Intolérance des religions envers les traducteurs
Jean Delisle
Traducteur
Jean Delisle est un auteur, un professeur de traduction, un traducteur agréé, un terminologue agréé, un traductologue et un historien de la traduction canadien. Il a rédigé de nombreux ouvrages spécialisés concernant la traduction, notamment quant à l’histoire de la traduction et de la terminologie au Canada. Il est professeur émérite de l’Université d’Ottawa et également membre de l’Association humaniste du Québec.
Si un traducteur doit payer son travail de sa vie ou de sa liberté, c’est que les enjeux de son activité sont parfois plus élevés qu’on ne le croit.
Anthony PYM
À certaines périodes de leur histoire, des sociétés ou des institutions deviennent des lieux opprimants, où règne un écrasant conformisme idéologique. Le carcan du prêt-à-penser qu’elles imposent empêche l’individu d’évoluer et de remettre en question des « vérités » jugées immuables, que ce soit dans les domaines scientifique, politique, social ou religieux. Le dogmatisme sclérose la pensée. Les théocraties et les idéologies totalitaires sont des exemples de tels carcans qui entravent la liberté individuelle. Il est souvent risqué d’exprimer des opinions qui vont à contre-courant de la pensée hégémonique. Plus d’un traducteur en a fait l’expérience en repoussant les limites du pouvoir-dire au point de faire chanceler les bases de l’orthodoxie.
La traduction, au même titre que l’alphabétisation, l’éducation et l’imprimerie, se révèle un puissant moyen de démocratisation et de diffusion des connaissances. Au XVIe siècle, alors que l’Europe est déchirée par les querelles religieuses, la traduction est au cœur du violent débat qui oppose, d’une part, les partisans d’une démocratisation des écrits bibliques (les réformistes) et, d’autre part, les autorités religieuses (l’Église) alliées aux détenteurs des connaissances (l’Université). L’Église et l’Université sont alors deux puissantes institutions fortement attachées à leurs privilèges et à leurs traditions. Les autorités religieuses, convaincues d’être les seuls dépositaires de la vérité dite « révélée », se ferment à la critique ou aux remises en question et exercent une censure étroite et souvent brutale. Ce faisant, elles pratiquent un dirigisme moral et dogmatique intransigeant qui conduisit aux pires excès de violence. S’inscrivant dans le prolongement de l’esprit des Croisades, la Contre-Réforme et l’Inquisition, constituent deux formes de la « guerre sainte » menée par les catholiques. Le djihad chrétien a précédé le djihad islamique. L’invention de l’imprimerie, à la même époque, aura pour effet de décupler la portée du travail des traducteurs. Victor Hugo a écrit : « Avant l’imprimerie, la Réforme n’eût été qu’un schisme; l’imprimerie la fait révolution. » La libération des esprits qui accompagne l’humanisme de la Renaissance ébranle l’ordre établi jusque dans ses fondements. Et qui dit humanisme, dit traduction.
Certains traducteurs courageux font figure de dissidents. John Wyclif, Martin Luther, Jean Hus sont au nombre des premiers traducteurs réformistes qui ont mené le combat de la liberté d’expression, tandis que Clément Marot et Fray Luis de Leon, ce dernier n’ayant pas quitté le giron de l’Église catholique, ont été victimes de persécutions et emprisonnés pour avoir traduit en langue vulgaire des extraits de la Bible.
Traduire n’est pas toujours un acte neutre. La prise de parole, même d’une parole relayée comme la traduction, peut être lourde de conséquences. En voici quelques exemples
Déjà au XIVe siècle, les précurseurs de la Réforme, John Wyclif et Jean Hus, ont maille à partir avec les autorités religieuses. Après des études théologiques à Oxford, John Wyclif (1320-1384) s’impose rapidement comme chef du mouvement anticlérical et antipapal, et appelle de ses vœux la réforme de l’Église. Il se prononce également pour la séparation de l’Église et de l’État, condamne la pratique des indulgences, critique la conception de l’Église catholique sur la communion et prêche le retour à la Bible comme source de la foi. Wyclif produit une traduction de la Bible en langue vulgaire. Malgré ses imperfections, sa traduction n’en jette pas moins les fondements de la langue biblique anglaise et contribue au développement de la prose anglaise. Le traducteur est victime de persécutions tout au long de sa vie et ses écrits sont brûlés sur la place publique. Même mort, il n’a pas trouvé le repos. En effet, 44 ans après son décès, on exhume ses restes sur un ordre du Concile de Constance et on répand ses cendres dans une rivière. Le sort réservé à Jean Hus est plus tragique encore.
Prêtre, doyen, puis recteur de l’Université de Prague, Jean Hus (1369-1415) est un théologien et un prédicateur éloquent qui attire les foules. Il adhère aux thèses de Wyclif et prêche dans la langue du peuple. Ses sermons portent sur ce qu’il considère les erreurs du catholicisme. Il est lui aussi l’auteur d’une traduction de la Bible qui contribue à fixer la langue littéraire tchèque. Il dénonce avec force les indulgences que l’antipape Jean XXIII [note #1] accorde à ceux qui s’engagent dans l’armée qu’il lève pour combattre les souverains refusant de reconnaître son autorité. Excommunié deux fois, notamment pour avoir organisé un autodafé de livres sur les indulgences, Jean Hus est convoqué au Concile de Constance. Bien qu’il soit muni d’un sauf-conduit, il est aussitôt arrêté et emprisonné. Il est accusé d’hérésie, tout comme Wyclif. Dans sa prison, il exhorte par lettres ses disciples à rester fidèles à ses enseignements. Jugé, il refuse de se rétracter et est condamné sur le champ à être brûlé vif. Le supplice a lieu le jour même de sa condamnation, le 6 juillet 1415. Ses cendres sont ensuite jetées dans le Rhin. Ses disciples le considèrent comme un patriote et un martyr de la foi. Avant même la fin du concile, un mouvement de révolte naît en Bohême. Ses partisans, nommés hussites, sont sauvagement réprimés par le nouveau pape Martin V.
William Tyndale (1494-1536), l’un des plus grands traducteurs anglais de la Bible, fut victime des luttes d’allégeance religieuse entre catholiques et anglicans au XVIe siècle. Ce diplômé d’Oxford connaît sept langues, dont l’hébreu et le grec, ce qui n’est pas courant à l’époque. Il commence à traduire le Nouveau Testament à partir du grec vers 1523, mais, craignant pour sa sécurité, il se rend poursuivre son travail en Allemagne, où il rencontre Luther. À Londres, il voit des gens emprisonnés et mis à mort pour avoir lu ou eu en leur possession des écrits du réformateur allemand. Il n’ignore pas qu’une traduction anglaise de la Bible connaîtrait le même sort que les livres de Luther. Il n’a pas tort : la traduction anglaise de son Nouveau Testament imprimée à Cologne en 1525 est frappée d’interdiction avant même la fin de son impression. Un évêque a déclaré y avoir relevé 3000 erreurs. L’Église fait acheter tous les exemplaires pour qu’ils ne tombent pas entre les mains du peuple. Toute personne prise en possession d’un exemplaire de cette traduction est excommuniée.
Réfugié à Anvers, Tyndale fait imprimer son Nouveau Testament à trois mille exemplaires dans une édition de petit format. Dissimulés dans des caisses, des barils, des balles de coton, des sacs de farine, les « dangereux » volumes passent clandestinement en Angleterre. Tyndale n’en continue pas moins son œuvre en traduisant le Pentateuque à partir de l’hébreu. Constamment pourchassé par ses nombreux ennemis, il est trahi par un ami et emprisonné au Château de Vilvoorde, à 8 km de Bruxelles. Sa captivité dure un an et demi. Dans une lettre adressée aux autorités, le traducteur demande des vêtements chauds, une lampe, une Bible hébraïque ainsi qu’une grammaire et un dictionnaire d’hébreu pour parfaire sa connaissance de cette langue et entreprendre la traduction de l’Ancien Testament. Condamné à mort par Henri VIII, William Tyndale est étranglé, puis brûlé, le 6 octobre 1536.
Le poète et traducteur Clément Marot (1496-1544), gagné aux idées de la Réforme, manifeste une attitude libertaire et ses prises de position lui valent de nombreuses inimitiés et même des haines farouches. Il traduit des auteurs grecs et latins, mais toutes ses traductions, d’inégale valeur, sont éclipsées par sa version des Psaumes de David. À deux occasions, Marot fera connaissance des prisons royales, dont une fois pour avoir mangé du lard pendant le carême. Chaque fois il est libéré par François Ier, dont il est le poète officiel. On lui en veut d’avoir traduit en vers les Psaumes de la Bible. L’Église, qui entend garder la main haute sur les textes sacrés, soulève contre lui une tempête religieuse. La Sorbonne juge que toute traduction des Saintes Écritures en français est entachée d’hérésie. Marot doit fuir à Genève pour échapper aux persécutions. Il y termine auprès de Calvin une nouvelle série de vingt psaumes, révise les précédents et publie, en 1543, un recueil de Cinquante Psaumes, qui connaît un grand retentissement. Il meurt à Turin l’année suivante.
Le moine, poète et traducteur espagnol Fray Luis de León (1527-1591) était animé d’un esprit très indépendant et même rebelle. Certains historiens voient en lui un héritier d’Érasme, l’une des grandes figures de l’humanisme au XVIe siècle. Né dans une famille d’origine juive, Luis de León fait des études de théologie à la prestigieuse Université de Salamanque. Son franc-parler l’amène à s’élever avec véhémence contre la vie relâchée de son ordre, les Augustins. À la demande d’une religieuse, l’humaniste entreprend la traduction en castillan du Cantique des Cantiques. Cette traduction restera l’une de ses œuvres majeures. Il participe à la vive controverse qui oppose les Augustins aux Dominicains. À la suite de dénonciations, il est traduit devant le tribunal de l’Inquisition et incarcéré. Les chefs d’accusation retenus contre lui sont nombreux : il a donné la primauté au texte hébreu de l’Ancien Testament et critiqué la Vulgate [1], il a traduit le Cantique des Cantiques en langue vulgaire et l’a publié sans les licences requises et, enfin, il est d’ascendance juive et il fréquente des personnalités d’origine juive. Ces accusations tiennent pour une bonne part à de tenaces inimitiés et à d’insidieuses vengeances personnelles. Il passa près de cinq ans en prison. Sa vie aura été marquée par les persécutions que lui inflige l’Inquisition.
Ces quelques exemples de traducteurs victimes de persécutions religieuses remontent à plusieurs siècles et mettent en cause le christianisme. Encore de nos jours, la vie de certains traducteurs est menacée soit à la suite de condamnation ou de censure religieuse, soit pour des raisons d’ordre politique. Quelques cas récents survenus en Iran, en Azerbaïdjan et en Afghanistan nous rappellent que traduire peut exposer les traducteurs à bien des risques.
Les violentes réactions survenues à la suite de la publication des Versets sataniques (1988) de Salman Rushdie ont été très médiatisées. On se souvient que les autorités religieuses musulmanes ont jugé ce roman, en nomination pour le prestigieux Booker Prize, pervers et blasphématoire envers l’Islam et la personne du Prophète. Elles y ont vu une « machine de guerre littéraire contre l’Islam ». Des milliers de musulmans descendent dans les rues en Angleterre, au Pakistan et en Inde pour réclamer que le livre soit interdit et son auteur, châtié. Des exemplaires du livre sont brûlés sur la place publique.
Les cris des protestataires sont entendus. Le 14 février 1989, le guide spirituel de la Révolution islamique et du monde chiite iranien, l’ayatollah Khomeiny, émet une fatwa et demande aux musulmans d’exécuter l’écrivain britannique. On promet une récompense correspondant à 21 500 dollars américains à tout Iranien qui liquidera Rushdie, ce montant étant ramené à 7500 dollars, si l’assassin est d’une autre nationalité. Huit ans plus tard, une fondation iranienne portera la récompense à 2,5 millions de dollars. L’inique fatwa de Khomeiny a forcé Rushdie, désormais considéré comme un « renégat de la religion », à entrer dans la clandestinité. Tous les pays musulmans et certains États à majorité musulmane de l’Inde ont banni son livre. Ce qui nous intéresse ici c’est le sort réservé à ses traducteurs.
Le traducteur japonais Hitoshi Igarashi, 44 ans, a été tué de plusieurs coups de couteau le 12 juillet 1991 devant la porte de son bureau à l’Université Tsukuba, au nord-est de Tokyo, pour avoir traduit le roman de Rushdie. Le professeur Igarashi travaillait pourtant au rapprochement des cultures et à une meilleure compréhension entre les peuples, comme en font foi ses deux ouvrages La Renaissance islamique et Médecine et sagesse de l’Orient [2]. Pour sa part, le traducteur italien Ettore Capriolo, alors âgé de 61 ans, avait survécu, neuf jours plus tôt, à un attentat similaire à l’arme blanche dans son appartement de Milan. Son assaillant était Iranien [2]. L’éditeur britannique de Rushdie a lui aussi reçu des menaces de mort, tandis que l’éditeur norvégien, William Nygaard, a échappé à une tentative de meurtre et a été grièvement blessé par balle devant son domicile, à Oslo.
La traduction des Versets sataniques montre à quel point le sort d’un traducteur est lié à celui de l’auteur qu’il réincarne dans une autre langue. Jamais n’a été aussi vraie l’observation de l’écrivain et traducteur russe Vassili Trediakovski : « Du traducteur et de l’auteur, il n’y a que le nom qui diffère [3] ». Dominique Grandmont a exprimé un point de vue identique : « Traduire, c’est écrire sous le nom d’un autre au risque d’être méconnu. Mais c’est finir par mettre son nom sur un autre au risque d’être confondu avec lui [4]. » C’est exactement ce qui est arrivé aux traducteurs de Rushdie qui ont subi les contrecoups de l’ignoble fatwa lancée contre lui.
En Azerbaïdjan, le journaliste-traducteur Avez Zeinally est accusé en 2007 en vertu du Code criminel d’« incitation à la haine religieuse, nationale et raciale ». Son crime : avoir traduit en azéri Mon combat d’Adolf Hitler. Le tribunal lui interdit de quitter Baku et le condamne à deux ans de « travail réparateur », c’est-à-dire à verser au gouvernement 20 % de son salaire. Traduire un auteur n’implique pas que l’on adhère forcément à ses idées. Le messager peut-il être tenu responsable de la teneur du message? Ce traducteur et ceux de Rushdie l’ont été.
L’écrivain satirique turc Aziz Nesin (1915-1995) a fait plusieurs séjours en prison pour délit d’opinion. Il a été rédacteur de plusieurs périodiques satiriques à tendance socialiste. Toute sa vie, il a lutté contre l’ignorance et l’intégrisme. Il s’est fait le champion de la liberté d’expression et a revendiqué le droit de critiquer l’islam. Ses livres dénoncent les bureaucrates et les injustices sociales ainsi que l’oppression et les brutalités dont sont victimes les citoyens turcs. Il semble avoir été le seul auteur turc à vivre de sa plume. Ses ouvrages ont été traduits dans plus de trente langues. Tout ce que lui rapportent ses publications va à la fondation qui porte son nom et qui vient en aide aux enfants démunis.
Il lui a fallu une bonne dose d’audace pour entreprendre en 1990 une traduction du roman très controversé de Salman Rushdie. Téméraire ou provocateur, il rend publique l’annonce de son projet en 1993, sachant pertinemment que l’importation et la distribution des Versets sataniques en Turquie sont strictement interdites depuis 1989. Qui plus est, Aziz Nesin n’avait obtenu ni l’accord de l’auteur ni les droits de traduction de l’éditeur. Après l’annonce de son projet de traduction, de nombreuses menaces de mort lui sont adressées. Un journal iranien réclame même que la fatwa lancée contre Rushdie s’applique aussi à Nesin, s’il persiste dans ses intentions de publier une version turque du roman.
Un homme d’affaires du nom de Mehmet Ali Sadoglu offrit l’équivalent de 250 000 dollars américains à quiconque réussirait à assassiner Aziz Nesin. Celui-ci était devenu une cible des fondamentalistes de son pays. Il a été au centre des tragiques incidents de Sivas, en Anatolie, où 37 personnes, dont plusieurs écrivains, ont péri le 2 juillet 1993 dans l’incendie d’un hôtel allumé par des intégristes qui voulaient s’en prendre à lui. Les manifestants protestaient contre les propos critiques sur le Coran que Aziz Nesin avait tenus lors d’un congrès organisé dans cette ville, en scandant « mort aux infidèles » et en réclamant l’application de la charia. Au moment de sa mort, l’auteur-traducteur préparait un rassemblement qui devait se tenir à Istanbul en 1996 contre l’intégrisme religieux.
En 2007, en Afghanistan, Ahmed Ghous Zalmai, alors porte-parole du procureur général, apporte dans une mosquée de Kabul une traduction du Coran. Cette traduction anonyme en langue dari, dialecte persan parlé en Afghanistan, est l’œuvre d’un Iranien vivant aux États-Unis et diffusée sur Internet [5]. Les personnes présentes à la mosquée jugent la traduction excellente. Un religieux très respecté procède à une vérification minutieuse de sa fidélité et confirme par lettre son exactitude. Il estime, en outre, que la traduction peut être diffusée. On demande donc à Ahmed Zalmai d’user de son influence et de ses relations pour la faire reproduire. L’éditeur Mohammad Ateef Noori accepte d’en imprimer mille exemplaires.
Sitôt sortie des presses, la traduction soulève la colère de groupes intégristes, de parlementaires et de membres de la hiérarchie religieuse qui réclament à hauts cris une « punition exemplaire » pour tous ceux qui ont participé à la diffusion de cette version du Coran. Pourquoi? Parce qu’on a omis de reproduire en regard le texte arabe original, ce qui laisse entendre que cette version remplace l’original. Aucune loi afghane pourtant n’interdit de publier le Coran sans l’accompagner de l’original. Mais lorsque rien n’est prévu dans la loi, les tribunaux sont libres d’appliquer la loi canonique de l’islam, la charia. Ahmed Zalmai est condamné à vingt ans de prison et son éditeur à cinq ans. En février 2009, la Cour d’appel afghane a maintenu ces verdicts, mais après avoir passé deux ans et demi en prison, Ahmed Zalmai a été gracié par le président Hamid Karzai et a pu recouvrer sa liberté.
Toute attitude fondamentaliste, qu’elle soit d’inspiration chrétienne, musulmane ou autre, a un côté excessif et un caractère profondément inhumain. Le fait que Zalmai ait été antérieurement journaliste et président de l’Association nationale des journalistes afghans a-t-il joué en sa défaveur? A-t-on voulu le réduire au silence? Est-ce un motif inavoué de la sévérité de sa peine? Quoi qu’il en soit, cette condamnation soulève l’indignation. À Washington, le président fondateur de l’Institut des affaires d’ordre religieux et public, organisme sans but lucratif qui défend la liberté de religion dans le monde, a déclaré : « En vertu du droit universel à la libre expression de sa religion et même de la Constitution afghane, affirme Joseph K. Grieboski, ces hommes [Zalmai et Noori] n’ont violé aucune loi en traduisant le Coran comme ils l’ont fait. Ce genre de querelles sur les pratiques religieuses et la théologie doivent demeurer dans le domaine des convictions religieuses, sans que l’État ou les tribunaux aient à intervenir ou à rendre des verdicts [6]. » Il a demandé aux autorités afghanes de retirer les accusations.
En Iran, le musulman Mehdi Debadj se convertit au protestantisme à la fin des années 1960 et entreprend de traduire la Bible, tout en poursuivant une carrière de professeur. L’attitude des autorités iraniennes à l’égard des religions autres que l’islam est ambiguë. Les seules religions tolérées par la Constitution du pays sont le christianisme, le judaïsme et un culte préislamique encore professé de nos jours par les parsis, le zoroastrisme. En théorie, ces petites communautés disposent de représentants au Parlement et sont autorisées à pratiquer leur culte, à éduquer leurs enfants dans leurs croyances et à avoir leurs propres écoles. En pratique, elles font face à mille et une tracasseries administratives et à diverses formes de harcèlement de la part des autorités. Une forte discrimination envers les minorités religieuses existe en Iran depuis l’avènement de la République islamique.
Mehdi Debadj est arrêté en 1983 en raison de ses croyances religieuses. Relâché peu de temps après, moyennant le versement d’une caution par son Église, il fut arrêté de nouveau. On l’a torturé pour qu’il abjure et renonce à ses activités religieuses. Durant ses dix années de détention, il a été constamment transféré de prisons. Dans celle de Sari, il a été gardé dans un cachot sans lumière d’à peine un mètre carré. Pendant tout ce temps, il est resté sans nouvelles de sa femme et de ses enfants. Ce ministre des Assemblées de Dieu [7] a été détenu sans qu’aucune accusation précise soit portée contre lui. Il subit finalement son procès en 1993 et fut condamné à mort pour « crime d’apostasie » et « espionnage religieux ».
Grâce au battage médiatique entourant sa condamnation et aux pressions internationales, en particulier des gouvernements français et américain, le traducteur fut remis en liberté. Mais sa liberté fut de courte durée : le 5 juillet 1994, son cadavre est découvert dans une forêt près de Téhéran. Son crime : avoir changé de religion et traduit la Bible. Mehdi Debadj est une autre victime de l’intolérance religieuse. L’ancien premier ministre de l’Iran, proche de l’ayatollah Khomeiny, Mir Hossein Moussavi, avait fondé beaucoup d’espoir dans la Révolution de 1979. Trente ans plus tard, il n’y croit plus. « La dictature au nom de la religion, dit-il, est la pire des dictatures [8]. »
Conclusion
Ces quelques cas, lointains et récents, montrent à l’évidence que, devant l’intolérance des religions, la traduction peut être une arme de combat. Elle pratique des brèches dans le mur des langues, mais aussi dans les forteresses idéologiques. Elle fissure la pensée monolithique, ébranle les positions dogmatiques, confronte les intégrismes réducteurs. La traduction teste la tolérance des sociétés à la diversité d’opinions et au pluralisme culturel.
Partout où des libertés sont bafouées, des traducteurs qui attachent du prix au respect de la dignité humaine et à la liberté d’expression représentent une menace pour les régimes totalitaires et les orthodoxies religieuses ou idéologiques. Les bûchers, les excommunications, les fatwas, les chaînes, les échafauds, les exécutions sommaires, les peines de réclusion sont autant de manifestations sinistres de l’intolérance de ces régimes et de ces doctrines à œillères.
Traduire est parfois un crime passible de la prison ou de l’échafaud.
Au Siècle des lumières, D’Alembert avait bien vu que « de toutes les injustices dont les traducteurs ont droit de se plaindre, la principale est la manière dont on a coutume de les censurer [9] ».
[1]. Texte officiel de l’Église catholique depuis le Concile de Trente (1546).
[2]. « Il y a cinq ans que Salman Rushdie survit au fanatisme musulman », La Presse, 13 février 1994, p. B-5. Aussi Steven R. Weisman, « A Translator of Rushdie’s Novel Is Slain at a Japanese University », The New York Times, 13 juillet 1991, p. 1, 5.
[3]. Cité dans « Quelques opinions russes sur la traduction », Babel, vol. 25, no 1, 1979, p. 57. Vassili Trediakovski (1703- 1769).
[4]. Le voyage de traduire [c1992], Creil, Bernard Dumerchez, 1997, p. 54-55.
[5]. http://www.quran-farsi.net/Quran/FarsiMenu01.htm
[6]. International Center for Law and Religion Studies, « Afghan Court Upholds 20-Year Sentence for Two Convicted of Translating Quran without Original Arabic Text », février 2009. Internet. [Notre traduction]. [7]. Le plus important groupe de pentecôtistes dans la mouvance protestante évangélique.
[8]. Cité dans Laura-Julie Perreault, « Vague de pendaison imminente en Iran », La Presse, 3 février 2010, p. A-17.
[9]. « Observations sur l’art de traduire » [c1763], dans Œuvres de d’Alembert, Genève, Slatkine Reprints, 1967, t. IV, p. 42.
Note # 1:
Il y eut bel et bien deux papes qui ont porté le nom de Jean XXIII. Notre contemporain, celui qui convoqua le Concile de Vatican II au début des années 1960, a pris le nom de Jean XXIII, précisément pour effacer la mémoire du premier, l’antipape, qui vécut de 1360 à 1419.
Selon le Petit Robert, un antipape est un pape « considéré par l’Église comme irrégulièrement élu et non reconnu par elle ». On trouvera la biographie du premier Jean XXIII dans Wikipedia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_XXIII_ (antipape). Voici le début de cet article :
« Baldassarre Cossa (Procida, province de Naples, v. 1360–Florence, 22 décembre 1419), élu pape par le concile de Pise en 1410 sous le nom de Jean XXIII, déposé par le concile de Constance en 1415, est considéré comme un antipape par l’Église catholique romaine. »
C’est l’époque troublée du schisme au cours duquel il y eut simultanément trois papes.
Dieu devait dormir pendant qu’ici-bas les croyants s’amusaient à élire des papes…
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