Ce texte de Normand Baillargeon a été publié dans le Devoir du 13 avril. Normand Baillargeon est un des membres fondateurs de l’Association humaniste du Québec et son excellent texte sur l’humanisme séculier en éducation nous rejoint tellement que nous avons demandé, et obtenu de l’auteur la permission de le reproduire ici.

 

L’école et la conversation démocratique

Avec le projet de loi sur la laïcité de la CAQ , on peut craindre d’être bientôt plongés dans une tempête socio-politique ponctuée de terribles accusations — de racisme, de xénophobie, de fascisme, et j’en passe — qui signent une désolante incapacité à dialoguer avec des gens qui défendent des idées éloignées des nôtres. Il m’a donc semblé pertinent de rappeler comment l’école peut, ou du moins pourrait et devrait, contribuer à préparer les futurs citoyens à prendre part à la conversation démocratique… même quand celle-ci porte sur des sujets difficiles, polémiques et qui sèment la division.

Des savoirs…

Si l’école prépare à l’exercice de la citoyenneté, c’est bien entendu d’abord en accomplissant sa mission propre, qui est de transmettre des savoirs.

Par eux, le futur citoyen connaît des tas de choses, par exemple l’histoire de son propre pays (et celle d’autres pays), ce qui est indispensable pour parler d’un grand nombre de sujets. D’autres importants concepts lui sont aussi familiers, comme celui de laïcité, justement, mais aussi ceux de guerre civile ou d’épuration ethnique : et il n’en use pas à la légère.

Il possède encore des notions juridiques et politiques que lui ont transmis, on peut l’espérer, les cours portant sur la citoyenneté qu’il a suivis. Il sait donc qu’existe une telle chose que la désobéissance civile, et il en connaît des exemples fameux ; il sait comment, à quelles conditions, de quelle manière et avec quels effets on choisira de l’exercer : il n’invoque pas cela à la légère non plus.

Il a aussi compris que cette autonomie que son éducation a voulu lui donner, elle veut aussi nécessairement la donner à tous ses concitoyens : il faut donc la conjuguer, tâche parfois complexe dans une société pluraliste, à un idéal de tolérance et à un respect du principe fondamental de la liberté d’expression.

Mais par-delà ces savoirs (et bien d’autres) et à travers eux, le citoyen éduqué a surtout acquis, on peut l’espérer, ce que j’aime nommer du vieux nom de vertu.

… aux vertus

On désigne par là des habitudes, intellectuelles et morales, que par la pratique l’éducation a durablement installées en nous et qui se manifestent sans qu’on ait pour cela à faire d’effort.

Elles sont de la plus haute importance.

Formé aux mathématiques, d’une part, mais aussi à la littérature et aux arts, de l’autre, notre citoyen éduqué n’a pas eu besoin que Kant lui rappelle que ce n’est pas la même chose disputer (on le fait quand, par un savoir reconnu comme vrai, on peut trancher avec certitude une question), et discuter — parce que cette fois le savoir convoqué est contesté et que s’y mêlent des préférences et des valeurs.

Il écoute donc divers points de vue et s’efforce de présenter ses arguments de telle manière que peuvent les entendre (et idéalement les apprécier) des gens qui partent de perspectives différentes de la sienne. Il discute, justement, avec eux. Il discute comme dans ce cours dans lequel, ne tenant pas pour acquis que tout dans les religions doit être respecté, on lui a parlé des athées, des agnostiques, des anticléricaux, des humanistes, des libres penseurs. Il y en avait dans la classe ; on les lisait dans le manuel. On a donc discuté de leurs idées.

Toute son éducation a en outre contribué à instiller en lui cette posture qui permet d’aborder des sujets en se décentrant, en n’en restant pas à la seule perspective personnelle et subjective. C’est que les normes de chacune des formes de savoir qu’il a étudiées l’exigent et que le travail intellectuel ne peut pas même commencer sans cela. Quand il discute comme citoyen, il est disposé à faire encore une fois ce travail de décentrement et à invoquer notamment, en le soumettant à la discussion, l’idée qu’il se fait du bien commun.

Il a encore appris, dans le volet de pensée critique de ces cours de citoyenneté, combien il faut se méfier de ces néanmoins fort utiles médias sociaux. Il redoute ce type de conformisme qu’ils engendrent parfois, en nous installant peu à peu dans ces sortes de chambres à écho où ne résonnent que des idées avec lesquelles nous sommes déjà en accord et en renforçant nos adhésions.

Dans le même cours, il a appris que ce n’est pas une bonne idée que d’attaquer les gens en les insultant, en leur attribuant des positions que chacun sait méprisables, en les jugeant coupables par association. Il sait aussi que ce n’est pas toujours sage de faire trop grand cas de l’autorité réelle ou prétendue des intervenants.

Malgré tout cela, il finira probablement par prendre position, sans doute fermement. Mais il connaît aussi la différence entre une adhésion inconditionnelle à une doctrine alimentée au défaut de prendre en compte tous les faits et tous les arguments pertinents (ce qui s’appelle l’endoctrinement), et une conviction, solide sans doute, mais en droit révisable.

Il sait vivre avec cette zone de doute et saura aussi vivre avec la décision publique finalement adoptée. À défaut, il pèsera soigneusement et en toute connaissance de cause l’option de la désobéissance civile.

Surtout, surtout, il espère que la relative sérénité qui régnait dans ce lieu de préparation à la vie citoyenne qu’il a fréquenté se retrouvera dans les débats en cours, qui seront exempts de haine et de violence. Il a bon espoir que ce sera le cas : après tout, les participants proviennent tous de cet espace juridique bien particulier qui, sans être le domicile, n’est pas non plus encore l’espace civique : l’école.

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