Différences religieuses intersexes, socialisation et sélection sexuelle

par Août 15, 2012Articles de fond, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

Daniel Baril

Daniel Baril

Daniel Baril a été journaliste à l’hebdomadaire Forum de l’Université de Montréal pendant près de 23 ans. Il est actuellement président du Mouvement laïque québécois (par intermittence pendant deux décennies) et a été également membre du conseil d’administration de l’Association humaniste du Québec. Il est le cofondateur du groupe Les Intellectuels pour la laïcité et co-rédacteur de la Déclaration pour un Québec
laïque et pluraliste. 

La théorie de l’évolution et de l’investissement parental demeure l’explication la plus satisfaisante des différences intersexes

Le texte de Claude Braun publié dans le numéro précédent du Québec humaniste en aura sans doute surpris plusieurs. Les données qu’il nous présente montrent que quelles que soient les cultures, les femmes affichent une religiosité plus forte que les hommes. Plus surprenant encore, cette différence persiste dans les démocraties libérales où elle semble plus importante que dans les régimes plus autoritaires.

La religiosité plus importante des femmes est un fait bien connu en sociologie et en psychologie de la religion. Mais ces deux disciplines n’arrivent pas à donner une explication satisfaisante de la persistance de ce phénomène. L’explication qui vient spontanément à l’esprit des sociologues est que la socialisation différenciée selon le sexe amène les femmes à être plus religieuses. Cette hypothèse sera ici confrontée à une approche évolutionniste.

La socialisation remise en question

Le modèle de la socialisation est aisément testable et il l’a été à plusieurs reprises. L’une des études les plus complètes de ce côté est celle de Miller et Stark (2002) qui ont formulé une dizaine d’hypothèses testées à l’aide des données de divers sondages et recensements.

La première hypothèse postulait que la différence religieuse intersexe (DRI) devait être plus faible à la fin des années 90 qu’au début des années 70 puisque les différences de genre dans l’éducation et la socialisation ont beaucoup diminué pendant cette période. Mais les sondages indiquent que la DRI n’a pas varié: aux États-Unis, elle est demeurée la même pour l’assistance aux offices religieux, la croyance en la vie après la mort, la loyauté envers sa religion et la fréquence de la prière.

Une deuxième hypothèse voulait que la DRI soit significativement plus faible chez les Américains faisant preuve de moins de stéréotypes sexistes. Pour les mêmes variables que l’hypothèse précédente, les données montrent qu’à la fin des années 90 la DRI était plus forte chez les libéraux que chez les traditionnalistes. Dans le cas de la croyance en la vie après la mort, elle est même plus du double, passant de 0.11 chez les traditionnalistes à 0.28 chez les libéraux.

La même hypothèse a été testée à l’aide de sondages effectués auprès de 73 000 personnes de 54 pays. Là encore, les résultats montrent que la DRI est plus forte chez ceux qui ont une attitude libérale face aux rôles sociaux que chez les traditionnalistes.

L’incroyance: une position à risque

Devant l’invalidation de ces deux hypothèses, Miller et Stark avancent l’idée audacieuse suivante: si la religion exerce une pression de conformité morale et sociale, le fait d’être irréligieux est donc une attitude risquée puisque l’incroyant encoure le châtiment divin. Considérer l’irréligion comme un comportement à risque pourrait ainsi expliquer pourquoi les hommes affichent une religiosité plus faible que les femmes puisque, dans tous les domaines, ils sont plus portés que les femmes à prendre des risques. Cette propension masculine repose, selon les deux psychologues, sur des différences physiologiques, mais ils ne vont pas plus loin dans cette explication.

Les six hypothèses qu’ils ont formulées sur la base de ce modèle ont été confirmées. La DRI est plus faible au sein des religions où le fait d’être irréligieux est plus facilement accepté que dans celles où l’incroyance est condamnée, donc risquée. Pour la pratique de la prière, par exemple, elle est plus forte chez les catholiques et les protestants (0.37) que chez les juifs non orthodoxes (0.15).

Miller et Sark postulent également que la DRI devrait être plus faible dans les populations chrétiennes que dans celles à plus forte concentration de bouddhistes, le bouddhisme étant très tolérant face aux diverses attitudes à l’égard de la religion. Cela est confirmé entre autres par la comparaison entre les États-Unis et le Japon. Sur cinq marqueurs de religiosité (appartenance à une religion, importance de la religion, fréquentation des offices, croyance en l’au-delà, croyance en la survie), quatre affichent une DRI plus forte aux États-Unis qu’au Japon. Ces différences persistent lorsqu’on retranche l’effet de l’éducation, du revenu et du conservatisme face aux stéréotypes sociaux.

Travail et enfants à charge

Le modèle de la socialisation sexuellement différenciée a été testé par plusieurs autres chercheurs et n’a jamais donné de résultats cohérents avec les hypothèses formulées. Voici quelques exemples parmi d’autres (pour une présentation plus détaillée de ces études, voir Baril 2002).

De Vauss et McAllister (1987) ont voulu vérifier si la DRI était liée au fait de travailler ou non; si c’est le cas, elle devrait disparaître lorsque le travail des femmes est égal à celui des hommes (temps partiel, temps plein, sans emploi). Seulement une des cinq hypothèses reliées au travail et à la charge des enfants a reçu une confirmation: les femmes qui travaillent à plein temps sont « moins religieuses » que les ménagères, mais ces fluctuations ne suivent pas le même profil que celles des hommes et la présence d’enfant n’y change rien.

Au Canada, l’étude de Gee (1991) montre que l’augmentation du temps de travail des femmes est corrélée positivement à une baisse de la fréquentation de l’église mais cela n’est pas observable chez les hommes. Le type d’emploi n’explique pas plus la DRI et donne des résultats inconsistants avec les attentes: dans les postes d’administration, les femmes s’avèrent moins pratiquantes que les hommes; elles sont 49 % à fréquenter régulièrement les offices contre 60 % des hommes.

Toujours au Canada, l’analyse des données de l’enquête longitudinale de Statistique Canada de 1994-1995 (Jones, 1999) montre qu’il n’y a pas de différence dans le taux de pratique religieuse chez les enfants dont les mères travaillent à temps plein et les enfants dont les mères sont sans emploi : ils sont respectivement 35 % et 34 % à assister à un service religieux au moins une fois par mois.

Le modèle de la socialisation différenciée s’avère une mauvaise piste pour expliquer la DRI.

Les femmes et la misogynie des religions

Selon l’hypothèse de la socialisation, les femmes devraient être moins attirées que les hommes par la religion puisque toutes les religions tiennent un discours misogyne et écartent les femmes du pouvoir. Pourtant, comme on l’a vu, c’est le contraire qui est observé. Ozorak (1996) a cherché à élucider cette contradiction auprès de protestantes, de catholiques et de juives américaines. Les répondantes ont toutes souligné que ce qui les attire dans la religion est d’abord et avant tout l’expérience de partage qu’elles vivent au sein de la communauté et que le pouvoir leur importe peu. Dieu est pour elles un ami plutôt qu’un juge.

L’importance du communautarisme et des relations interpersonnelles ressort aussi dans l’étude de Davidman et Greil (1993) portant sur les motifs de conversion de NewYorkaises de culture juive laïque nouvellement passées au judaïsme orthodoxe.

La religiosité de femmes n’est donc pas un indice de masochisme de leur part; comme tous les croyants de toutes les religions, elles individualisent leur religion et y puisent ce qui leur convient.

Sélection sexuelle et investissement parental

Les études en psychologie de la religion qui se sont penchées sur les DRI montrent que ce n’est pas tant le fait d’être de sexe féminin qui s’avère être le meilleur prédicteur de religiosité forte, mais le fait de présenter une personnalité où dominent des traits psychologiques féminins, notamment l’empathie, l’anxiété et le communautarisme. Inversement, les personnalités où dominent des habiletés considérées comme masculines (dont les comportements à risque, l’agressivité et l’attrait pour le pouvoir) affichent une religiosité plus faible. Cela vaut indépendamment du sexe de la personne.

Mais les études de sociologie et de psychologie qui utilisent ces mesures demeurent impuissantes à expliquer pourquoi les habiletés psychosociales en question persistent dans toutes les cultures et à toutes les époques. C’est ici que l’approche darwinienne de la sélection sexuelle et de l’investissement parental s’avère fort éclairante.

Cette théorie prédit que l’on rencontrera des différences intersexes là où les mâles et les femelles ont eu à solutionner des problèmes adaptatifs différents reliés à leur rôle respectif dans la reproduction. Ainsi, le sexe qui investit le plus dans la reproduction sera moins porté à prendre des risques afin de protéger l’énergie déjà investie; il sera par conséquent plus anxieux (mécanisme d’évitement) et fera preuve de plus d’empathie afin d’assurer les soins des nouveau-nés. Chez les mammifères, cela incombe aux femelles.

Comme les fonctions d’enfantement rendent les femelles moins disponibles pour la reproduction et que cet investissement les amène à être plus sélectives à l’égard du partenaire reproducteur, les mâles devront donc compétitionner entre eux pour se reproduire. Cette compétition nécessite d’être combatif et de prendre des risques pour affronter les autres mâles et pour s’approprier les ressources alimentaires et économiques assurant la survie des rejetons. La recherche de pouvoir découle de ces fonctions.

Ce modèle englobe l’élément central de l’hypothèse de Miller et Stark (2002), qui voient dans les comportements à risque la principale cause de la DRI; il englobe également les conclusions des études qualitatives qui font ressortir le communautarisme et l’empathie comme facteurs de religiosité forte. La DRI peut donc être considérée comme l’une des manifestations culturelles de la biologie comportementale des hommes et des femmes façonnées par la sélection sexuelle (Baril 2002, 2006).

Des hypothèses confirmées Si la DRI relève davantage de la biologie de la reproduction que de la socialisation, on devrait s’attendre à ce qu’elle soit plus facilement observable dans les milieux où la pression sociale de conformité religieuse est la plus faible, c’est-à-dire dans les démocraties libérales et dans les groupes sociaux les plus libéraux.

C’est exactement ce que les données de Miller et Stark nous montrent. C’est aussi la tendance générale qui ressort de corpus de données plus vastes que ceux utilisés par ces deux chercheurs; la DRI est plus forte au Canada et en Australie qu’aux États-Unis et est pratiquement nulle dans les pays musulmans. La raison en est bien simple: si la culture réprime toute forme d’irréligion ou valorise fortement la religion, les tendances naturelles à l’égard de ce qui compose le comportement religieux ne pourront s’exprimer librement. La DRI nécessite un contexte de libre marché du religieux et cela est davantage le cas du Canada que des États-Unis et davantage le fait des populations plus instruites et plus libérales.

Par ailleurs, ce que l’on appelle religion étant composé à la fois d’éléments comportementaux (pratique de rituels, prière, cérémonies collectives, éthique sociale) et de contenus «réflexifs» (croyances surnaturelles), on devrait s’attendre à ce que la DRI soit plus marquée dans les indicateurs comportementaux de la religiosité que dans les marqueurs réflexifs. La raison est la suivante: les éléments composant les aspects relationnels de la religiosité (demande d’aide, apaisement de l’angoisse, recherche de sécurité, expression de l’empathie) sont fortement modulés par la sélection sexuelle et l’investissement parental alors que les éléments réflexifs tels les croyances au surnaturel sont des produits dérivés de notre tendance à l’anthropomorphisme, laquelle découle de la théorie de l’esprit, d’attentes intuitives face à l’environnement, de mécanismes de détection d’agents et d’établissement de relations causales (Baril, 2006); il n’y a pas de raison de penser que, pour cette dernière série d’éléments, les habiletés des hommes diffèrent de celles des femmes.

Ici encore la théorie darwinienne est confirmée: dans presque toutes les études utilisant plusieurs marqueurs de religiosité, la DRI est plus importante dans les indicateurs comportementaux tels la prière et la fréquentation des offices que dans les marqueurs comme la croyance en Dieu ou en d’autres forces surnaturelles. On peut observer cette tendance dans presque tous les tableaux de l’étude de Miller et Stark. Il s’agit en fait d’une constance très forte qui marque l’ensemble des données sur la DRI mais que les chercheurs non darwiniens n’ont pas encore remarquée.

Ce modèle explicatif de la DRI appuie l’interprétation évolutive qui fait de la religion un produit dérivé de nos habiletés psychosociales – plutôt qu’une adaptation en soi – puisque les différences religieuses reproduisent les différences intersexes observables dans les comportements sociaux et découlant de la sélection sexuelle.

Références

Baril, Daniel (2002). Sélection sexuelle et différence intersexe dans la religiosité, mémoire de maîtrise, Département d’anthropologie, Université de Montréal.

Baril, Daniel (2006). La grande illusion; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, MultiMondes.

Davidman, Lynn et Arthur, Greil. (1993). «Gender and the Experience of Conversion : The Case of ‘’Returnees’’ to Modern Orthodox Judaism», Sociology of Religion, 54 (1), 83-100.

De Vauss, David et Ian McAllister (1987). «Gender Differences in Religion: A Test for the Structural Location Theory», American Sociological Review, 52, 472-481.

Gee, Ellen (1991). «Gender Differences in Church Attendance in Canada : The Role of Labor Participation», Review of Religious research, 32 (3), 267-273.

Jones, Fank (1999). «Les enfants assistent-ils aux services religieux?», Tendances sociales canadiennes, Automne 1999, 15-18. Miller, Allan et Rodney Stark (2002), «Gender and Religiousness: Can Socialization Explanations Be Saved?», American Journal of Sociology, 107 (6), 1399-1443.

Ozorak, Elizabeth W. (1996). «The Power, but not the Glory: How Women Empower Themselves Through Religion», Journal for the Scientific Study of Religion, 35 (1), 17-29.

Trivers, Robert (1972). « Parental Investment and Sexual Selection », dans B. Campbell (dir.), Sexual Selection and the Descent of Man, Aldine Publishing, 136-179. 

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *