L’altruisme honteux : la trahison comme forme ultime de moralité humaniste
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
Y a t-il quelque chose que l’on puisse faire de plus humaniste que de sacrifier sa vie pour une grande cause ? Lorsqu’on pense aux humanistes les plus extraordinaires et admirables, ne pense t-on pas aux martyrs Mandela, Ghandi et compagnie ? Il vaut de noter toutefois que ces grandes idoles ont misé sur une victoire collective qu’elles espéraient gagner et savourer de leur vivant. Il y a plus humaniste à faire. Cela consiste à sacrifier définitivement sa vie ainsi que la qualité de vie de sa famille immédiate, dans l’ignominie et la déchéance, sans espoir de rédemption ni de triomphe, le tout pour une cause plus grande que celle de sa propre tribu. On pourrait penser que de tels cas ne puissent relever que de légendes telle celle de Prométhée le demi-dieu qui vola le feu des dieux pour le donner aux hommes et qui fut condamné par la suite à se faire dévorer le foie par un aigle pour l’éternité. Il s’agit là du plus grand geste humaniste qui se puisse: celui de trahir sa tribu pour de plus faibles qui sont en plus grand nombre.
La trahison est une question de dates
André Thérive
Pourtant, on trouve des exemples de femmes et d’hommes bien réels qui ont sacrifié leur vie, leur réputation et la qualité de vie de leur famille immédiate pour une cause humaine plus large. Ce sont les traitres sublimes, les objecteurs de conscience et déserteurs, les honnêtes délateurs et les apostats que l’histoire oublie, en l’honneur desquels aucune statue ne sera jamais érigée, et dont la mémoire croupit dans les antichambres les plus obscures de l’histoire. Ce n’est qu’à la Renaissance que les premiers humanistes d’Europe, Dante dans sa Divine comédie, Érasme dans son Éloge de la folie, ont pu commencer à vaguement envisager la possibilité de ce type de héros ultime.
On aime la trahison, mais le traitre est odieux
César Auguste cité par Plutarque
Les traitres, aussi bien intentionnés qu’ils veuillent se croire, sont souvent des personnages troubles, affublés d’une tare, des êtres souffrants, revanchards, envieux, cupides, paranoïaques, incapables de vraiment s’intégrer à une famille, à un collectif, à une tribu, à une communauté, à un employeur. On pense à Brutus qui trahit César, à Bradley Manning qui aurait trahi les Forces armées américaines pour transmettre à Julian Assange (Wikileaks) les missives diplomatiques américaines, à William Patrick Hitler, le neveu d’Adolph, citoyen britannique qui tenta à maintes reprises d’obtenir un bon poste dans l’appareil nazi, mais qui se voyant refuser le privilège convoité s’enrôla dans la marine américaine.
Les traitres n’ont aucune valeur rédemptrice s’ils sont véreux, s’ils vendent leur âme pour une pièce d’argent ou pour éviter un inconfort ou un risque, ce qui semble être souvent le cas chez ceux que l’on emprisonne ou exécute pour trahison. Le traitre est toujours mal vu. Et s’il survit à l’offense qu’il commet, ce sont l’opprobre de sa tribu ainsi que la méfiance des autres qui finiront par avoir sa peau. Une étude américaine sur les délateurs au travail rapporte que 100% d’entre eux perdent leur emploi, 90% d’entre eux vivent de l’anxiété, du stress, de la dépression tandis que 80% en subissent des problèmes de santé physique, 54% se font harceler dans leur milieu de travail, 17% perdent leur domicile, 15% subissent un divorce, et 10% tentent de se suicider.
Mais existe-t-il de grands traitres parfaitement sains d’esprit, possédant un jugement moral exemplaire, qui eurent sauvé d’innombrables vies, ou au moins créé un monde meilleur pour nous tous ? Assurément ! Mais qui donc peut prétendre avoir un tel jugement ? Qui peut mobiliser un tel cran ? Sont-ce ceux qui eurent voulu assassiner Hitler ? Regardons cela de plus près.
Les sublimes traitres tombeurs d’empereurs De la demi douzaine de comploteurs qui ont tenté d’assassiner Hitler, tous sauf un étaient d’enthousiastes fascistes qui ne reprochaient à Hitler que de perdre la guerre !, sauf un. Le général Allemand Friedrich Olbricht était un démocrate à tendance libérale qui détestait le nazisme. Pour avoir tenté de prendre la vie d’Hitler en 1944, il fut exécuté. La cohorte des « traitres » de Hitler nous montre à quel point il faut être prudent avant de glorifier un « traitre »…
Un autre exemple de faux héros parmi les « traitres » est Sherron Watkins, cette gestionnaire qui est réputée avoir fait tomber Enron, une des plus grosses multinationales du monde. En réalité, elle a soulevé son inquiétude quant à l’éventualité de pratiques comptables douteuses auprès du PDG, Kenneth Lay, en 2001, via un petit courriel assez insignifiant. Elle a continué à opérer dans un cadre qu’elle savait illégal en pensant qu’elle s’était déchargée de ses responsabilités. Elle a été glorifiée par les médias, dont Time Magazine en particulier, comme délatrice héroïque du siècle. Il n’en fut rien du tout.
Pourtant quelques sublimes traitres comme Olbricht ont réussi à faire tomber, à juste titre, de puissants et viles empereurs. Mark Felt, Directeur associé du FBI, était « Deep throat ». Il fit tomber en 1972 l’homme le plus puissant du monde, son patron, président de son propre pays, Richard Nixon, pour des comportements corrompus qui minaient la démocratie. Suite aux révélations sournoises de Felt (il s’est tout de même caché pendant 30 ans), le chef du personnel de la Maison Blanche, H. R. Haldeman, ainsi que le conseiller présidentiel John Ehrlichman, se sont fait imposer des peines de prison. On allait y penser deux fois dorénavant avant de corrompre l’appareil d’État pour « surveiller » l’opposition politique.
Daniel Ellsberg, un officier du State Departement américain, a réussi à miner l’effort de guerre de son pays au Vietnam en écoulant en 1971 au New York Times les « Pentagon papers » montrant la corruption, les magouilles et les intentions impérialistes grossières de son gouvernement. L’élan impérial du peuple américain en fut ébranlé, de telle sorte que même si ce peuple continue à approuver invasion après invasion, le lobby pacifiste ne cesse de croitre.
J’ai particulièrement apprécié cette notion des « héros de la paix » pour désigner les déserteurs Jacques Ferron
Le remords militaire comme source de trahison On peut se dire que ce n’est pas aux cœurs tendres de devenir militaires, de vouer leur vie à tuer les gens et a fortiori, de servir un empire qui spolie les peuples. Ne sont-ils pas nigauds ceux qui se font embaucher par des forces armées pour ensuite se repentir ? Peut-être. Mais ne sont-ils pas immoraux ceux qui vivent le même sentiment de remords et qui y restent ? C’est ainsi que l’on peut comprendre que la vaste majorité des déserteurs de l’occident qui ont élu de vivre dans le camp socialiste furent des militaires. D’autres employés des forces armées de puissances impériales, écoeurés de constater le bellicisme de leur patrie, ont trouvé le courage de dénoncer leur propre pays, leur propre gouvernement, leurs propres camarades d’armes.
En 2003, le fonctionnaire britannique et scientifique, Dr David Kelly, fut identifié comme l’expert en armements de destruction massive qui avait discrédité dans les médias les sources utilisées par son gouvernement pour faire croire à la possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein, et par conséquent, pour justifier le massacre de la population irakienne et l’invasion et spoliation de ce pays. Une campagne de dénigrement de Kelly s’ensuivit. On trouva le Dr Kelly mort dans son jardin. Les uns croient à un suicide, les autres à un assassinat. Tous s’accordent pour reconnaitre que sa mort était due aux conséquences de son geste de délation. Aujourd’hui il ne reste que Tony Blair pour continuer à justifier son jugement de la crédibilité des sources qui étaient à sa disposition pour juger si oui ou non Saddam Hussein représentait un menace grave à la paix mondiale.
Dégouté par le traitement illégal et inhumain que les soldats américains infligeaient aux prisonniers de la prison Abu Garib en Iraq, Joseph Darby, un réserviste de l’armée américaine et policier militaire, a fait circuler en 2004 des milliers de photographies des horreurs commises par ses camarades et compatriotes. Darby a tenté de rester anonyme, mais Donald Rumsfeld a divulgué son nom lors d’une audition devant le Sénat américain. Darby s’est fait ostraciser par ses amis et voisins, sa maison vandaliser, et il craint maintenant pour sa vie. Il a reçu une lettre outrancière de Donald Rumsfeld lui demandant de cesser de le mentionner comme celui qui a révélé son geste au grand public. Il continue à travailler pour les forces armées américaines, mais sous protection constante d’une équipe militaire.
Les lois de la nature affirment plutôt que de prohiber. Celui qui les viole est son propre avocat, juge, jury et bourreau
Luther Burbank
Trahir son employeur ou son gouvernement pour laisser respirer la planète. De magnifiques traîtres ont défendu la santé des populations mondiales au prix de leurs intérêts personnels ainsi que ceux de leur employeur et de leurs proches. Dans ces cas, la cible de la trahison est habituellement un comportement grossièrement cupide et destructeur d’une multinationale ou dangereux d’un gouvernement favorable au développement économique à tout prix.
Rick S. Piltz, employé du gouvernement américain dans son Programme scientifique sur les changements climatiques, a trahi ses propres employeurs et son gouvernement lorsqu’il a dénoncé en 2005 le maquillage grossier du rapport de son employeur par un employé de la Maison Blanche. La volonté et la capacité du gouvernement américain de retarder les mesures mondiales qui s’imposent mettaient en péril, pensait-il, l’avenir de l’humanité. L’histoire pourrait bien lui donner raison. À un niveau plus immédiat, celui que Piltz avait dénoncé, Philip Cooney, a du quitter son emploi au gouvernement et est allé travailler pour Exxon Mobil.
Jeffrey Wigand a dénoncé en 1996 l’industrie du tabac, plus particulièrement son employeur, Brown & Williamson, après avoir compris que celui-ci connaissait sciemment les dangers du tabac, qu’il cachait les données scientifiques dont il disposait, qu’il magouillait pour acheter divers chercheurs, et qu’il mentait au grand public, qu’il augmentait la proportion des ingrédients comme la nicotine aptes à accentuer la dépendance au tabac. On lui doit déjà, à lui ainsi qu’à quelques autres «traîtres» de l’industrie du tabac, des millions de vies sauvées puisque les compagnies de tabac ont été humiliées par ces procès et que les gens ont pour cette raison commencé à réduire leur consommation de tabac.
Karen Silkwood était une activiste syndicale et technicienne à l’usine de traitement nucléaire McGee à Crescent, Oklahoma. Elle était une teigne en ce qui a trait aux dispositions de sécurité, et elle a dénoncé publiquement ses employeurs à ce chapitre. Plusieurs pensent qu’elle a été assassinée sous l’apparence d’un accident d’automobile en 1974. Depuis les catastrophes de Three Mile Island et de Chernobyl, l’histoire donne raison à Karen Silkwood.
Dans une démocratie les pauvres auront plus de pouvoir que les riches, parce qu’ils sont plus nombreux et que la volonté de la majorité est suprême
Aristote
Trahir son gouvernement pour défendre la démocratie Pour que la démocratie soit viable, des agneaux sacrificiels sont requis en tout temps. Les puissants de ce monde n’aiment jamais la démocratie, dont le but, la signification essentielle, est la distribution du pouvoir au peuple et donc du même coup, forcément, l’émasculation des puissants. Les puissants de ce monde essaient donc de faire semblant d’être démocrates tout en chipant le pouvoir, en cachette, ou en le grugeant par manipulation.
Pour qu’une démocratie soit viable, cela prend une société de droit. Si la police est corrompue, la démocratie est fortement compromise. Cela prend énormément d’abnégation pour dénoncer un policier corrompu. C’est dangereux. Frank Serpico fut un policier New Yorkais qui osa dénoncer en 1971 ses collègues lorsqu’il réalisa qu’ils étaient corrompus. Il tenta d’abord de dénoncer la corruption à l’intérieur de la police. Voyant que la corruption était endémique et allait de la base jusqu’à la mairie, il révéla l’étendue du problème aux médias locaux. Il en paya de sa vie lorsque pendant une opération policière, il se fit trahir par ses collègues policiers et reçut une balle d’un trafiquant d’héroïne et fut laissé à son sort, au bout de son sang, sans que des secours n’aient jamais été appelés.
Une démocratie libérale avancée ne pratique pas la surveillance généralisée et secrète de sa population. Le danger de dérapage est inestimable. Il suffit d’un rien pour que la surveillance antiterroriste ou anti crime ou antidrogue ne passe à la répression politique et donc à la destruction complète de la démocratie. Mark Klein, technicien pour le conglomérat des télécommunications AT&T, au moment où il avait pris sa retraite, a révélé publiquement l’installation en 2003 d’un système d’écoute à la salle 641A of 611 Folsom Street à San Francisco où trois étages étaient occupés par AT&T. L’administration Bush y avait installé une surveillance massive de la population, par écoute téléphonique, sous l’égide de la National Security Agency à la suite des attaques terroristes du 11 septembre.
La transparence et l’imputabilité sont des principes sans lesquels la démocratie est impossible. Qu’en serait-il si les autorités fiscales pouvaient en tout impunité écumer les avoirs de la population ? En 1997, Jennifer Long, une employée du Internal Revenue Service américain a dénoncé publiquement des abus endémiques de son ministère. L’IRS a essayé de la faire congédier mais le congrès américain a fait avorter ces procédures de rétribution et a adopté de nouvelles lois pour mieux protéger les contribuables de leur propre gouvernement. Elle continue à se faire harceler par son employeur.
Qu’en est-il de la démocratie lorsque la science, particulièrement la médecine, se fait privatiser et tombe ensuite aux mains des multinationales ? Les Drs. Ned Feder et Walter Stewart ont été harcelés par le National Institute of Health, leur employeur, lorsqu’ils ont dénoncé, entre 2002 et 2006, des cas de fraude et de plagiat dans la communauté scientifique. Le Dr Feder a été un des premiers officiels gouvernementaux à proposer que les chercheurs soient obligés de divulguer leurs bailleurs de fonds. Il s’est fait critiquer et harceler pour ce geste. Pourtant, quelques années plus tard, cette pratique est quasi universelle dans le monde des périodiques scientifiques.
La trahison est noble lorsqu’elle vise la tyrannie
Pierre Corneille
Trahir sa tribu pour en protéger une plus faible Mordechai Vanunu est un juif sépharade qui travaillait comme technicien pour l’industrie de l’armement nucléaire israélienne. En 1986 il a révélé au public mondial la force de frappe nucléaire d’Israël. À cette époque Israël cachait sa capacité de frappe nucléaire et échappait donc aux mécanismes de surveillance et de coopération mondiales en cette matière. Elle continue d’ailleurs à le faire. Elle envisageait et envisage encore sérieusement d’anéantir certains de ses voisins arabes encombrants. Elle a offert à l’Afrique du sud apartheid de lui installer sa propre industrie de l’armement nucléaire. Vananu fut kidnappé à Londres par le Mossad et fut jeté en prison en confinement solitaire pendant 18 ans. Il reste en « house arrest » depuis lors. Cette punition fut dénoncée par plusieurs gouvernements occidentaux ainsi que par Amnistie Internationale. Vanunu a été maintes fois proposé pour le prix Nobel de la paix.
Christoph Meili, un gardien de sécurité d’une banque suisse, est tombé par hasard en 1997 sur des documents prouvant que son employeur volait le patrimoine de nombreux juifs victimes de l’holocauste. Après qu’il eut rendu public le pot aux roses, il fut congédié et il fut même poursuivi en justice par le gouvernement national de la Suisse. Il reçut la nationalité américaine à titre de réfugié politique.
Conclusion. L’humanisme n’est pas que du rose bonbon et de la tarte aux pommes. Certaines personnes, à un certain moment de leur vie, pourront être assujetties au test ultime de leur humanisme. Choisiront-elles alors de faire le bien pour le plus grand nombre au prix de leur propre confort ? Ou choisiront-elles de rester confortablement intégrées à leur tribu honteuse ?
L’humanisme est capable de voir certains apostats comme des « amoureux de la vérité », certains déserteurs comme des «héros de la paix», certains délateurs comme des « agneaux sacrificiels » et certains traîtres comme des « citoyens du monde ».
La condition humaine est en soi un drame. Nous sommes tous responsables les uns des autres. Mais nous sommes irrévocablement et impitoyablement seuls à pouvoir exercer notre jugement sur la façon dont nous devons nous comporter en société.
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