Zabi Enâyat-Zâda

Zabi Enâyat-Zâda

Par le récit intime des souvenirs de sa vie à Kaboul et à Montréal, Zabi Enâyat-Zâda nous livre ce que peu d’hommes musulmans ont encore révélé : le bouleversement intérieur que le choc culturel et l’exil lui ont fait vivre. Grâce à ses souvenirs, on découvre les tourments et les confrontations que peuvent vivre d’autres immigrants provenant de pays arabo-musulmans, et on comprend ce qui peut amener certains jeunes musulmans à se radicaliser. Zabi Enâyat-Zâda avait 17 ans quand il est arrivé au Québec. Il a appris le français et a poursuivi des études universitaires à Montréal. Sa belle maîtrise de notre langue lui a permis de publier, en collaboration avec Carolyne Jannard, montréalaise d’origine, Afghan et musulman, le Québec m’a conquis, préfacé par Djemila Benhabib. Le livre propose une réflexion dont cette conférence nous livre le fruit.

Par le récit intime des souvenirs de sa vie à Kaboul et à Montréal, Zabi Enâyat-Zâda nous livre ce que peu d’hommes musulmans ont encore révélé : le bouleversement intérieur que le choc culturel et l’exil lui ont fait vivre.
Grâce à ses souvenirs, on découvre les tourments et les confrontations que peuvent vivre d’autres immigrants provenant de pays arabo-musulmans, et on comprend ce qui peut amener certains jeunes musulmans à se radicaliser.
Zabi Enâyat-Zâda avait 17 ans quand il est arrivé au Québec. Il a appris le français et a poursuivi des études universitaires à Montréal. Sa belle maîtrise de notre langue lui a permis de publier, en collaboration avec Carolyne Jannard, montréalaise d’origine, Afghan et musulman, le Québec m’a conquis, préfacé par Djemila Benhabib. Le livre propose une réflexion dont cette conférence nous livre le fruit.

 

 

 

 

 

 

 

Page d’histoire.

L’Afghanistan est une terre ancienne. Dans le Nord-ouest on découvre des preuves que cette région était peuplée dès l’âge de bronze. Avant l’arrivée de l’islam, le pays était bouddhiste. Vous vous souvenez sans doute des bouddhas de Banyan, détruits par les talibans. La route de la soie sillonnait l’Afghanistan, tissant des liens entre L’Inde, la Chine et l’Europe. Alexandre le Grand est aussi passé par l’Afghanistan. Lorsqu’il l’a quitté pour conquérir l’Inde, il y a laissé un contingent, promettant de le ramener au bercail à son retour. Changement d’itinéraire, il ne revint jamais. Restés sur place, les descendants ont aujourd’hui les cheveux blonds, la peau claire et les yeux verts. Ils mangent assis à table alors que les Afghans mangent généralement à même le sol.

L’histoire moderne de l’Afghanistan commence avec l’arrivée au pouvoir du roi Amanullah Khan qui a régné de 1919 à 1929.  Il favorisait la scolarisation des femmes et voulait les libérer de la burka. Son épouse, la reine Soraya Tarzi, a beaucoup œuvré pour la libération de la femme afghane. Résultat : la révolte dite des Khost.  Menée par la tribu Pashtun des Mangal, puis par les tribus Sulaiman Khel et Ali Khel,  contre cette campagne d’occidentalisation forcée. Exil du roi. Suite de gouvernements divers, plus conservateurs.

1978 : coup d’État des communistes. Jusque-là, l’Afghanistan était féodal. Les communistes sont des universitaires, des fonctionnaires et proviennent d’une partie de l’armée. Ils veulent eux aussi émanciper la femme afghane. Un petit groupe d’islamistes s’y opposent. Les mujahidin. En pleine guerre froide, ils sont armés par les États-Unis. Le Pakistan les entraîne. L’Arabie Saoudite les finance. L’Afghanistan devient un terrain de jeu pour les grandes puissances. Tout comme la Syrie, aujourd’hui.

On crée des écoles coraniques pour fanatiser la jeunesse. Le mot d’ordre : « Tuez les infidèles ! »

Bref, chaque fois qu’un gouvernement afghan tente de moderniser le pays, de mettre en place la laïcité ou l’égalité hommes-femmes, il est bloqué par des groupes extrémistes.

 

Tabous

Parlons des tabous. Ils sont maintenus sous silence, l’omerta du non-dit… et on semble espérer qu’ils vont se résoudre d’eux-mêmes par l’effet d’une sorte de pensée magique, alors que seule la parole peut les résoudre.

La société afghane est essentiellement conçue pour les hommes. Le mâle. Hommes et femmes ne peuvent pas se côtoyer à l’extérieur de la maison. La femme qui sort doit porter une burka, ou un grand foulard lui masquant le visage. Elle doit être accompagnée par un père, un frère, un mari. La femme n’a pas accès à l’école, à l’université. Elle n’a pas droit aux soins médicaux, car il n’y a pas de femme médecin dans les hôpitaux. Les médecins sont des hommes sans lien de parenté avec elle. Il lui est donc interdit de s’adresser à eux.

Sous les talibans, l’homme devait obligatoirement porter la barbe longue et des vêtements traditionnels. Un de mes oncles a été arrêté. Motif ? Sa barbe ne poussait pas suffisamment. Dans les autobus, un rideau séparait les hommes assis à l’arrière et les femmes, à l’avant. Un couple prend le bus? Il doit se séparer.

Quand j’étais jeune, nous avions une piscine dans notre jardin, réservée aux garçons. Mes frères et moi y avions accès. Pas ma sœur, ni ma mère. À l’époque, c’était normal. Aujourd’hui, avec le bénéfice du recul…

Condition féminine et mariage

Une femme ne peut pas rire en public. C’est suspect. C’est une fille facile ? Elle cherche quoi ? L’honneur de la famille dépend de la capacité des hommes de soumettre les femmes. Il repose tout entier sur les épaules des femmes. Tout écart de conduite est châtié. Vous vous souvenez de l’affaire Shafia ? Les filles voulaient vivre à la québécoise. Pour le père, c’était une honte. Sanction.

Répression des sentiments : le retour du refoulé

L’Afghan veut bien paraître. Il ne parle pas de ses problèmes, fait silence sur ses sentiments, d’où de nombreuses difficultés. L’homme afghan est frustré. À l’extérieur de la maison, on ne voit que des hommes. S’il se trouve devant une femme en public, il est comme un enfant dans un magasin de bonbons interdits. Au lieu d’éduquer les hommes, on enferme la femme sous la burka, sous prétexte de la protéger. Solution de facilité. La burka n’est pas une invention des talibans. Elle est décrite dans les récits de voyage remontant à 1842. On montre souvent dans les réseaux sociaux la même dizaine de photos d’Afghanes habillées à l’occidentale dans les années 1970. Ces photos ont été prises à l’Université de Kaboul. Mais il s’agissait, même à l’époque, d’un comportement ultra-minoritaire.

Tabou inattendu : on ne peut pas demander à un homme le nom de sa mère, sa grand-mère, sa sœur. Cause de conflits. Cette distance entre hommes et femmes est génératrice de certaines perversions. Permettez-moi d’enfreindre un interdit pour vous les révéler.

 

Deux phénomènes 

Les filles que l’on habille en garçons pour les faire travailler. On appelle ça les bacha posh. En 35 ans de guerre, l’Afghanistan a perdu 2,5 millions de morts. Que dire des centaines de milliers d’handicapés. Les femmes n’ont pas le droit de travailler. Il n’y a pas de services sociaux. Les enfants doivent donc aller au boulot pour bonifier le revenu des familles. S’il n’y a pas de garçons, on habille les filles en garçons et elles s’adonnent aux petits métiers, la vente de rue – bouteilles d’eau, bonbons –, jusqu’à ce qu’elles soient pubères. Après quoi, elles doivent réintégrer le domicile familial où elles seront astreintes à la traditionnelle servitude féminine. Or, pendant quelques années, ces jeunes filles, momentanément émancipées par nécessité économique, ont goûté à la liberté qui est un monopole masculin.

Autre pratique, moins avouable les bacha bazi : les garçons que l’on habille et maquille en fille. Comme les femmes n’ont pas le droit de sortir, on fait danser ces garçons, lors de soirées coquines où les hommes boivent, se droguent et se livrent à tous les abus. Le silence dont ces pratiques sont entourées ne règle rien. Si on avait consacré à l’éducation l’argent englouti dans 35 ans de guerre, on aurait pu résoudre ces problèmes.

Voilà d’où je viens. Parlons maintenant de ma venue au Québec.

Québec : le choc culturel

Lors de mon arrivée à Montréal il y a 33 ans, j’ai subi un véritable choc : la présence, des femmes. Dans les bureaux, institutions d’enseignement, transports en commun. J’ai découvert une société laïque où hommes et femmes sont égaux. Nous sommes en décembre. Vu le froid, la neige, chacun, chacune porte tuques et manteaux. Au printemps, shorts, microjupes, camisoles légères font leur apparition. Dans l’autobus une fille en short s’assied à côté de moi. Délice interdite. Haram. Elle n’était pas ma sœur, ma cousine ni ma femme. En plus, elle n’était pas musulmane. J’avais dix-huit ans.  J’aimais bien… mais, de ce pas, j’allais directement en enfer. Dans le métro, s’il y avait deux places libres, à côté d’une belle femme et d’un gros monsieur… j’optais pour la seconde, bien que la première me tentait.

Autre surprise, la présence d’organismes de charité, de bienfaisance. L’aide aux réfugiés, aux élèves en difficulté d’apprentissage. La social-démocratie. En Afghanistan, la seule œuvre charitable est la construction de mosquées. Comme s’il n’y en avait pas assez. Les familles qui règlent la note pour tout l’édifice veillent à ce qu’il porte leur nom. Leur salut est alors assuré.  Au Québec, la dimension d’entraide, sans égard à l’origine, à la classe, à la religion m’a frappé.

Que dire de la liberté d’expression. J’avais quitté un pays contrôlé par les communistes. Interdit de critiquer le gouvernement, la police, l’autorité. Les extrémistes réprimaient toute critique de la religion. Voir les gens exprimer librement leurs réserves sur les hommes politiques, c’était inattendu. J’appréhendais l’emprisonnement. Pendant des années, j’ai été divisé entre culture afghane et québécoise. Ce qui était bien et mal vu ici et là-bas. Je me sentais coupable d’avoir abandonné mes oncles, mes tantes dans un pays en guerre. Le Québec m’offrait l’abondance, mais j’hésitais à en prendre ma juste part. Quand je m’offrais une bière, un bon restaurant, j’avais l’âme en peine.

Longtemps, j’ai été gêné de la burka, des talibans, de tout ce qui pouvait ternir l’image de mon pays d’origine. Avec les années, j’ai accepté ma culture, ma religion ce qui a facilité mon insertion dans la culture québécoise.  Puis, j’ai redécouvert mes origines. Ma religion. La culture afghane.  Le soufisme.  J’ai pris conscience que l’islam n’est pas nécessairement celui des talibans. Nous musulmans ne sommes ni meilleurs, ni pires que les autres. Prendre la parole m’a beaucoup aidé à me situer. Écrire mon livre avec Carolyne. Raconter mon histoire. Penser un peu à moi. La culture afghane est communautariste. On pense à l’autre et pas à soi. Même si on vit mille problèmes.

Vous avez compris que l’on ne peut pas venir d’une société comme la société afghane et se sentir à l’aise, dès le départ, dans une société laïque où hommes et femmes sont égaux, comme la société québécoise.   Pour moi, la laïcité et l’égalité homme-femme vont de pair. Cette égalité n’existe pas dans les pays régis par les religions. Les musulmans qui veulent pratiquer un islam salafiste et wahabite ont de la difficulté à vivre dans une société laïque comme celle-ci. D’où l’importance pour le Québec d’instaurer et de protéger la laïcité. Pour cela, il faut bien l’expliquer aux musulmans.

Expliquer la laïcité aux communautés immigrantes

Quand on a mis de l’avant la charte des valeurs, certains musulmans l’on mal comprise. Les musulmans du Québec viennent des quatre coins du monde. Ceux qui viennent d’Afrique du Nord sont plus volontiers francophones. Mais il y en a, comme moi, qui proviennent, de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Iran, de l’Inde, du Bangladesh, et qui ne le sont pas. Apprendre la langue exige du temps.  Pour beaucoup de musulmans originaires de ces pays, laïcité veux dire athéisme, interdiction des religions. Il faut donc leur expliquer ce qu’est la laïcité. La pression du Catholicisme vécue jadis au Québec.  L’oppression, la culpabilité étouffante, l’enfermement qu’ont vécu les Québécois. La Révolution tranquille qui leur a permis de s’émanciper. Avec raison, les Québécois ne veulent pas voir une autre religion instaurer une emprise rappelant celle dont ils se sont libérés après tant d’années.

Après la tragédie de Québec, le 29 janvier, les leaders musulmans ont affirmé que les mosquées étaient ouvertes à tous. Il faudrait les prendre au mot.  Une idée : des Québécois pourraient présenter l’histoire récente du Québec dans les mosquées. Le vendredi est la journée de prière. Les mosquées sont pleines. Pourquoi ne pas conclure une entente avec elles et, après la prière, aller expliquer correctement, cordialement l’histoire contemporaine du Québec, ce qu’est la laïcité. Et ces gens-là vont comprendre que c’est pour le bien-être de tout le monde. Après les assemblées de cuisine, organisons des assemblées « de mosquées ».

En conclusion, si le Québec était encore géré par des religieux, aucun musulman n’aurait pu venir s’installer ici. Quant à moi, si je me sens bien au Québec, si je me sens chez moi, c’est que nous vivons dans une société laïque, où les hommes et les femmes sont égaux. Ce trésor-là, il faut le chérir et le préserver.

 

 

 

 

 

 

Photos et propos recueillis par Pierre Cloutier

Pierre Cloutier

Pierre Cloutier

Membre de l’équipe de vidéastes de l’Association humaniste du Québec. Il a assuré l’organisation et la transcription de diverses conférences et produit nombre de vidéos de l’Association. Il a également contribué à la revue. Il est membre du Conseil national du Mouvement laïque québécois. Pierre a piloté pendant vingt ans la fonction de traduction dans une multinationale oeuvrant dans la gestion des ressources humaines. Membre agréé de l’OTTIAQ, à la retraite depuis dix ans, il est aujourd’hui traducteur indépendant.

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