour que cela se fasse, il fallait l’émergence d’une autre valeur : l’individualité. La reconnaissance que je suis différent de l’autre. Pour que cette reconnaissance existe, pour que la société soit structurée, je dois pouvoir reconnaître l’autre. Or, si l’autre est masqué, je supposerai immédiatement qu’il l’est pour venir me voler. La nécessité de circuler à visage découvert est fondamentale dans toute société. Les sociétés qui abusent du masque sont des sociétés qui implosent comme Venise au XVIIIe siècle. Cette exigence est fondamentale et elle s’appuie sur la laïcité en tant que valeur sociétale collective.
Daniel Baril
Je suis d’accord que circuler à visage découvert est une nécessité qui se justifie dans toute société, au niveau de la dignité humaine, laïcité ou non. La laïcité demande de tenir tout ce qui revêt un caractère religieux à l’écart de l’État. On ne va pas jouer dans ce qui se fait dans les églises, même si on trouve des choses répugnantes dans toutes les religions. Certaines sectes se rasent la tête, alors que les cheveux sont porteurs d’une symbolique, font partie du charme de la personne humaine et les religions veulent réglementer ça parce qu’elles sont incapables d’assumer leur propre nature.
Quant aux documents en question, c’est le point de départ du débat de ce soir. Quand je les ai reçus, j’ai compris qu’il y a avait là des positions arrêtées, puisque le MLQ nous dit : « Voici ce que devrait inclure une charte de la laïcité », tandis que ces documents sont remis à des ministres, des députés et leurs conseillers. Lors de l’Assemblée générale du MLQ, la question a été posée. Selon le rapport des élus, ils n’étaient pas prêts à prendre position. Il n’y a pas eu vraiment de débat et la position a été arrêtée sans qu’il y ait eu de débat. À mon sens, elle va au-delà de la laïcité. J’estime donc qu’il y a un débat à faire et qu’il n’a pas été fait.
Le cours ECR et l’érouv ? Le cours d’Éthique et culture religieuse fait partie du curriculum de l’école publique. C’est l’État qui forme les jeunes à adopter une pensée religieuse. Il fait la promotion de la pensée religieuse, sans aucun esprit critique envers la religion, de la première année jusqu’en secondaire V. Ça va à l’encontre d’une école laïque. Même si le cours se dit non confessionnel. Comme la prière non confessionnelle à Saguenay. Qui reste une prière. Le cours n’est pas confessionnel. Il parle de toutes les religions. Mais ça reste un cours de religion. De glorification de la pensée religieuse, en plus. Ça n’a pas sa place. C’est un geste de l’État qui est concerné.
L’érouv. Quand on est intervenus contre l’érouv à Outremont, on disait que cela ne concerne pas la municipalité. Dans leur conception, il fallait que la municipalité statue. Ça remonte à Salomon, à la fois chef religieux et chef d’État, sans distinction entre le civil et le religieux. Pour les Hassidim, il fallait que le pouvoir civil reconnaisse l’érouv. La ville devait adopter un règlement autorisant l’érouv. C’était contre cela qu’on en avait. Si en face du centre, on voulait avoir une affiche au-dessus de la rue « Centre humaniste du Québec », on ne pourrait pas. Seuls les fils électriques sont autorisés. Il faudrait une dérogation. La mise en place d’un érouv exigeait donc une dérogation à un règlement municipal pour motif religieux. Nous serions donc intervenus, sous ma direction, pour réglementer des pratiques privées… Ce n’est pas le cas.
Michel Lincourt
Ce n’est pas ça que j’ai dit. J’ai dit que le MLQ était intervenu dans des pratiques qui s’appliquaient entre autres non seulement dans des écoles publiques, mais aussi dans des écoles privées, ainsi que dans l’espace public… L’érouv c’est un fil tendu au-dessus de la rue, dans l’espace public.
Daniel Baril
Mais notre intervention ne portait pas sur l’obligation religieuse imposée aux Hassidim, elle portait sur le fait que la municipalité n’avait pas à s’en mêler. Ce qui était aussi la position de la municipalité d’Outremont.
Michel Lincourt
Se mêler de quoi, tendre un câble au-dessus de l’espace public. Ça touche l’espace public.
Daniel Baril
L’équivalent de ça : s’il y avait un règlement interdisant la burka et les musulmans demanderaient une dérogation pour la porter. On serait contre. Mais il n’y a pas de règlement qui l’interdit. L’équivalent de l’érouv serait s’il y avait un règlement. Si jamais le gouvernement présentait un projet de loi pour interdire la burka, ce n’est pas moi qui vais m’y opposer. Mais je souhaite qu’ils ne le fassent pas au nom de la laïcité. Sinon, il y aurait problème. Une dangereuse pente. Qu’ils le fassent au nom de la dignité, de l’humanisme, de la sécurité, pas de la laïcité, parce que je ne vois pas en quoi la laïcité pourrait réglementer le port d’une tenue vestimentaire sur la rue, même indigne. Pourrait-on interdire, au nom de la laïcité, le fait qu’un manifestant se dénude ? Certains estiment à nudité en public indigne. C’est une façon de protester… ou de s’amuser
Michel Lincourt
Je n’ai pas vu d’homme obligeant une femme à se dénuder publiquement. J’en ai vu qui les contraignaient à se couvrir.
Daniel Baril
Au nom de l’égalité homme-femme, ça peut, éventuellement, tenir la route. Que faites-vous des religions qui obligent leur ouailles à se raser le crane ? Aucune religion n’applique l’égalité homme femmes. Fouillez. Vous ne manquerez pas de pratiques religieuses à redresser. Je suis contre le voile, mais au nom de la laïcité, je ne vais pas interdire au curé de faire son chemin de croix. Faudrait-il interdire les processions du vendredi saint ?
Questions et commentaires
Bonjour, j’ai un commentaire et une question. Le commentaire : on parle beaucoup de niquab, de burka, de hijab, surtout en Occident. Le problème n’est pas le hijab, c’est dans la tête qui le porte. En Occident, on se targue d’avoir une société libre. La liberté est inconditionnelle, indiscutable, non négociable. Mais si on se trouve devant une femme qui vous dit : « J’ai le droit de renoncer à ma liberté. Je n’en veux pas. » Parce que le problème, quoi qu’on puisse dire à ces gens-là, le discours sur la laïcité… est-ce que c’est permis, est-ce que c’est interdit… bon… mauvais… tout cela n’est pas le problème. C’est la différence entre le symptôme, pas la maladie. La maladie, c’est dans la tête qui porte le symptôme. Si j’étais une femme portant le hijab, je vous dirais : « Pour moi, c’est un ordre qui vient de Dieu. C’est non-négociable. Amenez-moi tous les arguments que vous voulez, je ne vous écoute pas.
Vous parlez du symptôme. C’est une maladie. Il faut aller plus loin. La question que je vous pose : qu’est-ce qui explique que malgré tout ce qu’on dit, on trouve des femmes Occidentales, élevées à l’occidentale et qui se retrouvent voilées ?
Michel Lincourt
D’abord, ce soir, nous n’avons pas parlé du hijab, mais du voile intégral. Il y a une différence énorme. Bien sûr, une femme sincère, libre, qui décide de porter la burka ou le niquab sur la place publique, on ne peut pas dire grand-chose. Le problème : 99 % des femmes voilées intégralement le font sous la contrainte. C’est une pratique imposée par les hommes de leur entourage. Même ici, quand vous voyez des femmes qui prétendent porter le voile par choix, comme au Cégep Saint-Laurent, il y a toujours un, deux, trois, hommes qui la surveillent.
Aucune femme voilée par contrainte ne l’avouera. De retour chez elle, elle se ferait, disons, réprimander. Et c’est le problème : c’est une pratique répugnante imposée aux femmes uniquement. Si les hommes portaient le niquab aussi, on dirait c’est leur croyance et Dieu leur impose. Mais c’est étonnant que Dieu impose fort sélectivement et exclusivement cette obligation aux femmes. Dieu est un gars extraordinaire. Il n’impose jamais rien aux hommes. Ça me dépasse qu’on puisse défendre cette position.
Daniel Baril
Les dessins de Dieu sont insondables.
Michel Lincourt
Tout à fait. La pratique du voile est ignoble, tout le monde est d’accord. Le problème c’est l’application de l’interdit. Si je suis un mari musulman et qu’on me dit : « Il y a une loi qui interdit la burka »… je n’ai qu’à lui faire porter un casque de moto full face. Que faire ? Vous êtes chargé d’appliquer la loi. Le résultat sera le même. On ne verra pas le visage. La loi aura été contournée. Le problème n’est pas l’iniquité de la loi en principe, c’est que l’application de l’interdiction est à peu près impossible. L’expérience française le démontre.
Il y a, dans une éventuelle prescription de circuler à visage découvert des exceptions évidente. On porte un foulard à moins 20o C. Si vous êtes gardien de hockey, si vous vous baladez en moto, si vous sortez avec vos enfants lors de la Halloween. Aucun problème.
Il y aura toujours des gens malveillants qui voudront contourner la loi et réussiront à le faire. Il y a dans notre société un nombre incalculable d’interdits et pour chacun, un nombre incalculable de déviances. Ce n’est pas parce qu’il y aura toujours des criminels qu’on doit s’interdire d’interdire.
La mise en place d’une réglementation comme celle-là vise à empêcher une progression d’abus…. avancés par des provocations successives, des demandes de plus en plus pressantes, qui portent à banaliser des pratiques odieuses qui s’inscrivent dans les mœurs et deviennent éventuellement des obligations inverses dans certains quartiers. Voilà pourquoi en Occident, on s’inquiète, on remet en question le multiculturalisme. On essaie d’ériger des barrières pour éviter ce type d’abus qui ne sont pas le résultat de décisions librement prises par les personnes concernées, mais imposées par les structures de pouvoir communautaires. C’est là où est le problème. Il n’est pas facile à résoudre.
Questions et commentaires
Lucie Jobin, présidente du MLQ. Je voudrais faire quelques précisions par rapport à ce que Daniel Baril disait de la prise de position du MLQ lors de sa dernière assemblée générale. Lors de cette assemblée, suite à une proposition, nous avons présenté un rapport faisant état de ce que nous avions soumis à l’assemblée, à savoir que le MLQ ne se prononçait pas sur la base de la laïcité quant au port ou à l’interdiction du voile. Cependant, lors de consultations avec la Coalition, nous avons commencé à discuter et j’ai soumis la proposition énoncée, par courriel aux membres. Daniel Baril est intervenu. D’où le débat de ce soir qui fournit aux membres du MLQ, de l’Association humaniste et de la Coalition l’occasion d’y prendre part. La position sera éventuellement prise l’automne prochain.
Quant à la laïcité valeur sociétale, nous la défendons. Ainsi que la laïcité source de cohésion sociale. C’est pourquoi nous préconisons l’interdiction du voile. Si on veut instaurer la laïcité dans l’État québécois, il faut que la cohésion sociale y soit respectée. C’est pourquoi nous l’avons mise de l’avant. Les membres trancheront.
Je serai bref. Ma question porte sur l’aspect historique. D’où vient tout ça ? On a parlé de l’origine du désert. Les peuples sémitiques vivant dans le désert se protègent contre le sable, le vent, Ils ont tendance à se voiler. L’Occident a été au contact de la civilisation musulmane lors des croisades et en Espagne. Auriez-vous des renseignements à ce sujet ? Pourquoi la laïcité s’oppose-t-elle à la religion ? Ceux qui proposent le voile intégral le font pour des raisons religieuses.
Daniel Baril
On a toujours dit que la laïcité n’est pas antireligieuse. Il s’agit de séparer l’État des religions. Avancer un argument laïc contre le voile nous amène à être antireligieux. Il peut y avoir de bonnes raisons d’être antireligieux. Les religions doivent être critiquées. Mais je ne suis pas prêt à aller jusqu’à l’interdiction. On peut le dénoncer. Mais l’interdire au nom de la laïcité ? L’égalité homme-femme, oui.
Michel Lincourt
J’ajouterai que techniquement, si on présentait deux projets de loi parallèles : l’un sur la laïcité comme attribut de l’État et un autre projet de loi copié sur les lois belge ou française affirmant que dans notre pays, on circule à visage découvert, cela aurait des conséquences sur les manifestations, cela renforcera le règlement qui interdit de porter le masque dans les manifs… et cela freinera la pénétration du voile intégral qui est une stratégie islamiste, à mon sens. On invoquerait pour la deuxième loi tous les arguments qui ont été apportés en France et en Belgique : dignité humaine, sécurité, convivialité, nécessité de communiquer les uns avec les autres, abandon de pratiques sexistes. Si on ne fait pas ça, si on passe uniquement la première loi, cela sera interprété comme l’acceptation du voile intégral par ses promoteurs. Alors, on serait mis sur la défensive. C’est le danger de la position de Daniel qui se défend selon une certaine conception de la laïcité. Selon une autre conception, elle se défend un peu moins et du point de vue stratégique, il y a d’énormes dangers. Je suis aussi conscient des dangers de dérapage que soulève Daniel. Mais l’inverse aussi s’applique : il y a danger que l’on ouvre la porte à toutes les concessions et qu’après tout, on défende une laïcité ouverte… puisqu’on accepte la pratique la plus dégradante qui est le port du voile intégral.
Et si on l’accepte sur la place publique, pourquoi ne pas l’accepter quand il y a interface entre les lieux de public et les lieux de l’État. La personne qui porte un voile intégral dans un hôpital devient usagère des services de l’État… et sa carte d’identité n’a plus de valeur. Même chose à la SAQ. Où se situe la gestion de l’interface entre l’espace public et l’espace civique ? Peut-il y avoir des avocates voilées intégralement ? Il y a là des difficultés pratiques et si on ne s’intéresse pas à ce problème maintenant, de façon sensée, intelligente et sensible, on risque de se trouver devant des difficultés plus tard
Daniel Baril
On n’en est pas là. Chaque fois que ça s’est présenté, la question s’est réglée contre le voile. Les commis de la SAQ sont autorisés à demander une pièce d’identité. Pour le vote, même chose. La Cour suprême a renvoyé la question de la comparution d’un témoin voilée aux tribunaux inférieurs en leur indiquant de juger au cas par cas. On ne peut pas non plus enseigner à une étudiante masquée.
Exemple de dérapage, L’Association des libertés civiles, basée à Ottawa et Toronto a proposé formellement que le port du voile intégral soit un droit inscrit dans la constitution canadienne. C’est un dérapage sérieux. Il ne faut pas prendre ce phénomène à la légère. Il faut être extrêmement vigilant. On est passé proche d’avoir la charia en Ontario.
Questions et commentaires
Vous avez parlé de la place publique. Que penser des places privées, les banques, les commerces. Un motocycliste qui porte un casque l’enlève quand il entre dans une banque. La sécurité ne concerne pas que la police. Elle nous concerne tous
Michel Lincourt
Dans le débat sur la laïcité, il y a trois types d’espace : l’espace privé, l’espace public et l’espace civique. L’espace civique, ce sont les lieux de l’État. Assemblée nationale, écoles, hôpitaux, les endroits où officient les agents de l’État. L’espace public, de façon générique, c’est la rue, les trottoirs, les parcs, les centres commerciaux. L’espace privé, c’est l’intérieur de chacune des maisons. Or il y a des zones intermédiaires qui sont plus ou moins civiques, plus ou moins publiques. Exemple : l’intérieur d’un autobus. Le véhicule appartient à l’État, est géré par un agent de l’État. Est-il comparable à un palais de justice ? Une chambre d’hôpital est un lieu éminemment privé qui se trouve dans un lieu civique de l’État. Comment départager ça ? Selon moi, la façon la plus intelligente et la plus facile de régler la multitude de ces problèmes est d’établir des balises qui seraient les plus générales possibles. La démarcation entre espace privé, public et civique exige réflexion, car il y a toujours des zones grises. Le public a accès à un commerce… sauf le back store qui est privé.
En urbanisme, on définit ça. Ce qui est privé juridiquement, selon le droit de propriété, selon l’usage. Exemple : le centre commercial de la Place Ville-Marie est un espace privé appartenant à des promoteurs… mais c’est un espace public parce que tout le monde y a accès et on ne peut pas interdire l’accès parce que ça rejoint des infrastructures, le métro etc. Les propriétaires privés acceptent donc de transformer leur espace privé en espace public. Les bazars, par exemple appartenaient à des organismes privés. Le Grand bazar à Istanbul, le Palais Royal à Paris sont des espaces privées à usage et à accès public. L’introduction d’une loi sur la laïcité exigera des fonctionnaires du Québec de se pencher sur ce problème, comme ils devront se pencher sur le problème du patrimoine pour décréter ce qui est patrimonial et ce qui ne l’est pas… et parmi ce qui est patrimonial, ce qui va à l’encontre des principes de laïcité, exemple le crucifix de l’Assemblée nationale.
Questions et commentaires
Michèle Sirois, Coalition laïcité Québec. Première précision : le document parlant du voile intégral. Quand on a été voir le ministre, on n’a pas communiqué l’interdiction du voile verbalement. On l’a mise dans le document parce que plusieurs membres, dont moi, sommes d’accord avec ça. Ce n’est pas une priorité pour nous. D’autres questions sont plus prioritaires. Mais c’est un débat qui devra se faire éventuellement.
Quant au libellé du présent débat, je n’ai pas été consultée. J’aurais préféré : « Le MLQ, l’AHQ et la CLQ devraient-ils prendre position en faveur de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public » et je réponds oui. Comme dit Michel Lincourt, je le fais au nom du troisième principe clé de la laïcité. Je me réfère à Henri Pena-Ruiz. Il définit la laïcité comme un idéal d’universalité du bien commun, soit les lois votées démocratiquement et les droits universels. L’interdiction du voile intégral pour les femmes fait partie des droits universels.
Mais mon principal argument en faveur de l’interdiction du voile intégral, c’est pour des raisons stratégiques. Le voile intégral sera graduellement banalisé dans l’espace public et les gens diront : « En comparaison, le hijab, y’a rien là ». Ce « rien là » va finir par s’imposer dans les écoles, les garderies, car il y a des stratégies, des militants, ce débat s’inscrit dans une géopolitique. Moi, je dis non aux stratégies des islamistes.
Deuxièmement, la CLQ a pris une position contre le voile intégral dans l’espace public. Pas nécessairement au nom de la laïcité, mais aussi pour changer l’image des gens qui défendent la laïcité. On nous reproche parfois de défendre l’athéisme, de nous attaquer uniquement aux symboles chrétiens. Il est temps pour nous de changer l’image de nos organismes et de montrer que toutes les religions sont dans le même bateau et qu’elles ont droit d’exister, à condition qu’elles ne dérogent pas aux droits de la personne qui, pour moi, sont fondamentaux.
Troisièmement, c’est une bonne occasion qu’on raterait. Les sondages démontrent que 90 % des Québécois sont contre le voile intégral. Il est temps qu’un groupe laïque commence à lutter contre le syndrome de la citadelle assiégée. Nous nous occupons uniquement des lieux de l’État, tandis que nos adversaires s’infiltrent partout. Je crois que c’est un manque d’esprit de stratégie.
Dernière considération : j’ai hâte que la solidarité avec les droits des femmes soit prioritaire parmi les défenseurs de la laïcité. Ultime argument pour les hésitants : je vous encourage à porter une burka en juillet… et on en reparle.
Conclusions
Daniel Baril
La question des laïcs qui s’en prennent aux signes chrétiens. La laïcité est une question d’État, justement. Quels sont les signes religieux qui se trouvent dans l’espace public étatique ? Des signes chrétiens. Les prières, les crucifix, l’enseignement religieux jusqu’à un passé tout récent. C’est contre cette intrusion du religieux dans l’État que le Mouvement laïque s’est battu. Ce n’est pas parce qu’il s’en prend particulièrement aux symboles chrétiens en laissant de côté les autres religions. Si c’était un kirpan qui se trouvait au-dessus du siège du président de l’assemblée nationale, si c’était une prière musulmane qui était récitée à Saguenay… les revendications auraient été les mêmes.
Solidarité ? Je suis parfaitement solidaire des luttes des femmes. Tous les arguments m’amènent à m’opposer au voile intégral : c’est indigne, une ignominie. Faut-il faire une loi ? Au nom du féminisme. Nous avons été solidaires avec des luttes pour le droit au logement, au travail, des grèves. Mais ne sortez pas un argumentaire laïque sur cette question. Je crois que vous ferez fausse route.
Je prends l’exemple de la France. Pays de la laïcité. Pourquoi cette patrie de la laïcité ne l’a pas invoquée pour imposer la règle du visage découvert ? Parce que ce n’est pas un argumentaire laïque qui peut soutenir cette position. En France, la Libre Pensée – il ne peut pas y avoir plus laïque de gauche et socialiste – était contre la loi, même si elle ne relevait pas de la laïcité. Ils disaient que le problème de la sécurité était un faux problème – il y a 3 000 femmes voilées en France – ils ne voyaient dans cette loi que l’expression de la xénophobie. Pour eux, l’État n’a pas à légiférer sur la tenue vestimentaire.
Je ne suis pas sûr qu’une vague de femmes voilées s’en vient nous attaquer. Le débat est à poursuivre. Je continue ma réflexion. Me solidariser avec une position féministe ? Oui. Mais l’argumentaire fondé sur la laïcité, je n’y suis pas encore gagné.
Michel Lincourt
Comme mot de la fin, pour moi, le but premier de l’exercice ce soir, c’est qu’on réfléchisse ensemble sur ce problème. Je crois que ça, on l’a fait. Je maintiens les positions que j’ai mises de l’avant ce soir. Je reviens sur la question française. Peut-être que l’on n’a pas invoqué la laïcité dans l’argumentaire relié à ce projet de loi parce que la laïcité existe déjà en France. À Saguenay, le juge, en justifiant la prière du conseil municipal a expliqué qu’il le faisait faute de balises. En l’absence d’une charte de la laïcité, on peut décider n’importe quoi, n’importe comment.
Daniel Baril
On dit n’importe quoi…
Michel Lincourt
Je suis d’accord avec toi là-dessus. L’enjeu de la laïcité concerne toute la société. Il y a des porte-parole, des mouvements qui en ont fait leur pain et leur beurre, dont le MLQ, mais il y a dans le vaste monde un grand nombre de gens qui n’ont pas la base de connaissances dont nous disposons, Daniel et moi, pour y avoir réfléchi longuement et ces gens sont un peu estomaqués par l’accumulation des subtilités dans les positions que l’on prend. Pour tout le monde, ces questions sont simples. Par contraste, la maire Tremblay de Saguenay prend une position simple : « On nous attaque ? On se tient debout. On se défend. On est des Québécois. On en est fiers. On est fiers d’être catholiques. Si vous n’aimez pas ça, allez vivre ailleurs.» C’est ce qu’il dit. Nous avons des positions extrêmement nuancées, des précautions face aux dérapages éventuels.
La conséquence ? Notre discours est plutôt faible. Les humanistes sont ceux qui ont été lésés par ce jugement et ce sont les humanistes qui n’ont pas de poids dans le débat. Les religions ont une voix. Les humanistes, y compris les athées, les agnostiques et ceux qui sont humanistes tout en conservant une certaine adhésion au théisme ou au déisme sont les grand lésés, parce qu’on a décrété par jugement que cela n’inquiétait personne que l’on récite une prière multiconfessionnelle. Ceux qui pensent que Dieu n’existe pas sont laissés de côté. Il serait temps que les humanistes – je ne fais pas exclusivement référence à l’Association humaniste bien que cela les inclut – ces gens qui forment un groupe important dans la société québécoise, il serait temps qu’ils s’organisent. Leur problème, un problème existentiel ? Ils n’ont pas une doctrine à défendre. Plutôt une absence de doctrine. Si on se met à penser en termes de philosophie des Lumières, de doctrine humaniste, nous favorisons le bonheur sur Terre et non au-delà, la solidarité, la justice, le partage des biens etc. on commence à avoir une cause et la laïcité en fait partie.
Résultats du vote
Faut-il interdire le voile sur la place publique au nom de la laïcité
Indécis
Résultat : 4
Il faut interdire le voile intégral sur la place publique et le faire au nom de la laïcité
Résultat : 11
Non, il ne faut pas interdire le voile intégral sur la place publique au nom de la laïcité, bien qu’on puisse l’interdire pour d’autres raisons
Résultat : 17
Dans un club de danseuse, la serveuse, elle, n’a pas à se déshabiller pour mieux représenter la « raison d’être » nudiste du club de danseuse.
Il est déplorable qu’un club de danseuse respecte PLUS la volonté de ses employées-femmes que l’État qui veut imposer aux femmes voilées de se déshabiller pour la « raison d’être » laïque de l’État.
C’est simple, voilà. À qui veut comprendre.
Pour compléter le parallèle, il serait raisonnable de demander à une employée de l’État qui a un mandat de montrer aux citoyens comment porter leur cheveux lors d’un incendie (si un tel poste existait), d’enlever le voile, puisque ça affecte ses tâches. Il est même raisonnable de le faire pour une employée du secteur privé ayant un tel rôle.