Plaidoyer en faveur des droits universels L’universalité menace-t-elle la diversité culturelle ?
Michèle Sirois
Michèle Sirois est anthropologue et membre de PDF-Québec (Pour les droits des femmes du Québec) et co-auteure de Individu et société. Introduction à la sociologie, Gaétan Morin éd., 2009, 4e éd.
Au sortir de la 2e Guerre mondiale, pour tenter d’éviter un retour de la barbarie qui avait conduit à l’hécatombe dont elle venait d’être témoin, la communauté internationale s’est dotée, en 1948, de la Déclaration universelle des droits humains. Conscients que, avec la bombe atomique, l’espèce humaine avait maintenant les moyens de s’autodétruire, plusieurs représentants de divers continents se sont entendus pour mettre en place les conditions permettant d’assurer l’égalité des droits, le développement et la justice, seuls garants de la paix dans le monde. Depuis quelques années, cependant, de nombreux intervenants internationaux remettent en question ces droits universels, les qualifiant d’« occidentaux » et donc de « menace à la diversité culturelle ». Or, dans le monde actuel, affirmer que les droits humains sont universels est plus que jamais essentiel à la survie de l’humanité.
Des sociétés en mutation
Aujourd’hui, plusieurs populations se sentent souvent tiraillées entre modernité et tradition, parce que les sociétés sont de moins en moins homogènes. Ce phénomène est dû à plusieurs facteurs qu’il est important de comprendre. Premièrement, des flux migratoires très importants (voir le tableau ci-contre) contribuent à métisser les sociétés. Ces migrations sont notamment attribuables aux guerres et aux nombreux conflits armés, aux désastres environnementaux, et à la pauvreté endémique qui sévit dans plusieurs régions du globe victimes du néocolonialisme. Il en résulte un intense brassage culturel qui, s’il est source d’enrichissement, peut aussi apparaître comme un facteur de déstabilisation, en particulier dans les pays occidentaux aux prises avec une démographie vieillissante, ou pour des groupes minoritaires qui présentent une fragilité culturelle particulière. La perte de l’homogénéité culturelle des sociétés qu’entraîne l’intégration de tous ces migrants fait surgir des peurs identitaires et pose de nouveaux défis. Cela est ressenti de façon encore plus intense dans les villes, parce que, en absorbant de plus en plus de migrants, elles deviennent gigantesques et se densifient sans cesse, ce qui nécessite une restructuration des rapports sociaux traditionnels.
Augmentation du nombre d’immigrants dans le monde, entre 1990 et 2010
Canada ……………………………………………….. 62%
Amérique du Nord ………………………………. 56%
Europe ………………………………………………… 71%
Monde ………………………………………………….73%
Source : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2009). Trends in International Migrant Stock : The 2008 Revision (United Nations database, POP/DB/MIG/Stock/Rev. 2008).
Deuxièmement, le monde actuel fait face à l’émergence d’une culture mondiale. On présente souvent les satellites et les communications qui se tissent sur la toile à la fois comme les instruments et les symboles d’une mondialisation croissante, et cela, aux plans tant économique, technique, politique que culturel. On accuse souvent les satellites et internet de menacer les « tribus ». Pour aller au-delà de l’ethnocentrisme de l’Occident, qui a très longtemps affirmé sa supériorité en s’attribuant le statut de « civilisation » et en qualifiant le reste du monde de « tribus », on peut s’interroger sur l’avenir de la diversité culturelle dans ce contexte de mondialisation et de culture de masse. Partout sur la planète, l’homogénéisation culturelle (notamment à la faveur de la culture états-unienne) qui accompagne la mondialisation amène des populations qui subissent ce courant écrasant à craindre de perdre leur identité culturelle.
Troisièmement, les sociétés font face à des crises économiques à répétition – auxquelles s’ajoute, en Occident, un processus de désindustrialisation –, qui s’accompagnent d’une décroissance et d’une forte instabilité économique. À cause de la délocalisation de la production vers le tiers-monde et les pays émergents ainsi que de la dégringolade de la classe moyenne dans les pays qu’on appelait auparavant « riches », des populations sentent que leurs capacités d’accueil face à l’immigration sont devenues plus restreintes. Invoquant l’état déplorable des finances de l’État (devenues exsangues à la suite du sauvetage des banques et des réductions d’impôt à répétition), de nombreux pays sabrent dans les programmes sociaux, ce qui exacerbe l’insécurité des citoyens. Or, l’histoire nous apprend que, malheureusement, l’accentuation de la fracture sociale entre les riches et les pauvres, l’augmentation du chômage et le désespoir de s’en sortir constituent des terrains fertiles pour le racisme, la violence et la montée de l’extrême-droite.
Quatrièmement, l’humanité connaît actuellement un développement technologique pratiquement hors de contrôle. Durant des centaines de millénaires, le progrès technique allait de pair avec l’évolution du cerveau humain, ce qui n’est plus le cas depuis quelques millénaires, les technologies et la science évoluant indépendamment de tout changement biologique. Aujourd’hui, le seul ennemi de l’être humain est l’espèce humaine elle-même, et l’unique moyen de contrôler l’utilisation dangereuse des progrès technologiques réside dans l’organisation des sociétés. Quand on réalise que des armes de destruction massive sont à la portée d’êtres humains soumis aux mêmes pulsions agressives que celles de Cro-Magnon – ou quand on constate simplement les graves problèmes environnementaux qui menacent la planète –, on doit questionner le relativisme qui prône le respect intégral de toutes les cultures et de toutes les religions, et se demander s’il est toujours aussi pertinent et souhaitable de considérer ce relativisme comme un absolu. Les guerres et les nettoyages ethniques ou religieux qui ont marqué l’histoire de l’humanité, et qui sévissent encore dans de nombreuses parties du globe, devraient également servir de sonnette d’alarme et nous faire prendre conscience des dangers qu’il y a à laisser libre cours à tous les diktats culturels et religieux – surtout quand des groupes fondamentalistes sont convaincus de la suprématie des lois divines sur la raison et les lois humaines.
La nécessité vitale d’une charte universelle des droits humains
Il n’a jamais été aussi clair que tous les êtres humains sont liés face à leur destin. Nous naviguons tous et toutes à bord du même navire. Comment alors esquiver les écueils qui risquent de nous faire sombrer ? Comment éviter les conflits de valeurs culturelles et maintenir la cohésion sociale et la paix tant à l’intérieur des sociétés qu’entre les pays ? Comment arriver à protéger l’identité des cultures tout en se garantissant contre des valeurs incompatibles avec la démocratie et en limitant des comportements intolérables dans des sociétés multiculturelles ? Pour relever les défis du XXIe siècle, l’humanité doit repenser son organisation sociale.
Il devient primordial de renforcer le caractère laïque de nos sociétés afin d’assurer la neutralité des institutions publiques, ainsi que, dans une certaine mesure, celle de l’espace public. Cela suppose une claire séparation des États et des pouvoirs religieux. C’est d’ailleurs la complète neutralité des institutions publiques qui permet à la liberté de conscience et à la liberté de religion de s’épanouir, et qui rend ainsi possible l’inclusion des différentes minorités, particulièrement nombreuses dans les sociétés multiculturelles. Ce processus de sécularisation des institutions publiques doit aussi s’accompagner de la mise en place de mesures qui favorisent l’intégration économique, sociale et politique des minorités. Les nombreux conflits religieux qui ont cours dans le monde soulignent l’urgence de faire primer la raison sur les lois divines.
Dans un contexte de mondialisation, il devient impératif de définir des bases communes qui puissent prendre le relais de croyances religieuses et de valeurs culturelles qui nuiraient au développement du vivre-ensemble planétaire ; ces balises essentielles à toute vie sociale doivent reposer sur de nouveaux fondements, c’est-à-dire les droits humains universels. Selon la Charte des droits, promulguée après la 2e Guerre mondiale, « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme). Cela exige de lutter contre les violations des droits humains et les discriminations dont souffrent des populations vulnérables – au Québec, en Chine, en Israël, en Iran, en Inde, en Arabie Saoudite et partout ailleurs sur la planète. Cette reconnaissance de l’égalité en droit des êtres humains est plus vitale que jamais dans un monde aux prises avec des bouleversements rapides et profonds. Pour gérer les conflits, assurer un développement plus harmonieux des sociétés, défendre la paix et éviter de nouvelles menaces d’autodestruction de l’espèce humaine, la communauté internationale a conçu des instruments importants (Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Cour pénale internationale, Conférences de l’ONU sur le climat, etc.). Malgré des dérapages (la guerre du Golfe en 1993, par exemple), les organisations internationales jouent un rôle vital dans la protection des individus et des groupes vulnérables ainsi que dans le développement des pays et la survie à long terme de l’humanité.
Les droits humains universels restent toujours aussi pertinents, car ils ont suivi l’évolution des sociétés devant les défis qu’elles ont dû relever. L’histoire nous montre ainsi la progression qu’a suivie la reconnaissance de ces droits. La Révolution Française (1789) a d’abord permis de définir la première génération des droits humains, à savoir les droits individuels (religion, opinions, liberté de conscience, etc.). Après la 2e Guerre mondiale, des droits collectifs (droit d’association, droit à l’autodétermination des peuples, droit à la protection de sa langue et de sa culture, etc.) se sont progressivement ajoutés : c’est la deuxième génération. Enfin, depuis peu, de nouveaux défis nous obligent à mettre en place la troisième génération des droits humains, c’està-dire les droits planétaires (droits de l’espèce humaine au développement, à la paix et à un environnement sain). Notons également que, dans différentes parties du monde, on crée des mécanismes pour adapter la Charte universelle à des contextes culturels particuliers ; c’est par exemple ce qui a donné naissance à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Sur tous les continents, des organismes travaillent à promouvoir les droits de la personne, confirmant ainsi que l’aspiration de l’être humain à l’égalité et à la dignité est universelle et légitime – et non, comme certains le laissent entendre, le reflet d’une seule conception occidentale : à preuve, les exemples récents de la Tunisie et de l’Égypte, qui montrent que la soif de démocratie et de respect des droits est un phénomène planétaire.
Cependant, avec la promulgation de nouveaux droits, des conflits de valeurs ont surgi et l’incompatibilité de certains droits est apparue. Il s’en est suivi la mise en place progressive d’une hiérarchisation des droits – par exemple, le droit d’assurer la survie planétaire prédomine maintenant sur le droit individuel de posséder une voiture polluante. Pour fonder cette hiérarchisation, les sociétés modernes doivent discuter de la primauté à accorder à des valeurs fondatrices communes, à savoir un certain nombre de droits collectifs considérés comme essentiels pour assurer le bien commun d’une société. Dans le Québec du XXIe siècle, trois valeurs fondatrices communes rallient la majorité de la population : la primauté du français, la séparation de l’Église et de l’État et l’égalité des femmes et des hommes. Par exemple, la loi 101, qui a établi la prépondérance du français, est venue confirmer que le droit individuel d’envoyer ses enfants à l’école anglaise ne pouvait prévaloir sur le droit à la survie de la nation québécoise, un droit collectif. Cependant, la Charte canadienne des droits et les diverses interprétations qu’en a données la Cour suprême font en sorte que, en pratique, ce sont maintenant les tribunaux qui légifèrent à la place du Parlement, et ce, au cas par cas. La jurisprudence qui en ressort semble donner la primauté aux droits individuels et aux accommodements religieux ; la prépondérance accordée aux droits religieux fondés sur la simple conviction sincère des individus établit par le fait même une hiérarchisation des droits qui se fait au détriment des autres droits, notamment aux dépens des droits collectifs des femmes.
Les menaces qui pèsent sur l’universalité des droits
L’universalité des droits est aujourd’hui remise en question sous toutes sortes de prétextes. Certains affirment que les droits humains sont une créature occidentale, et qu’ils ne peuvent donc pas s’appliquer à d’autres régions du monde, puisqu’ils constitueraient alors une menace à la diversité culturelle. On assiste présentement à une alliance d’intérêts entre différents blocs, qui invoquent la souveraineté des pays et la spécificité culturelle et religieuse, dans le cadre même des institutions internationales ; les droits deviennent alors des objets de marchandage. Ce phénomène est souvent le fait de régimes politiques autoritaires qui désirent ainsi conserver un contrôle antidémocratique sur leur population. Pensons par exemple à l’alliance de la Chine – qui veut continuer de limiter l’application de certains droits humains – et d’autres blocs – qui désirent réaffirmer la prééminence de droits religieux, particulièrement pour restreindre les droits des femmes. Ces pratiques de « retour d’ascenseur », qui visent à justifier des positions rétrogrades et contraires à la Déclaration universelle des droits humains, entraînent inévitablement le recul de ces droits.
Un autre exemple de cette dérive est l’adoption, en 2009, par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, d’une résolution affirmant que « la diffamation des religions constitue une grave atteinte à la dignité humaine menant à des restrictions de la liberté religieuse de ses adeptes et une incitation à la haine religieuse et à la violence », notamment à l’encontre de l’islam et des musulmans. C’est le travail de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) qui, par la voix du Pakistan, a mené à cette décision. Venant d’un pays comme le Pakistan qui applique la peine de mort contre les personnes déclarées coupables d’apostasie ou de blasphème contre l’islam, une telle résolution, qui vise davantage à protéger les religions que les personnes – et qui remet en question le droit à la liberté d’expression et de conscience –, est extrêmement inquiétante. Enfin, à Montréal en septembre 2011, la Conférence mondiale des religions du monde jonglait avec l’idée d’interdire la critique des religions au nom du droit des religions à ne pas être « dénigrées » par les médias et les maisons d’enseignement. Après l’affaire des caricatures de Mahomet, cette façon d’amalgamer la critique des religions, l’incitation à la haine religieuse et le racisme constitue un glissement dangereux pour les droits humains.
Parmi les droits universels menacés, ceux des femmes le sont tout particulièrement, et la plupart du temps pour des raisons religieuses. Cela est d’autant plus dangereux et inacceptable que, aujourd’hui, toutes les études concluent que les grands défis de l’humanité ne pourront être relevés sans les femmes et sans une amélioration de leur situation. C’est pourquoi la Convention pour l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes (CEDEF ; CEDAW, en anglais), en vigueur depuis 1981, a pour objectif d’amener les États à prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination subie par les femmes, sous toutes ses formes et dans tous les domaines. Mais près du tiers des pays signataires ont exprimé des réserves face à cette Convention, surtout en ce qui a trait au mariage et au rôle traditionnel des femmes dans la famille, et plusieurs pays islamiques, comme l’Arabie Saoudite – l’un des pays les plus discriminatoires à l’égard des femmes –, émettent, au nom du respect de la charia, une réserve générale qui invalide l’objet même de la convention, c’est-à-dire l’élimination des discriminations. Pourtant, en novembre 2010, l’Arabie Saoudite a obtenu, en tant que pays donateur, un siège au conseil du tout nouvel organisme ONU-Femmes…
En conclusion, même s’il n’existe pas de lois ou de valeurs naturelles, et si les droits universels ne sont pas innés chez l’être humain, l’évolution des sociétés multiethniques nous impose de définir des valeurs et de mettre en place des droits communs à l’ensemble de l’humanité, afin d’éviter le « choc des civilisations ». Respecter la diversité culturelle devrait alors être possible, à l’intérieur des limites posées par cette base commune vitale au fonctionnement de la communauté internationale. « Pour rendre la vie en commun possible, pour dialoguer avec un minimum d’entendement : tous les hommes sont nés libres et égaux, et la dignité humaine est le patrimoine que nous partageons et dont nous avons la garde », comme le rappelle Wassyla Tamzali, ex-directrice des droits des femmes à l’UNESCO. Cet humanisme universel, qui a déjà contribué à mettre fin (entre autres) à l’esclavage, à la colonisation et à l’apartheid, pourrait, dans l’avenir, nous permettre d’échapper à l’extinction de l’humanité.
Publié dans la revue Nouveaux Cahiers du socialisme, septembre 2012 et mis en ligne sur Sisyphe, le 7 décembre 2012
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