Laïcité: Coïtus interruptus

par Août 25, 2014Laïcité, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

Michel Lincourt

Michel Lincourt

Michel Lincourt, PhD (Georgia Tech),

 

auteur de Mémoire de Lumières et membre du CA de l’Association humaniste du Québec

Avec la défaite du Parti québécois à la dernière élection québécoise, le débat sur la laïcité s’est brusquement arrêté. Il avait fait rage du 20 août 2013 au 7 avril 2014 : 231 jours d’empoignades quotidiennes. Puis, plus rien.

Coïtus interruptus

Sans contredit, ce fut le plus spectaculaire coïtus interruptus collectif de notre histoire. Bien sûr, la main sur le cœur, le nouveau Premier ministre du Québec nous a dit que ce n’était pas fini, qu’il réintroduirait une nouvelle loi sur la laïcité [1]. Mais si le passé est garant de l’avenir, on peut penser que Philippe Couillard se découvrira d’autres priorités. Ayant consacré beaucoup d’énergie à promouvoir la laïcité, je m’interroge sur ce résultat. Est-ce la fin de la déconfessionnalisation de la société québécoise?

Déroute

Rien n’indique que la laïcité soit la cause de la spectaculaire défaite du Parti Québécois. En effet, on note que l’appui populaire à la laïcité n’a pas chuté durant la campagne électorale. Les sondages successifs ont indiqué que, selon les aspects du projet [2], il s’était maintenu entre 50% et 75%. D’ailleurs, les candidats ont peu parlé de la laïcité, sauf quelques ténors du PQ vers la fin de la campagne. Les médias ont surtout insisté sur le bras brandi de PKP et sur les ‘vraies affaires’ des Libéraux québécois.

Appartenance

Réglons immédiatement la question de l’appartenance. La laïcité n’appartient ni au Québec ni à aucune autre société; elle n’appartient pas non plus au Parti Québécois ni à aucun autre parti politique. Comme la démocratie, la laïcité est à tout le monde. Elle sert à mieux vivre en société. Au Québec, depuis quelques années, le Parti Québécois fut le seul parti politique qui a milité pour la laïcité. C’est d’abord pour cette raison que les militants pro-laïcité ont collaboré avec le Parti Québécois.

Erreurs

Pilotant le dossier de la laïcité, le Parti Québécois a-t-il commis des erreurs? Bien sûr. Mais avant de les aborder, il convient de rappeler que les trois autres partis politiques en ont commis une beaucoup plus grave encore, une qui transcende toutes celles du PQ. Je veux dire : le Parti Libéral du Québec, la Coalition Avenir Québec et Québec Solidaire n’ont jamais rien fait de significatif pour promouvoir la laïcité. Bien sûr, on assista ici et là à quelques prises de parole, mais on n’a eu droit à aucune initiative concrète, soutenue, appelant à un consensus politique au-delà de la partisanerie. Face à la société québécoise, cette pusillanimité ne fut rien de moins qu’une déplorable tartuferie. Du haut des gradins, il leur était facile, à ces spectateurs de l’histoire, de critiquer les joueurs qui s’échinaient sur la pelouse. Et qui naturellement commettaient des erreurs. Quant à moi, j’aime bien les politiques qui œuvrent à l’épanouissement de la société au risque de commettre des erreurs. Et je me permets de mépriser les adeptes de la procrastination qui, ne faisant rien, pas même des erreurs, ne réussissent qu’à étaler leur vacuité.

Le Parti Québécois fut le seul parti politique qui a porté le dossier de la laïcité. Pour ce courage, il mérite notre estime. En dépit des erreurs commises. Pour éviter toute ambiguïté, je précise que je ne suis pas membre du PQ, ni d’aucun autre parti politique à Québec ou à Ottawa. Et que je ne suis pas séparatiste.

Charte?

Dans son enthousiasme, le PQ a voulu trop en mettre. Appeler ‘charte’ la loi sur la laïcité était inutile. Surtout parce qu’elle faisait référence à la Charte québécoise des droits et libertés. Il y avait trop de chartes dans ce débat.

Valeurs québécoises?

Associer la laïcité aux prétendues ‘valeurs québécoises’ fut une autre erreur. Plus importante que la première, celle-là. Pourtant, nous [3] avions averti le PQ. N’associez pas la question identitaire à la laïcité, avions-nous répété. Vous ne pourrez pas expliquer le lien logique entre ces deux enjeux. Vous verrez qu’on s’opposera à la laïcité non pas parce qu’on en aura contre elle, mais parce qu’on en aura contre l’indépendance du Québec. Ou contre le PQ. Sachez aussi que la laïcité n’est pas propre au Québec : elle s’applique à toutes les sociétés. On aura raison en outre de vous rappeler que ça n’existe pas, des valeurs spécifiquement québécoises ; par exemple, il n’y a pas qu’au Québec que l’on valorise l’égalité homme femme. Maintes fois avons-nous martelé que la laïcité se fonde sur trois principes, à savoir la liberté de conscience, l’égalité des citoyens et l’universalité de la sphère publique ; et qu’aucun de ces principes n’est spécifique au Québec.

Mais vous connaissez le PQ. Il a ignoré notre mise en garde. Les stratèges péquistes se sont dit : les fédéralistes sont multi-culturalistes, donc anti-laïcité; alors, pour nous démarquer, soyons inter-culturalistes, donc pro laïcité. Décrétons que la laïcité se fonde sur des valeurs universelles que nous qualifierons de québécoises, ce qui nous permettra d’enduire l’identité québécoise du vernis de la laïcité. Du coup, à travers la laïcité, nous proclamerons notre québécitude. Grave erreur! Qui a plombé le débat. Pour rattraper le coup, le PQ a abandonné – en partie – l’idée de ‘valeurs québécoises’ et affublé le projet No. 60 d’un titre inventé par des avocats, c’est-à-dire incompréhensible pour le citoyen ordinaire [4]. Si bien que l’étiquette ‘charte des valeurs québécoises’ a pollué le débat public jusqu’à la fin.

Et pendant ce fatras autour de l’étiquette du projet, on ignorait le fond de la question. Les opposants avaient beau jeu pour s’opposer à la laïcité sans mettre de l’avant leurs vrais motifs. Ni sans appuyer leur opposition d’un argumentaire sensé. D’ailleurs, plusieurs opposants à la laïcité se sont déclarés en faveur de celle-ci dans la mesure où elle permettrait toutes les dérogations à motif religieux. En somme, on préconisait une laïcité inopérante. Ces mêmes opposants à la laïcité déclaraient d’un même souffle qu’ils étaient pour l’Égalité des hommes et des femmes, mais qu’il fallait absolument accommoder les religions qui prônent la supériorité de l’homme sur la femme.

Descente et remontée

Une autre erreur fut commise au démarrage du débat. Ce fut la façon dont il fut introduit sur la place publique. Un coulage dans un journal [5]. En plein été. Comme si on testait la température de l’eau avec le gros orteil avant de plonger. Comme si on avait honte de ses opinions. L’indiscrétion auprès du Journal de Montréal avait-elle été planifiée? Je n’en sais rien. Une autre erreur fut commise au démarrage du débat. Ce fut la façon dont il fut introduit sur la place publique. Un coulage dans un journal [5]. En plein été. Comme si on testait la température de l’eau avec le gros orteil avant de plonger. Comme si on avait honte de ses opinions. L’indiscrétion auprès du Journal de Montréal avait-elle été planifiée? Je n’en sais rien.

Mais, chose sûre, le projet de laïcité fut mal lancé. Il s’en est suivi un déluge de condamnations dans les médias. En août 2013, à ‘l’annonce’ du projet de laïcité, celui-ci jouissait d’un fort appui populaire. Mais, emporté par la déferlante des critiques toutes plus démagogiques les unes que les autres, le projet tangua, menaça de sombrer. Pour éviter le naufrage, une douzaine de militants et quelques associations créèrent le Rassemblement pour la laïcité. La conférence de presse annonçant ce mouvement citoyen se tint le 24 septembre 2013, au Centre humaniste. Une déclaration pro-laïcité fut publiée, un site Web fut créé, une invitation à signer une pétition fut faite. En rétrospective, on peut dire que cette initiative fut un succès. Le déclin de l’appui populaire au projet de laïcité stoppa, puis se renversa. L’entrée en lice des Janette apporta une formidable impulsion en faveur de la laïcité. Dans la foulée, plusieurs associations et des artistes joignirent le Rassemblement. Le 20 octobre 2013, à l’initiative du Rassemblement et des Janette, quelque 20 000 Québécoises et Québécois défilèrent sous la pluie dans les rues de Montréal en chantant leur appui à la laïcité.

De son côté, au cours de l’automne 2013, le ministre Bernard Drainville mena sa propre consultation populaire qui confirma le solide appui populaire à la laïcité : 68% des répondants appuyaient la charte de la laïcité (47% appuyaient le projet tel que présenté et 21% l’appuyait avec des modifications). Le 7 novembre 2013, Pauline Marois et Bernard Drainville déposèrent à l’Assemblée Nationale le projet de loi No. 60. Je mets ici le lien sur le site de l’Assemblée Nationale qui donne le texte intégral du projet de loi.

http://www.assnat.qc.ca/Media/Process.aspx?MediaId=ANQ.Vigie.Bll.DocumentGenerique_76791&process=Default&token=ZyMoxNwUn8ikQ+TRKYwPCjWrKwg+vIv9rjij7p3xLGTZDmLVSmJLoqe/vG7/YWzz

À ce moment, les attaques contre la laïcité redoublèrent de férocité. Les deux premiers mois de 2014 furent consacrés à la présentation des mémoires à la Commission parlementaire des Institutions de l’Assemblée Nationale. Deux cent soixante-neuf mémoires furent déposés. À la dissolution de l’Assemblée Nationale, le 5 mars 2014, soixante-neuf mémoires avaient été entendus. Plusieurs de ces mémoires apportaient un solide argumentaire en faveur de la laïcité. D’autres, bien sûr, s’y opposaient. Quant à moi, en plus du Mémoire du Mouvement Laïque Québécois dont je fus l’un des rédacteurs, j’ai déposé un mémoire personnel contredisant le principal argument contre le projet de loi, à savoir que le port d’un signe religieux ostentatoire par un agent de l’État sur son lieu de travail et durant les heures de travail serait un droit. Pour consulter ce texte, on cliquera sur le lien suivant :http://www.michellincourt.com/essais/

Pendant qu’à Québec se déroulaient les auditions de la Commission parlementaire, à Montréal, des militants du Rassemblement organisaient un grand spectacle en faveur de la laïcité. Il se tint le 7 mars 2013 au théâtre National, et fit salle comble. Notez qu’il se tint deux jours après le déclenchement de l’élection. Nous aurions souhaité que celui-ci fût repoussé de 48 heures, après le spectacle. Nous ne comprenions pas la frénésie électorale du PQ. Le seul enjeu qui portait le PQ à ce moment était la laïcité. Et pourtant les stratèges du PQ faisaient comme s’il n’existait pas. Au déclenchement de l’élection, le 5 mars 2014, 20 associations et plus de 62 000 citoyennes et citoyens du Québec adhéraient à la Déclaration pour la laïcité du Rassemblement, et avaient apposé leur signature. L’appui à la laïcité était de 65%.

Faiblesse et férocité

J’ai été frappé par la faiblesse des arguments contre la laïcité et, en même temps, par la brutalité des condamnations dont elle a fait l’objet. En fait, toute l’opposition à la laïcité ne reposait que sur un seul argument : le port d’un signe religieux ostentatoire par un agent de l’État, sur les lieux de son travail et durant ses heures de travail, serait un droit fondamental; et la laïcité contreviendrait à ce droit. Mais cette assertion ne fut jamais démontrée. Et les arguments contraires ne furent jamais contrés (voir mon mémoire).

Injures

Tout au long de ce débat, les défenseurs de la laïcité furent lapidés d’injures. Par exemple, entre le 21 août 2013 et 19 septembre 2013, la Presse a multiplié ad nauseam les injures les plus virulentes les unes que les autres. Jugez un peu : bannir, exclusion, division, injustice, intolérable, maladroite, déni de liberté, violent, dictature, totalitaire, crève-cœur, intolérance, alibi, mentalité d’assiégé, mauvais goût, viol, grenade explosive, exclusion, mauvais projet, honte, pertes, lâche, méfiance, extrémistes, islamophobe, récupération, armes de distraction massive . . . Certains de ces qualificatifs furent répétés plusieurs fois. La presse anglophone ne fut pas plus polie. Dans le Toronto Sun du 31 août 2013, le chroniqueur Warren Kinsella clama que « Quebec can learn from the Nazis ».

J’ajoute que la plupart du temps, ces injures n’étaient pas ciblées. On mettait dans le même sac les militants pour la laïcité, le Parti Québécois, le Gouvernement du Québec, les ‘Québécois de souche’, et la société québécoise dans son ensemble. En même temps, il est remarquable de constater que les défenseurs de la laïcité n’ont jamais cédé à la tentation de répondre à ce torrent d’injures par des invectives de leur cru. L’Histoire retiendra leur admirable retenue.

Autre commentaire : depuis toujours, les étrangers définissent les Québécois comme des gens hospitaliers, conviviaux, aimant faire la fête et ouverts aux autres. On se sent bien chez vous, nous répètent-ils souvent. Objectivement, je pense que cela soit vrai. Par exemple, en 14-18 et en 39-45, malgré des réticences fort compréhensibles, ils furent nombreux à aller mourir sur les champs de bataille d’Europe. Ils furent aussi nombreux à participer aux missions de paix de l’ONU. Bon an mal an, les québécois accueillent plus de 50 000 immigrants. Puis tout à coup, avec le projet de la laïcité, on leur lance par la tête qu’ils sont intolérants, xénophobes, islamophobes, racistes, même néo-colonialistes. Je me demande ce qui se cache derrière cette férocité.

Confusion

Pour mieux contrer la laïcité, les opposants ont cultivé la confusion et véhiculé des faussetés. Par exemple, à la télévision et dans les journaux, on a montré des femmes voilées sur la rue. Or, nous savons que l’interdiction du port de signes religieux ne concernait que les agents de l’État dans l’exercice de leur mission, pas les citoyens dans l’espace public. Autre exemple encore : un sondage de CBC a associé la laïcité à la persécution religieuse. Pure démagogie.

Principe positif

Pour peu qu’on y réfléchisse sereinement, il devient évident que la laïcité n’entraîne aucune discrimination contre qui que ce soit, ni ne pose aucune entrave à la libre pratique de la religion. Par exemple, la laïcité existe en France et on peut y pratiquer la religion de son choix en toute liberté. La laïcité garantit la liberté de conscience et la liberté de religion. Ça continuera d’être la même chose au Québec lorsque la laïcité sera inscrite dans la Charte québécoise des droits et des libertés : les Québécois pourront continuer de croire en le dieu de leur choix, ou de ne pas croire aux dieux, ou continuer de pratiquer le culte de leur choix, ou de n’en pratiquer aucun. Sur ce plan, rien ne changera. Alors, d’où vient cette farouche opposition des groupes religieux à la laïcité? Sans doute parce que la laïcité réduirait leur capacité à investir la sphère politique pour y infléchir les lois dans le sens de leurs croyances particulières. Pour moi, il est évident que l’opposition à la laïcité n’est qu’une vulgaire lutte de pouvoir, qu’un sombre conflit politique. D’un côté, il y avait ceux qui prônaient un système de gouvernance basé sur la liberté de conscience et l’universalité des lois votées démocratiquement; de l’autre, il y avait ceux qui voulaient que la société soit soumise à des diktats basés sur des croyances arbitraires et particulières. Pendant que les premiers essayaient de raisonner les seconds, ceux-ci ne répondaient que par des injures.

Crucifix

Le PQ a tergiversé à propos du crucifix accroché derrière le fauteuil du Président de l’Assemblée Nationale. Ce fut une erreur. À juste titre, on a reproché au Gouvernement québécois de ‘parler des deux côtés de la bouche’, d’être sélectif dans son interdiction.

Liberté de conscience vs liberté de religion Au cours du débat sur la laïcité, on a très souvent parlé de liberté de religion, et pratiquement jamais de liberté de conscience. Pourtant, les deux libertés sont protégées par les chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Ce décalage argumentaire s’explique. La liberté de conscience admet l’athéisme, tandis les religions partent toutes du postulat que Dieu existe. Il y a là une incompatibilité fondamentale, C’est pourquoi les religions rejettent la liberté de conscience. Ce qui explique qu’elles combattent la laïcité. D’où la férocité de leurs attaques contre le projet de loi No. 60.

À ce propos, souvenez-vous de l’intrigante virgule. La Charte québécoise des droits et libertés dit ceci (je cite un extrait de l’article 3.) : « . . . Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion . . . » Dans la Charte canadienne des droits et libertés, on dit ceci (je cite un extrait de l’article 2.) : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion; . . . » Vous avez sûrement noté la fameuse virgule qui, dans la Charte québécoise, s’insère entre la liberté de conscience et la liberté de religion; dans la Charte canadienne, elle n’existe pas. Qu’est-ce à dire? Comment interpréter la présence ou l’absence de cette virgule? Dans la Charte québécoise, l’interprétation saute aux yeux : la liberté de conscience est dissociée de la liberté de religion, et un citoyen qui ne croit pas en Dieu ou qui ne pratique aucune religion n’abdique pas sa liberté de conscience.

Dans la Charte canadienne, c’est plus ambigu. Bien sûr, on pourrait interpréter la formulation sans virgule comme celle s’appliquant à la Charte québécoise. Mais on pourrait aussi l’interpréter différemment. On pourrait dire que la liberté de conscience ne fait qu’un avec la liberté de religion, et que celle-là ne s’exprime qu’à travers celle-ci. Et que celui qui se déclare athée ou qui ne pratique aucun culte abdique sa liberté de conscience. Qu’en fait, la protection constitutionnelle en matière de liberté de conscience ne s’applique qu’aux croyants. Cette dernière interprétation est-elle farfelue? Je ne pense pas.

Pour vous en convaincre, consultez le site du Bureau de la liberté de religion du Gouvernement du Canada. On y parle à satiété de liberté de religion et de croyance, jamais de liberté de conscience. On explique que cet organisme a notamment pour mandat de « faire la promotion des valeurs canadiennes que sont le pluralisme et la tolérance ». Mais à la lecture du mandat de ce bureau, ce pluralisme ne semble concerner que les adeptes d’une religion et exclure les 7,8 millions de Canadiens qui ne pratiquent aucune religion. Et rien n’indique que le type de tolérance prônée par cette officine s’applique autant aux humanistes, aux agnostiques ou aux athées qu’aux croyants. Pour appuyer sa lutte en faveur de la liberté de religion, le Bureau de la liberté de religion dispose d’un budget annuel de 5 millions $. Mais pas un sou n’est consacré à la liberté de conscience.

Je vous donne un autre exemple de la disparition de la liberté de conscience dans l’action politique du Gouvernement canadien. J’ai sous les yeux une brochure du Parlement intitulée (dans sa version française) ‘Notre pays, notre Parlement, Un guide d’apprentissage destiné aux apprenants du français langue seconde et une introduction au fonctionnement du Parlement. Comme son titre l’indique, cette publication a pour objet d’expliquer le Canada et le Parlement canadien aux immigrants, en particulier aux jeunes immigrants. Sur la page 13 (page de droite), on montre le texte intégral de la Charte canadienne des droits et libertés : avec une loupe, on peut y lire « . . . liberté de conscience et de religion . . . » Mais sur la page 12, celle de gauche, en plus de médaillons illustrant les armoiries du Canada, le drapeau canadien, l’édifice du Parlement et la signature de P.E. Trudeau, il y a un encart qui présente ‘certaines protections garanties par la Charte’. Et les premières sont les suivantes (je cite) : « La liberté de religion, de pensée, d’expression, de la presse et de réunion pacifique. » Tiens, tiens! Subitement, la liberté de conscience a disparu. Est-ce un oubli stratégique ? Ou est-ce une gaffe de bonne foi ? Ou encore – hypothèse plus troublante – est-ce simplement le fait que, dans la conscience des rédacteurs de cet opuscule, la liberté de conscience n’avait tellement peu d’importance, n’était qu’un synonyme de la liberté de religion qu’on pouvait tout simplement l’ignorer ?

Il va de soi qu’en inscrivant la laïcité dans la Charte québécoise des droits et libertés, on distingue clairement la liberté de religion de la liberté de conscience, et on fixe celle-ci au premier rang des libertés [6]. On fixe aussi l’égalité des femmes et des hommes au premier rang des valeurs. Et toutes prétendues violations de la liberté de religion seront analysées à l’aulne de la liberté de conscience et de l’égalité citoyenne. Et on ne pourra pas invoquer la liberté de religion pour violer la liberté de conscience.

Silence À Ottawa et à Québec, on compte huit chefs politiques [7]. L’histoire retiendra que leur contribution au débat sur la laïcité fut d’une consternante nullité. Stephen Harper n’a rien dit mais a laissé son ministre, Jason Kenny, décréter ex cathedra que la laïcité violait la liberté religieuse et, par conséquent, qu’elle était inconstitutionnelle. Cette déclaration émanait de l’Ontario. Sur l’Île-du-Prince-Édouard, Justin Trudeau a comparé la laïcité à la discrimination raciale aux États-Unis. À Saskatoon, Thomas Mulcair a condamné la laïcité et promis de détourner les fonds de son parti pour financer ceux qui voudront traîner le Gouvernement québécois devant les tribunaux, jusqu’en Cour Suprême si nécessaire. Et tentant de protéger la chèvre et le chou, Elizabeth May a publié à partir d’Ottawa ce court communiqué : « Le Canada respecte toutes les croyances de même que le droit de ne pas croire. Nous sommes une société laïque avec une séparation nette entre l’Église et l’État. Le projet de loi québécois tente de répondre à ces valeurs, mais y échoue en tentant de légiférer –et d’interdire– les signes religieux personnels. Une kippa, une croix sur une chaine ou un turban sont toutes des expressions quotidiennes de la foi et sont protégées par la Charte des droits et libertés. »

À Québec, on se serait attendu à une contribution beaucoup plus substantielle des chefs de parti provinciaux. Bien que Pauline Marois appuyât la laïcité de tout son poids politique, elle n’a pas cru bon d’énoncer un argumentaire documenté et fondé sur de solides principes philosophiques. Philippe Couillard n’a rien dit d’intelligent, se contentant de s’empêtrer dans son tchador. François Legault n’a rien dit. Et tout en s’accrochant au concept absurde de ‘laïcité ouverte’, Françoise David s’est dite favorable à la laïcité, mais militait contre le projet à cause de l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par les agents de l’État : en somme, elle se dit pour, mais milite contre. Cette position ambiguë fut un leitmotiv de l’opposition à Québec : on se déclare en faveur de la laïcité mais on met tout en œuvre pour la combattre.

Il y a 125 députés à Québec et 75 à Ottawa. Ça fait 200 élus en tout. Combien d’entre eux ont-ils participé au débat sur la laïcité ? Très peu. J’en ai compté huit [8], c’est-à-dire environ 5% de la députation. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce silence témoigne d’une navrante indifférence.

Et maintenant?

Est-ce la fin de la déconfessionnalisation du Québec? Je ne pense pas. Sauf les fanatiques religieux, personne ne souhaite instaurer chez nous un régime théocratique. Je suis d’avis que, tôt ou tard, les politiques n’auront d’autres choix que de respecter la volonté populaire et d’instaurer la laïcité dans les lois fondamentales autant du Canada que du Québec. Rappelons qu’une société laïque est une société tolérante, juste et conviviale.

Notes

[1] Le Premier ministre nous a dit que, sauf l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État, la version ‘libérale’ de la loi sur la laïcité contiendrait tous les éléments du projet de loi No 60 de l’ancien gouvernement péquiste. En plus, le nouveau projet de loi devrait contenir des mesures pour contrer l’intégrisme religieux.

[2] À savoir notamment, l’affirmation de la neutralité religieuse de l’État, l’inscription de la laïcité dans la Charte québécoise des droits et libertés, l’encadrement des accommodements à motif religieux, les quatre critères de cet encadrement, l’interdiction du prosélytisme religieux au sein de l’État, et l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État.

[3] C’est-à-dire les porte-parole des diverses associations militant pour la laïcité.

[4] Le titre du projet de loi : ‘Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement’.

[5] Le Journal de Montréal, 20 août 2013

[6] D’ailleurs, on aura remarqué que la liberté de conscience est déjà la première inscrite autant dans la Charte canadienne que dans la Charte québécoise.

[7] À Ottawa, Stephen Harper du Parti Conservateur, Thomas Mulcair du NPD, Justin Trudeau du Parti Libéral du Canada et Elizabeth May du Parti Vert ; à Québec, Pauline Marois (Stéphane Bédard depuis l’élection) du Parti Québécois, Philippe Couillard du Parti Libéral du Québec, François Legault de la Coalition Action Québec et François David de Québec Solidaire.

[8] Pour le PQ, Bernard Drainville, Jean-François Lisée et Carole Poirier; pour le PLQ, Marc Tanguay; pour la CAQ, Nathalie Roy : pour QS, Amir Khadir; il y a eu aussi les épisodes désolants de Fatima Houda-Pépin et de Nadia Mourani.

 

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