Michel Virard

Michel Virard

Président de l'AHQ

Michel Virard est un des fondateurs de l’AHQ en 2005 avec Bernard Cloutier et Normand Baillargeon. Ingénieur et entrepreneur, il a également été administrateur des Sceptiques du Québec. il est depuis les tout débuts l’une des âmes dirigeantes de l’AHQ. 

François, oublions cinq minutes les personnages plus ou moins reluisants qui pensent représenter l’une ou l’autre opinion (tu avoueras qu’Adil Charkaoui, apôtre de la charia mur-à-mur, ne représente probablement pas ton idéal du chevalier défendant la liberté de religion) et voyons plutôt ce qui constitue réellement la « Liberté de Religion » en Occident. Je n’ai pas eu à chercher très longtemps parce que ce débat là a déjà été fait ailleurs et en profondeur. Ce sont les cours européennes qui ont défini, en fait, les termes qu’ils faut apprivoiser avant de se lancer sur la glace. Qu’est-ce qu’elles disent ces cours européennes ? D’abord et avant tout que le terme « Liberté de religion » recouvre deux réalités, la liberté de conscience (celle du for intérieur) et la liberté de pratique cultuelle (celle du for extérieur).  Cette distinction date de 1650 et a été faite à l’origine par l’Église catholique qui désirait avoir le contrôle du for intérieur mais laissait au bras séculier (la justice du roi) le for extérieur c’est à dire le contrôle du « corps » par opposition au contrôle de l’âme. Le 18e siècle nous a finalement donné la liberté absolue de conscience (via les Révolutions américaine et française) et ce fut la fin de la Sainte Inquisition car cette dernière ne s’intéressait pas tellement aux cultes et aux rites (qui pouvaient être mimés) mais à ce que les Marranos (Juifs convertis) et les Moriscos (Musulmans convertis) pouvaient réellement penser en leur for intérieur. Il s’agit là d’une immense libération: ne plus craindre le pouvoir parce qu’on ne pense pas comme les autres, c’est une des grandes conquêtes des Lumières. La liberté de culte, elle, n’a jamais été totale à aucune époque et dans aucun pays et c’est bien ainsi: tu ne voudrais certainement pas voir les sacrifices humains et divers supplices et tortures (for répandus dans les anciennes religions et même aujourd’hui) réapparaître au Québec en plein 21e siècle ? Tous les pouvoirs publics de tous les temps ont limité les pratiques religieuses à ce qui était conforme à la morale de l’époque.  Les Lumières ont autorisé la diversité des cultes mais ils sont tous restés sous surveillance et croire que nous avons une « liberté de religion » totale est évidemment absurde (la quantité de bêtises que j’ai entendues à ce sujet est effarante).

Mais, justement, quels sont les critères, aussi objectifs que possible, pour déterminer équitablement les limites à apporter aux pratiques cultuelles ? C’est ici que la démarche des cours européennes des vingt dernières années nous éclaire. Au coeur de l’interrogation il y a des cas faciles (non, vous ne pouvez pas couper la main des voleurs ou lapider vos femmes adultères parce que votre livre sacré le demande) et des cas plus difficiles, en particulier la notion de prosélytisme religieux. Doit-on permettre le prosélytisme ou au contraire l’interdire. Les cours répondent: ni l’un ni l’autre, c’est une liberté surveillée. C’est le sujet de l’article suivant (« Le prosélytisme au regard du droit : une liberté sous contrôle » de Vincente Fortier) dont j’ai extrait ce passage:

« Si la liberté de religion est d’abord liberté du for interne, c’est-à-dire du choix religieux et, à ce titre, liberté fondamentale et absolue, elle est également liberté du for externe, c’est-à-dire liberté de manifester sa foi. C’est la liberté religieuse en action, liberté des attitudes religieuses, liberté de suivre les rites, de pratiquer son culte et de propager sa foi. Dès 1993, la Cour européenne, dans une affaire désormais célèbre, considérait que le prosélytisme est une activité dont l’exercice est protégé au titre de la liberté de croyance religieuse. La liberté religieuse, dit la Cour, comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain par la manifestation de ses croyances sans quoi la liberté de changer de religion risquerait de demeurer lettre morte. La Cour européenne inscrit la liberté de prosélytisme à la croisée de deux libertés : « elle prend sa source à la fois dans le for interne (c’est elle qui donne corps à la liberté de changer de religion c’est-à-dire à la liberté d’option religieuse dans son acception la plus générale) et dans le for externe puisque, pour tenter de convaincre autrui du bien-fondé ou de la supériorité de sa croyance, il faut pouvoir l’exprimer ».

« Cependant, cette liberté d’expression de la foi n’est pas, contrairement à la liberté du for interne, une liberté absolue. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Je présume, François, que nous sommes bien d’accord pour considérer que pratiquer le prosélytisme religieux est effectivement un droit mais qu’il peut être limité selon certaines circonstances. C’est ici que la Cour européenne des droits introduit une distinction importante: celle de « prosélytisme abusif » qu’elle définit selon les lignes suivantes:

 » Á l’instar des autres libertés, celle de convaincre son prochain trouve sa limite dans la liberté de conscience de l’autre. « …

Et la Cour a défini le prosélytisme abusif dans les termes suivants : « une activité offrant des avantages matériels ou sociaux en vue d’obtenir des rattachements à une église, ou exerçant une pression abusive sur des personnes en situation de faiblesse ».

Après cela, pour juger de la légitimité de la partie controversée de la Charte proposée par le gouvernement du Québec, il nous reste réellement à déterminer deux choses:

1-Les signes religieux ostentatoires sont-ils du prosélytisme ?

2-Si oui, constituent-ils du prosélytisme abusif ?

La réponse à la première question ne fait guère de doute: oui, le prosélytisme se fait par toutes sortes de moyens non verbaux, tout comme la publicité d’ailleurs. Les signes religieux ostentatoires mais aussi les gestes religieux sont de puissants symboles destinés à renforcer les liens internes au groupe mais aussi à réaffirmer l’emprise sur les tièdes et impressionner les « autres ». Ils sont toujours utilisés pour démontrer la force du groupe.

La réponse à la seconde question est, elle, dépendante des situations et c’est ici que l’analyse a ses limites parce que la notion de « pression abusive sur des personnes en situation de faiblesse » est, il faut l’admettre, délicate à administrer. Malgré tout je crois qu’on peut assez facilement déterminer trois catégories de situation:

1) situation de faiblesse avérée:

– tout l’enseignement public, des CPE à l’Université, tombe dans cette situation,

– tous les fonctionnaires avec pouvoir coercitif (juge, policier, etc) tombent dans cette situation.

2) situation de faiblesse probable:

– citoyens/bénéficiaires recevant des services des autres fonctionnaires du gouvernement en situation d’autorité (exemple: guichetier, médecins, infirmières)

3) situation de faiblesse improbable:

– citoyens/bénéficiaires recevant des services des autres fonctionnaires du gouvernement non en situation d’autorité (exemple: personnel de soutien ou non en contact normal avec le public)

Je pense que pour les catégories 1 et 2 il faut certainement que la Charte soit appliquée en vertu du prosélytisme abusif des signes religieux ostentatoires. C’est aussi ce que la Cour européenne a jugé dans les cas qui lui ont été présentés (ex: enseignante voilée). Pour la troisième catégorie c’est la difficulté de créer et gérer deux classes de fonctionnaires, assujettis et non assujettis, qui est la raison de la décision du gouvernement d’appliquer la charte à l’ensemble des fonctionnaires. S’il était possible d’exclure la 3e catégorie de la Charte sans créer une montagne de problèmes, j’en serais heureux, sauf que je ne vois pas comment.

Rappelons pour mémoire, qu’il n’y a pas de « droit constitutionnel pour tous à un emploi de l’état » et que même au Canada multiculturel, un employeur n’a pas à aller au delà de l’accommodement raisonnable pour satisfaire les besoins religieux d’un employé. Or le prosélytisme abusif aux dépens des autres n’est pas justiciable d’un accommodement.

Tout cela m’amène à déclarer que la Charte proposée est légitime car elle découlera, tout comme les lois européennes visées par la Cour européenne, de la même source des droits, soit les Déclarations universelles des droits de l’homme et conventions internationales successives ratifiées par le Canada et les pays européens. Cela ne signifie aucunement qu’elle sera automatiquement considérée comme légale dans le cadre juridique particulier du Canada mais ça c’est une autre histoire, celle des contradictions internes et externes de la Charte canadienne des droits. Comme pour la loi 101, le Gouvernement du Québec n’aura sans doute pas le choix et devra utiliser la clause dérogatoire (nonobstant), clause qui a été expressément introduite pour éviter le « gouvernement des juges » à l’américaine et donner au corps législatif, expression de la souveraineté du peuple, le dernier mot. Comme pour la loi 101, nous nous en accommoderons…

« C’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot. » Pierre Elliott Trudeau.

Ton oncle Michel

Le lien du CIER:

http://www.msh-m.fr/presentation/centres-heberges/centre-interdisciplinaire-d-etude/les-cahiers/anciens-numeros/No3-Transmission-traduction/Articles,217/Le-proselytisme-au-regard-du-droit#1

 

2 Commentaires

  1. Guy Coignaud

    Mon cher Michel,
    Cette lettre à ton neveu illustre bien la vitalité du débat qui a été lancé par l’actuel gouvernement du Québec et la polarisation qu’il suscite au sein de la population … et des familles.
    Comme tu le mentionnes, il n’y a réellement qu’un point du projet de « charte » qui soit l’objet de controverse. Il y a un très large consensus au Québec pour supporter la laïcité et la neutralité de l’état et, bien sûr, l’égalité hommes-femmes. Seule l’interdiction du port de signes dits « religieux » par les employés de l’état pose problème.
    Je n’ajouterai pas ici mon grain de sel. Je suis opposé à cette interdiction, tu le sais. J’ai démissionné du CA de l’AHQ pour cette raison. De nombreux intervenants, de qualité et de motivations diverses, se sont exprimés sur la question, de part et d’autre. Il n’est pas innocent que tu ne nommes qu’Adil Charkaoui comme porte parole anti-charte… Tu aurais aussi pu nommer Barack Obama ou Richard Dawkins qui défendent sans réserve le droit de tous à porter hidjab, kippa ou turban ?
    Deux principes humanistes fondamentaux sont en question : la laïcité des institutions et les libertés individuelles. Les « Pros charte » les mettent ici en opposition alors que les « Antis charte » ne perçoivent pas que la liberté de porter des signes religieux par ses employés nuise au principe de neutralité de l’état. Je n’argumenterai pas ! Nous ne serons pas d’accord ! Je mentionnerai juste que nous sommes entourés de gouvernements, incluant le gouvernement fédéral du Canada, qui tolèrent le port de tels objets par leurs employés sans que cela ne pose problème. Le proposeur de cette charte est incapable de faire le début du commencement de la démonstration qu’il y a un problème et la plupart pour ne pas dire tous les intervenants qui œuvrent dans les domaines visés par la charte déclarent que la situation actuelle est tout à fait acceptable à cet égard.
    En ce qui concerne ta savante explication de l’évolution du principe de liberté de religion en Europe au cours des siècles et des décisions des cours européennes sur le sujet, je les trouve passionnantes mais tout autant hors contexte que ceux qui appuient la charte en raison des abus, des inégalités et des crimes qui peuvent être commis en terre d’Islam. Nous sommes au Québec, au Canada, en Amérique du Nord en 2013 ! Ce sont les lois québécoises et canadiennes, dans un contexte nord-américain, qui s’appliquent.
    Tu fais référence à la clause « nonobstant ». Pour qu’un principe, aussi fondamental qu’une liberté individuelle, enchâssé dans la constitution du pays, puisse être mis durablement entre parenthèses par un gouvernement provincial, cela requière un très large consensus dans la population et entre les différents partis politiques, ce qui, de toute évidence, n’est pas le cas sur cette question.
    Nous avons tous le droit à nos opinions et le droit de les défendre. Je déplore simplement que l’AHQ qui, dans ses principes rassembleurs, supposément partagés par tous, défend autant le respect des droits individuels que la laïcité des institutions, ne se garde pas, au moins, une petite gêne dans ce débat.

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  2. Victor

    Je suis croyant et humaniste (cette combinaison est possible!) et j’ai bien apprécié votre texte.

    Je répond plutôt au message précédant le miens, celui de M. Guy Coignaud. J’enrage lorsque j’entend les opposants à la Charte prétendre qu’ils défendent les libertés individuelles. Si c’était réellement le cas, toute personnes pourrait s’inventer un culte de son cru et s’attendre aux même privilèges que les «religieux ostantatoires». Mais tel n’est pas le cas. Le fonctionnaire trotskiste radical ne peut pas porter de symboles l’identifiant, et le passionné de ninjitsu ne pourra pas travailler en costume de ninja, alors qu’un membre d’une communauté religieuse pourra, lui (ou elle) afficher ses symboles. Et ce, même si cette personne n’a aucune conviction personnelle pour ces signes, mais qu’elle plie sous la pression de sa communauté.

    De fait, ce ne sont pas les individus qui profitent du régime actuel, mais uniquement les membres de religions aux vues rigoristes, autoritaires et bien souvent liberticides (allant souvent avec des moeurs contrôlantes comme le mariage organisé, la ségrégation des genres et le contrôle des faits et gestes). Les «midinettes du voile», porte-paroles très médiatisées du «libre-choix», ont à peu près toutes reçues de multiples formations sur «comment présenter l’Islam aux occidentaux». Elles sont des militantes et des activistes très engagées, et suivent un plan détaillé (et tout cela est amplement documenté). Ce qui est certes leur droit le plus strict dans notre pays, mais nous sommes loin des initiatives individuelles et spontanées qu’on pourrait imaginer.

    À part ces portes-paroles officielles, et les musticulturalistes et relativistes moraux, la plupart des auteurs qui connaissent le sujet de près, ceux et celles provenant de pays musulmans, nous mettent en garde. J’ai un a-priori très favorable à la diversité, mais à force de me renseigner, j’ai rejeté complètement l’argument des libertés individuelles, que je trouve maintenant odieux, tordu, et parfaitement indigeste, en regard de la réalité concrète.

    Lorsque les droits individuels sont utilisés comme un cheval de Troie qui fait progresser l’autoritarisme et le communautarisme, on ne peut plus appeler cela des droits individuels.

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