La dignité : une notion problématique

par Avr 10, 2013Articles de fond, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

NDLR Avec la permission de la revue Idée Libre et de l’auteur Pascal Clesse, nous reproduisons ici un texte du philosophe Pascal Clesse publié dans le dernier numéro de la revue Idée Libre, revue d’analyse et de réflexion de la Libre pensée Française

Pascal Clesse, responsable de la
commission philosophique de la Libre
Pensée Française

La notion de dignité est implicitement supposée pour rendre compte de la condition humaine. Elle est au fondement des droits essentiels de l’homme, et c’est à ce titre qu’elle est présente dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : « Considérants que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… » Mais son usage est contradictoire, car elle est évoquée aussi bien par les partisans des limites à la liberté de chacun de disposer de sa vie et de son corps (gestation pour autrui, homoparentalité…) que de ceux qui ont une position diamétralement inverse, comme les membres de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité ( ADMD ) concernant le suicide assisté. S’agit-il alors, comme le pense le philosophe Ruwen Ogien [1], d’une notion confuse, voire réactionnaire, le plus souvent convoquée par tous ceux qui veulent bloquer toute innovation éthique ?

Origine chrétienne de la notion

La notion de dignité est indissociable de celle de « personne ». On parlera de la dignité de la personne humaine pour signifier sa valeur absolue et insister sur sa spécificité, en opposition aux choses et aux animaux qui ont un prix.

Cette conception est ignorée globalement du monde antique. Il n’existe pour les Anciens, aucun mot renvoyant au concept philosophique moderne de « personne », sujet doué de conscience et de volonté. Le terme latin persona désigne à la fois le masque de théâtre et le rôle qui lui est attribué. On comprend alors que, dans l’ignorance de la valeur de la personne, l’esclavage et l’infanticide pouvaient être considérés comme pratiques normales et naturelles, l’homme n’étant lui-même qu’une partie de la Nature ou du cosmos dont l’ordre le dépasse. Ce qui importe, c’est que l’homme, dans son activité intellectuelle et action pratique, retrouve l’harmonie et respecte la hiérarchie du cosmos.

Certes, les stoïciens [2] eurent bien l’idée d’une commune valeur de tous les hommes quel que soit leur statut social, en tant qu’ils font usage de leur raison dans leurs jugements et leurs comportements. Sénéque ( 4 avt JC-65 ) établit même la distinction entre le prix d’une chose et la valeur de l’homme parce que seul il possède la raison qui n’est pas « autre chose qu’ une part de l’esprit divin plongée dans le corps des hommes. » [3] Mais l’homme reste assujetti à l’ordre supérieur de la Nature ou du Tout. Le bonheur du sage résidera, par exemple, dans sa capacité à vivre en accord avec la Nature : « Ne demande pas que ce qui arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. » [4] Tout ce discours moral relève d’une conception où l’homme vit dans l’hétéronomie car il n’a pas encore la libre disposition de lui-même.

La pensée chrétienne va substituer la référence à dieu à celle du cosmos des Anciens pour élaborer le nouveau concept de personne auquel lui sera associé celui de dignité. Le caractère unique et irremplaçable de la personne humaine découle du fait que l’homme est une créature de dieu et aimé de dieu. Il ne faut pas perdre de vue que cette notion de personne est d’abord une notion théologique élaborée dans le cadre de la lutte contre les hérésies pour affirmer les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation, qui relèvent de deux problèmes opposés.

Le mystère de l’Incarnation s’affronte au problème de savoir comment un seul être ou une seule personne, le Christ, peut être à la fois dieu et homme, autrement dit comment deux natures peuvent constituer une seule personne. A l’inverse, le dogme de la Trinité affirme un seul dieu en trois personnes : le père, le fils, le saint esprit. Mais les dogmes de l’Incarnation et de la Trinité affirment tous deux le caractère un et identique de dieu, doué d’une identité singulière, d’une conscience une et identique à elle-même et de l’unité de sa volonté, toutes ces caractéristiques étant celles de la personne. Pour la pensée chrétienne, l’homme n’est une personne que parce qu’il a été créé par dieu à son image.

En introduisant la notion de personne dans le monde occidental, la théologie chrétienne ne rompt pas pour autant avec l’hétéronomie de l’homme. Certes, ce n’est plus la Nature ou le cosmos qui constituent la norme, mais toute la vie de l’homme, en tant que créature, et toutes ses valeurs dépendent maintenant d’un être transcendant.

Quel gain pour l’humanité ? Par exemple, la dignité de la personne a-t-elle constitué un argument avancé par l’Église pour combattre l’esclavage ? Nullement, car l’existence de l’homme n’ayant de valeur et de sens que subordonnée à dieu, la dignité de la personne est tout à fait compatible avec la toute-puissance divine, auteur de toutes choses. L’esclave reste digne dans sa condition d’esclave voulue par dieu. Que peut-il demander de plus ? Ainsi, l’Église est restée fidèle aux propos de Paul :

« Que toute âme se soumette aux pouvoirs établis car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont imposés par Dieu, si bien que celui qui s’oppose aux pouvoirs s’oppose à la disposition de Dieu et les opposants seront condamnés. » [5]

Thomas d’Aquin (1225-1274) établira de même la supériorité de l’homme face aux autres créatures car il a bénéficié de la raison, don divin et faculté qui lui permet de discerner et de suivre « la loi naturelle ». Si le devoir de tout homme est de respecter et d’aimer tout homme, en tant que créature rationnelle, quel que soit son statut social, pour Thomas d’Aquin, cela ne signifie pas qu’on ne puisse contraindre les infidèles [6] par la violence ; et l’Église n’a pas failli, au cours de l’histoire, pour appliquer ce précepte.

Dignité et autonomie.

C’est dans le cadre de la philosophie des Lumières, avec Rousseau mais surtout avec Kant, que la dignité de la personne sera fondée sur l’autonomie. L’homme ne dépend plus d’une transcendance, mais, doué de raison, il est à la fois sujet de la connaissance et sujet de l’action.

Concernant la connaissance, Kant opère ce qu’il appelle lui-même, dans la Critique de la raison pure, sa révolution copernicienne. Ce n’est pas l’esprit du sujet connaissant qui doit se plier à l’objet de la connaissance, mais ce sont les objets perçus qui doivent se conformer aux structures a priori de notre sensibilité (l’espace et le temps) et à notre entendement (concepts, catégories, jugements).

De même, concernant les normes morales, il faut partir du pouvoir de la raison comme faculté de se déterminer par des lois, c’est-dire comme volonté. Autrement dit, pour agir moralement, le sujet doit subordonner sa volonté à la loi universelle de la raison, à l’impératif moral catégorique qui se formule de la façon suivante : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » [7] On peut donc parler à bon droit d’autonomie, car en se soumettant à l’impératif moral, l’homme obéit à la loi de la raison qu’il s’est à lui-même prescrite. Liberté et obéissance à la loi morale sont une seule et même chose et confèrent à l’homme toute sa dignité. Dans sa moralité, il manifeste en effet sa valeur incomparable avec celle des animaux et des choses qui n’ont de valeur que comme moyens. L’homme en tant qu’il est l’auteur de la loi à laquelle il obéit, est une fin en soi. S’il obéissait à une loi extérieure à sa volonté, il serait simple instrument, comme les animaux par exemple, qui obéissent au mécanisme de leurs instincts. C’est la raison pour laquelle Kant dira que les personnes sont des fins et ont une valeur absolue, alors que les animaux et les choses n’ont que la valeur relative des moyens ou un prix. En rupture avec la théologie chrétienne, la dignité de la personne se fonde maintenant sur l’autonomie, c’est-à-dire sur la capacité de tout homme, en tant qu’agent libre, de déterminer ses jugements et ses actions selon des fins morales.

De la reconnaissance de la dignité de tout homme découle une reformulation de l’impératif moral : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne comme dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen. »

Cet impératif oblige chacun à reconnaître symétriquement la dignité des autres et sa propre dignité, et par conséquent de respecter des devoirs envers les autres et des devoirs envers soi-même. Par exemple, on ne pourra sacrifier autrui ou soi-même, pour un but qui n’a qu’une valeur relative.

Si on peut aisément admettre l’idée de devoir envers autrui (par exemple ne pas réduire autrui en esclavage), les devoirs envers soi-même n’imposent-ils pas des limites à ma liberté, à la libre disposition de moi-même ? Kant par exemple, au nom de la dignité et du devoir de respecter l’humanité en sa propre personne, s’oppose au suicide, à la paresse etc… [8]

Dignité contre libertés

Remarquons que les concepts kantiens sont omniprésents en bioéthique et dans la législation française.

La notion de personne impose des restrictions à la liberté de recherche, en particulier sur l’embryon. [9] Si l’embryon est considéré comme une personne potentielle, il doit être considéré comme une fin, et jamais comme un moyen. Au nom du même principe, les adversaires de l’avortement pourront trouver argument pour combattre le droit à l’avortement. La distinction des choses et des personnes fonde le statut personnel du corps en tant qu’il est constitutif de la personne et interdit la reconnaissance juridique de la gestation pour autrui. [10]

La question qui se pose alors est de savoir si un État qui se réclame de la laïcité peut faire une référence explicite à une philosophie, celle de Kant. Ne serait-il pas préférable qu’il se maintienne dans une neutralité éthique en se limitant à des lois qui imposent comme seule limite à la liberté de chacun les nuisances que l’on peut faire subir à autrui ? Les devoirs moraux envers soi-même ont des implications absurdes et contradictoires. [11] En effet, ils supposent par exemple, la possibilité de passer un contrat avec soi-même, ce qui juridiquement n’a aucun sens. Si je me fais une promesse (par exemple de suivre un régime) et que je ne la respecte pas, il n’y aura aucune conséquence morale et juridique, mais surtout médicale, car on est tenu à rien envers soi-même. Il n’y a donc aucune force contraignante d’un contrat vis-à-vis de soi-même.

La notion de devoir envers soi-même est également une menace sur la liberté de faire ce que nous voulons de notre vie et de notre corps. Par exemple, Kant cite le devoir de ne pas se suicider au nom du caractère inviolable de notre humanité et de la vie humaine « qui nous est simplement confiée. » Quant à la dignité comme fondement des devoirs envers autrui, elle est inefficace. R.Ogien remarque que, quoiqu’il nous arrive, elle ne peut nous être enlevée. Le prisonnier qui subira la torture gardera sa dignité. Alors, pourquoi ne pas reconnaître tout simplement le respect des droits ? « Si aucun droit n’est respecté, à quoi sert-il de respecter la dignité au moins ? Et si tous les droits sont respectés, pourquoi faudrait-il respecter la dignité en plus ? »

Une notion inutile et dangereuse ?

R.Ogien conclut alors que la notion de dignité est inutile et dangereuse. Inutile dans le rapport à autrui, car elle ne fonde en rien les droits, au contraire elle risque de les affaiblir. Mieux vaut s’en tenir au principe minimalise de non-nuisance à autrui. Elle est dangereuse dans le rapport à soi, car elle sert à justifier toutes sortes d’atteintes à la liberté individuelle et à l’interdiction d’actes entres adultes pourtant consentants.

Cependant, il nous paraît difficile de s’en passer totalement, à une condition toutefois : de la fonder elle-même sur notre liberté.

 

  1. Nous renvoyons aux ouvrages de Ruwen Ogien : L’éthique aujourd’hui ;( Folio-essais ; 207 ) ; La vie , la mort, l’État ( Grasset ; 2009) ; Le corps et l’argent ( La Musardine ; 2010 ).
  2. La pensée stoïcienne s’est développée à partir de l’école fondée par Zénon en 300 avt JC à Athènes jusqu’à l’empereur romain Marc –Aurèle ( 121-18
  3. Sénèque, Lettre, 66, 12.
  4. Épictète Manuel ; VIII
  5. Paul, Épître aux Romains, 13.
  6. Somme théologique, question 10, art.8. Par exemple, je ne peux vouloir raisonnablement faire d’une fausse promesse une loi universelle, car dans ce cas, plus aucune promesse ne serait possible. L’idée de promesse n’aurait plus de sens. Un fausse promesse ne peut valoir que pour moi, comme exception, pour servir mon intérêt par exemple; elle est donc immorale.
  7. Kant Métaphysique des mœurs
  8. Voir à ce sujet La recherche sur l’embryon humain, actes du colloque du 10 octobre 2009, édité par la Fédération Nationale de la Libre Pensée
  9. La loi n°94-953 du 29 juillet 1994 précise ainsi le Code Civil : « Art.16.7- Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle. »
  10. Nous résumons ici le propos de R.Ogien, ; Qu’estce qui ne va pas dans l’idée de devoir envers soi-même ?Ch.2 ; pp33-57 ; 11. L’éthique aujourd’hui ; folio essais ; 2007

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *