cet article de l’Humanité que nous reproduisons ici nous a été suggéré par André Cloutier un membre de l’AHQ.
L’Humanité, France, mardi 9 février 2021
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Les petits prosélytes du cinéma évangélique tissent leur toile
Par Cyprien Caddeo
Les films « basés sur la foi » et ayant pour vocation la conversion sont des succès aux États-Unis, surfant sur l’élan du protestantisme évangélique des années Trump. En France, il se dégage timidement mais sûrement une audience.
Sa diffusion fut plutôt confidentielle, noyée dans le flux des longs métrages privés de sorties en salles par le Covid. Mais elle est loin d’être anodine. En octobre 2020, le drame américain Unplanned débarquait en vidéo à la demande sur le sol français. Sa particularité ? Être, après la Bible bien sûr, l’œuvre de chevet des militants anti-avortement outre-Atlantique. Le pitch se réclame d’une histoire vraie. Celle d’Abby Johnson, ancienne employée du Planned Parenthood ( le PPFA, équivalent états-unien de notre Planning familial ), qui, convaincue d’avoir vu un fœtus se « débattre et se tortiller » pour « échapper » ( sic ) à un avortement, s’est engagée dans une croisade contre l’organisation et le « lobby pro-IVG » – ce que nous autres profanes appelons le droit des femmes.
Une mouvance proche de l’extrême droite
Mélodrame de propagande grossière et abjecte, le film met en scène les avortées comme des mutilées de guerre, avec autant d’effets vomitifs que possible. Le tout recouvert d’une musique lourdingue et angoissante, qu’on s’attend à trouver dans un film d’action, lorsque le démineur ne sait plus s’il faut couper le fil bleu ou le fil vert. Les militants « pro-vie », qui harcèlent les jeunes femmes à l’entrée des centres d’avortement et comparent l’IVG à l’Holocauste, sont décrits comme de sympathiques et miséricordieux activistes à fleur de peau. Le PPFA, grande figure antagoniste, incarne quant à elle une multinationale froide et cynique, « soutenue par Bill Gates, George Soros et Warren Buffett » et carburant au business de la mise à mort. Le film affirme même sans sourciller que le Planning familial est « l’une des plus puissantes organisations de la planète » ( ce qui, à l’heure où le droit à l’avortement recule aux États-Unis, en Italie ou en Pologne, est au mieux ironique ).
Le « faith-based », un cinéma d’évangélisation
Unplanned représente une niche particulière dans l’industrie américaine du septième art : le cinéma « faith-based » ( basé sur la foi ). Soit des films à visée communautaire, produits dans le Midwest ou le Sud conservateur, d’abord à destination des États les plus rigoristes, mais qui ont vocation à être ensuite distribués dans le monde à des fins d’évangélisation. Car ce cinéma prosélyte se déploie avec pour toile de fond le poids social et politique grandissant du protestantisme évangélique, mouvance libérale et ultraconservatrice qui insiste sur la conversion individuelle et l’idée d’une « nouvelle naissance » pour les convertis. « En comptabilisant toutes les tendances ( Wasp, latinos, Black Churches, nouvelles Églises asiatiques, etc. ), les protestants évangéliques des États-Unis avoisinent environ quatre-vingt-dix millions de fidèles », rappelle l’historien Sébastien Fath. En 2016, ils ont voté à 80 % pour Donald Trump. Tandis que leurs homologues brésiliens ont fait la courte échelle à Jair Bolsonaro, dont ils n’ont pas manqué de prêcher la « bonne parole ».
« En comptabilisant toutes les tendances, les protestants évangéliques des États-Unis avoisinent environ quatre-vingt-dix millions de fidèles. » – Sébastien Fath, historien.
Hollywood, Babylone corrompue et décadente
Pour les évangéliques, le cinéma constitue un fantastique outil pour convertir les masses. Face à un Hollywood vu comme une Babylone corrompue et décadente, ils en sont venus à développer leurs propres studios de production. Citons Kendrick Brothers, fondé par le pasteur géorgien Alex Kendrick, réalisateur du film les Pouvoirs de la prière – qui, en substance, explique aux femmes que si leur couple bat de l’aile, c’est qu’elles ne communient pas assez avec Dieu.
Unplanned, avec le soutien financier de Mike Lindell, improbable magnat de l’oreiller, mécène de Donald Trump et théoricien du complot à ses heures.
Mais le marché du film chrétien est surtout dominé par Pure Flix. Avec 200 millions de chiffre d’affaires générés depuis 2014, le « Netflix évangélique », basé en Arizona, produit, distribue et bénéficie de sa plateforme de streaming, à l’audience suffisante pour aiguiser les appétits d’un géant comme Sony, qui l’a rachetée en 2020. Pour la firme japonaise, il s’agit avant tout d’investir un nouveau public : on dénombre 660 millions de protestants évangéliques à travers le monde.
Et tant pis si Pure Flix flirte allègrement avec l’extrême droite. Le studio est à la manœuvre derrière Unplanned, avec le soutien financier de Mike Lindell, improbable magnat de l’oreiller, mécène de Donald Trump et théoricien du complot à ses heures. L’entreprise a également distribué, via sa filiale Quality Flix, le délirant film révisionniste Death of a Nation, qui compare le président Trump à Abraham Lincoln et soutient que le Parti démocrate s’inspire du nazisme.
Saje s’appuie sur une plateforme de streaming
Comment, alors, de tels films atterrissent-ils en France ? Un acteur en particulier s’y attelle : Saje Distribution. Ce distributeur atypique et encore modeste a fait traverser l’Atlantique à Unplanned. Fondée en 2012, Saje s’inscrit dans un réseau mondial de distibuteurs-producteurs « faith-based », alimenté par le marché américain. L’entreprise s’inspire en partie du modèle Pure Flix. Elle distribue de nombreuses productions du studio arizonien, comme la trilogie des Dieu n’est pas mort, où il s’agit à chaque fois pour le héros de convaincre des méchants athées de l’existence du Tout-Puissant. Saje s’appuie sur une plateforme de streaming, le Film chrétien, et a pour ambition de passer à la production. À la différence de Pure Flix, Saje vise une audience plus large que la seule communauté évangélique française, qui représente 650 000 fidèles.
A sa tête, Hubert de Torcy, membre de la Communauté de l’Emmanuel
Son fondateur, Hubert de Torcy, est d’ailleurs catholique, routard expérimenté des médias chrétiens français, de la chaîne KTO au magazine l’1visible. Il est aussi membre de la Communauté de l’Emmanuel, une association ayant pour objectif l’évangélisation et ayant gravité par le passé autour de la Manif pour tous. Toutefois, il ne cache pas son admiration pour le succès stratégique des protestants évangéliques et considère le cinéma « comme un moyen d’évangélisation adapté à notre temps ». « Je suis impressionné par le zèle et la détermination de mes frères évangéliques. C’est un motif d’action de grâce pour moi, déclarait-il en 2018 sur le site de la Communauté de l’Emmanuel. J’ai l’impression que si Dieu a dû susciter les mouvements évangéliques, c’est pour qu’ils puissent accomplir des missions dont personne ne se charge dans l’Église catholique aujourd’hui. »
« J’ai l’impression que si Dieu a dû susciter les mouvements évangéliques, c’est pour qu’ils puissent accomplir des missions dont personne ne se charge dans l’Église catholique aujourd’hui. » – Hubert de Torcy.
Saje Distribution se cantonne majoritairement à la diffusion en VOD et Svod ( vidéo payée à la demande ou via une plateforme ), notamment de séries d’animation destinées à la catéchèse, mais certains de ses films trouvent le chemin des salles obscures. D’aucuns sont des œuvres plus modérées, comme le péplum biblique la Résurrection du Christ, qui s’est offert un joli petit succès, avec 100 000 entrées en France en 2016. D’autres sont des productions évangéliques assumées, à l’instar de Jésus, l’enquête : un « thriller » estampillé Pure Flix où un journaliste athée s’efforce de prouver à sa femme fraîchement convertie que le Christ n’a jamais ressuscité. Et échoue, forcément.
« Unplanned », un film de propagande anti-avortement
Saje n’assume qu’à moitié son partenariat avec Pure Flix. Concernant la sortie d’Unplanned, l’entreprise explique dans un dossier de presse ne pas avoir souhaité le sortir en salles, « étant donné le contexte français, où les questions liées à l’avortement peuvent malheureusement donner lieu à des manifestations agressives de part et d’autre », et pour éviter « des situations embarrassantes de pressions médiatiques ou autre ». « Notre souhait est de pouvoir contribuer à une réflexion ouverte sur le sujet délicat et controversé de l’avortement », ajoute encore Saje, qui défend un film « bien moins caricatural et manichéen que bon nombre de films qui nous viennent des États-Unis ». Un sacré euphémisme pour décrire un long métrage dont le happy end consiste en la démolition d’un centre d’avortement à la tractopelle, sous les applaudissements d’une foule dévote.
Lire aussi : « Droits des femmes : les leaders réacs du monde entier s’unissent contre l’IVG. » < https://www.humanite.fr/droits-des-femmes-les-leaders-reacs-du-monde-entier-sunissent-contre-livg-695770 >.
Lire aussi : « Quand la droite conservatrice s’attaque à l’avortement. » < https://www.humanite.fr/quand-la-droite-conservatrice-sattaque-lavortement-685843 >.
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