Le combat contre la barbarie est sans fin
Léon Ouaknine
Membre de l'Association humaniste du Québec
Léon Ouaknine s’intéresse particulièrement aux problématiques touchant aux quêtes identitaires, à leurs conséquences éthiques sur les fondements du “vivre-ensemble”, aux dangers des diverses rectitudes politiques, et de façon générale au mariage incertain de la Science et de la quête de sens.
Il est diplômé en travail social (BSS), administration publique (MAP) et a une scolarité de doctorat en science politique. En 1994, il a obtenu le prix d’excellence de l’Association des Directeurs Généraux de Santé et de Services Sociaux du Québec, visant à souligner le leadership et l’innovation dans la gestion des établissements publics.
Il a publié en novembre 2009 aux éditions Grenier, un livre sur la tragédie des religions, “ Il n’y a jamais eu d’abonné au numéro que vous avez appelé ! Conversations entre un père et sa fille”, et en 2013 » Ni d’ici, ni d’ailleurs : le Québec, les juifs et moi’’. Un autre livre est en préparation « Comment vieillir sans oublier de vivre » . (Huffpost Québec)
It takes an uncommon kind of mind to see the significance of the obvious
Alfred North Whitehead
Philosophe, logicien et mathématicien
Il semble que depuis l’aube des temps historiques, l’homme n’a jamais cessé de marquer dans sa chair son inhumanité. Pourquoi une telle barbarie ?
On rend compte habituellement de ces épisodes de fièvres barbares par l’Histoire et la Géographie, le choc des intérêts ou des visions menant aux conflits ouverts entre « Eux » et « Nous » (défini comme le lien unissant soit l’ethnie, la classe sociale, la nation, la religion ou l’idéologie). Je ne crois pas que derrière ces causes proximales, serait embusqué un mal démoniaque comme le veulent les théologiens. La main invisible qui prédispose l’humanité à tant de tragédies récurrentes n’est ni religieuse ni métaphysique, elle se situe plutôt du côté de la biologie évolutionnaire qui a mené à l’espèce homo sapiens et à sa manière de faire société.
Ce papier se limite à exposer une thèse laissant la démonstration détaillée pour un article ultérieur. Je m’explique ici à coup de serpe sur un mode que certains trouveront caricatural, en argumentant à partir de modèles extrêmes qu’on ne retrouve pas ou peu dans le tableau de la vraie vie, laquelle exhibe plutôt cinquante nuances de gris que juste du noir et du blanc
Les sociétés humaines sont ainsi faites
Toute société est nécessairement composée d’une immense majorité de conformistes et d’une infime poignée d’innovateurs et par là souvent iconoclastes; elle exploserait ou dépérirait au cas ou l’un ou l’autre des deux termes venait à changer drastiquement.
Imaginons d’abord une société composée très majoritairement d’esprits rétifs au prêt à penser, impossible à embrigader, de brillants innovateurs remodelant sans cesse les savoirs et les savoir-faire. Une société d’individualistes avec un tel niveau de bouillonnement intellectuel – philosophique, scientifique et artistique – ne pourrait pas perdurer sans qu’une majorité de ces génies soit confinée à des tâches subalternes. Comment pourraient-ils s’y plier ? Si tous les généraux de Napoléon s’étaient définis à l’instar de l’empereur, peu portés à l’obéissance, comment celui-ci aurait-il pu déployer son génie militaire ? Aldous Huxley dans son livre de fiction dystopique « A brave new world » décrit brièvement pourquoi une société composée uniquement d’alphas, la caste suprêmement intelligente, s’effondrerait d’elle-même rapidement., tant il est clair qu’aucun alpha n’accepterait longtemps d’être simplement les mains et les jambes d’un autre alpha. Comme on le devine aisément, un innovateur est par définition un iconoclaste, un transgresseur, un blasphémateur, bref, un individualiste peut-être à l’image du surhomme de Nietzche, pas celui du cliché nazi, mais celui qu’imagina le philosophe lui-même. Peuvent-ils être une multitude et concourir à un but commun avec l’inévitable restriction de leur autonomie que suppose toute coopération ? Peu probable !
Envisageons maintenant une société composée uniquement de conformistes. Son mode de fonctionnement serait axé sur la seule reproduction du même, en un mot, rituels et statu quo. Pardessus tout, on ne peut attendre aucune indépendance de pensée des conformistes. Cette société finirait par être balayée lorsque son environnement physique, social ou politique changerait. Et de façon absolument inévitable tout environnement change. La loi d’airain, c’est changer ou périr. On peut rétorquer qu’il existe pourtant des groupes qui maintiennent leurs traditions intactes sans ajouts ni retranchements comme par exemple les communautés amish ou hassidiques, communautés figées dans le temps, la loi de dieu donnée une fois pour toutes ayant préséance sur la loi des hommes. Mais ces groupes en fait trichent, ils profitent des innovations des autres, par exemple les traitements médicaux et de plus leur sécurité générale est prise en charge par l’État. De fait, il n’existe aucun exemple de société un tant soit peu complexe qui ne bouge jamais.
Dans la réalité évidemment toutes les sociétés s’appuient, et sur les « conformistes » et sur les « innovateurs », non pas sous forme de blocs purs mais distribués sur un arc qui va de l’inventeur/iconoclaste comme le linguiste Noam Chomsky, l’un des intellectuels les plus cités au monde au conformiste le plus épais (il y en a trop pour donner un nom). Le biologiste Mark Pagel, fellow de la Royal Society, souligne que nous partageons 99,6 % de nos gènes avec les chimpanzés; il a fallu une toute petite variation du génome pour produire les différences que l’on sait, entre eux et nous. Mark Pagel établit un parallèle avec la variation innovatrice aujourd’hui à l’œuvre dans la société. Une petite variation dans la façon de se soigner (vaccinations) ou dans la façon de communiquer (Iphone, facebook) sera reprise très rapidement par des millions de copieurs et entraînera d’importants changements sociétaux de comportement. Une société ne peut tolérer un trop grand nombre d’innovateurs si elle veut maintenir un niveau minimal de stabilité.
Permettez-moi une comparaison un peu osée, disons que toute société fonctionne comme un réacteur nucléaire. Les neutrons qui font éclater les noyaux pour produire de l’énergie doivent demeurer en nombre réduit grâce à l’eau lourde ou autre procédé, sinon tous les noyaux éclateraient d’un coup et la centrale nucléaire se transformerait instantanément en bombe atomique.
Mais ce dipôle qui permet à la société de perdurer est aussi la source de tragédies toujours recommencées, l’évolution ayant voulu que les conformistes soient prédisposés à la soumission et les iconoclastes à la transgression et au refus de l’embrigadement.
Mais pourquoi en estil ainsi ? Rien de bien mystérieux; il s’est produit depuis l’émergence des hominidés il y a près de 8 millions d’années une double pression sélective, l’une qui a poussé l’immense majorité vers la soumission à l’autorité (religieuse, politique ou intellectuelle), l’autre, une infime minorité vers la transgression. D’un côté, les foules qu’on embobine facilement, de l’autre les Chomsky, Soljenitsyne, Galilée, Pasteur, Einstein, Jésus, Mahomet, De Gaulle, Hitler, Staline, Pol Pot, qui éclairent ou au contraire nous emmènent dans des abîmes sans fond. Comme le dit si bien David Deutsch, professeur de physique quantique à Oxford, « l’Histoire nous confirme qu’une personne exceptionnellement inventive peut être des milliers de fois plus productive économiquement, intellectuellement ou de toute autre façon que la plupart des gens. Une telle personne peut provoquer d’immenses malheurs si elle consacrait ses pouvoirs au mal plutôt qu’au bien » (http://aeon.co/magazine/technology/david-deutschartificial-intelligence/ Octobre 2012).
Comment se fait-il que nous autres, l’immense majorité, soyons portés à être des conformistes et pourquoi si peu de personnes pensent-elles réellement par elles-mêmes, indifférente au qu’en-dira-t-on. La biologie évolutionnaire nous fournit là aussi une réponse. Durant sa longue et lente transformation, le petit d’hominidé avait d’autant plus de chances de survivre qu’il écoutait religieusement ses parents et les personnes en autorité sur ce qu’il fallait faire et ne pas faire pour éviter la mort. Peu de désobéissants survivaient, la nature ne faisant aucun cadeau. De plus, l’expérience montrait qu’on survivait mieux en groupe qu’isolément, ce qui a conforté durant les millions d’années de notre évolution notre désir de ne pas être trop différent des autres. Voilà pourquoi nous traînons avec nous cette détestable mentalité de troupeau, qui, lorsque nous sommes en foule, désarme le peu d’esprit critique et de sens moral dont nous sommes dotés. Sur ce sujet, les résultats de la célèbre expérience menée par le professeur Philip Zimbardo à l’université de Stanford en 1971 (effet Lucifer) font froid dans le dos quand on réalise qui nous sommes vraiment.
Des étudiants furent répartis en 2 groupes, un de prisonniers, l’autre de gardiens. Les prisonniers et les gardes s’adaptèrent rapidement aux rôles qu’on leur avait assignés, dépassant les limites de ce qui avait été prévu et conduisant à des situations réellement dangereuses et psychologiquement dommageables. L’une des conclusions de l’étude fut qu’un tiers des gardiens fit preuve de comportements sadiques. Malgré la dégradation des conditions et la perte de contrôle de l’expérience, une seule personne sur les cinquante participants de l’étude s’opposa à la poursuite de l’expérience pour des raisons morales (Wikipédia). On peut imaginer sans grand risque de se tromper que si dans la vraie vie cette personne morale savait que sa prise de position publique lui attirerait ainsi qu’à sa famille de graves ennuis et peut-être même la mort, le courage de se dresser contre l’infamie aurait été plus incertain.
Ajoutons que l’homo sapiens plus proche en cela du chimpanzé que du bonobo cherchera naturellement, soit à dominer, soit devra se soumettre au plus fort. La façon de faire société de l’homme au-delà d’un seuil minimal de complexité, s’est toujours moulée sur un principe de hiérarchie, d’où la révérence à l’égard des autorités fortes même lorsqu’elles ordonnent des comportements monstrueux. On ne peut expliquer autrement pourquoi des millions de personnes ont obéi sans beaucoup d’hésitations à tous les dictateurs et monstres que l’histoire a répertoriés (Hitler’s willing executionners, Daniel J. Goldhagen 1996).
Si la proportion de personnes pensant par elles-mêmes avait été nettement plus importante en Allemagne que celle des conformistes, aucun psychopathe n’aurait pu les manipuler. Elles auraient été capables de résister à l’ivresse qui emporte les foules en marche et suspend chez l’individu toute fonction cognitive au profit de l’émotion partagée, aveugle et hystérique.
Sans aller aussi loin dans l’horreur, prenons un cas plus près de nous, moins tragique mais tragique malgré tout dans son exemplarité. Lorsque Georges Bush fit voter en octobre 2001 un mois après l’attaque du 11 septembre, le patriot act qui lui permettait quasiment de déclarer la guerre à qui il voulait, aucun grand journal américain ne s’est à l’époque battu férocement contre cette décision, par peur d’être en décalage avec le sentiment populaire hystérique du moment. Même le New York Times qui s’enorgueillit de sa tradition journalistique fut contraint des années après de réitérer son mea culpa suite à l’affaire Snowden, en avouant qu’il avait manqué de l’éthique la plus élémentaire pour n’avoir pas questionné le bien-fondé des affirmations des autorités américaines. Ça ressemble étrangement (j’allais dire diablement) à l’effet Lucifer de Philip Zimbardo, et pourtant, il y a des journalistes intelligents et des intellectuels brillants au NYT. Rappelons également ce que disait Bill Clinton lorsqu’il conseillait sa femme Hillary dans sa course à la présidence en 2008, « les électeurs préféreront toujours un leader fort qui a tort à un leader faible qui a raison ». Il avait hélas raison. Hillary, bêtement, vota les mesures de guerre proposées par Bush sans même les lire. (NYT, 18 avril 2015). Voilà deux leaders, pas les pires de l’histoire loin de là, uniquement préoccupés par la victoire, ne montrant aucun souci de savoir si leur geste était conforme à un souci minimal d’éthique.
La barbarie surgit donc à la jonction de cinq phénomènes :
- Des temps incertains et particulièrement difficiles.
- Des masses en mal de conformité à un sacré qui les rassure, prêtes à l’embrigadement.
- Une extrême paucité d’esprits indépendants, rétifs à toute soumission.
- Des leaders psychopathes avec un thème sacré (Hitler, la race aryenne; Abou Bakr al-Baghdadi, le califat, etc.) se présentant comme des sauveurs, s’emparent du pouvoir légalement ou par la force.
- L’absence de structures démocratiques fortes s’appuyant sur de véritables contre-pouvoirs.
La conclusion serre le cœur. Ce qui fait qu’une société humaine perdure est aussi la source inépuisable de ses malheurs. Il ne peut y avoir de civilisation sans cet attribut humain de s’organiser en ensembles de plus en plus complexes, de coopérer pour produire de gigantesques réalisations, mais ce même attribut est l’ingrédient nécessaire, bien qu’heureusement non suffisant, de toute barbarie. C’est le destin tragique de l’humanité. Toutes les sociétés sont à risque, même celles qui ont fait de la défense des droits et libertés le socle de leurs constitutions, même le Canada. Imaginons à l’aube du XXIIe siècle un dérèglement climatique excessif avec des dizaines, peut-être même des centaines de millions de réfugiés aux portes du Canada, eston sûr qu’on agira intelligemment ? Même l’optimisme d’un Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard (The better angels of our nature 2011) n’y résisterait pas.
Pour ma part je ne vois rien d’autre comme barrières au barbarisme que :
1 l’élucidation du réel par la science
- le refus en tout temps du prêt-à-penser,
- la promotion d’une éthique de la résistance, puisque l’histoire de l’humanité montre clairement que les États, quels qu’ils soient, sont des monstres froids (De Gaulle)
- et le renforcement dans toutes les démocraties de véritables contre-pouvoirs.
Comme disait le philosophe Jankélévitch, à jamais marqué par la Shoah, « Ce qui est fait reste à faire ».
La meilleure histoire des sciences
pour lecteurs non avertis
Les humanistes sont, par définition, des amis et appréciateurs des sciences. J’ai lu des dizaines d’histoires des sciences et essais sur les sciences. Mais celui qui m’a procuré le plus de plaisir fut celui-ci du britannique Bill Bryson.
Son approche est des plus concrètes : de quoi sont faites les choses… les particules subatomiques, les atomes et molécules, les objets, les organismes vivants, la terre de son milieu à sa surface, les atmosphères, les astres… Les « factoïdes » de Bryson sont toujours percutants et amusants. C. Braun
Une histoire de tout ou presque de Bill Bryson, Paris: Payot, 2007
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