Dessein intelligent : Dernière mouture du créationnisme
Robert Bernier
Robert Bernier est professeur de physique au collégial et membre de l’AHQ. Il a rédigé des articles dans Québec humaniste et a prononcé une conférence devant les humanistes au sujet de son livre: L’enfant, le lion, le chameau : une pensée pour l’homme sans Dieu.
Qu’est-ce que le Dessein Intelligent ?
C’est d’abord et avant tout, il faut le dire, un programme politique qui vise à sortir la science des écoles pour y remettre les Saintes Écritures, le but ultime étant la production d’une classe d’intellectuels et de dirigeants chrétiens. De façon concrète, c’est le fer de lance du conservatisme moral qui s’oppose de façon plus précise à l’avortement, à l’euthanasie et au mariage gai. On associe le Dessein Intelligent (DI) à l’extrême droite religieuse aux USA mais on verra, à la fin de cet article, que le DI a des têtes de ponts facilement identifiables au Canada, en France et, pour le monde musulman, en Turquie.
Le DI est un Créationnisme nouveau genre. Il voit le Créateur comme étant celui qui donne forme au monde, et qui le fait en réalisation de son grand Dessein, à savoir l’avènement de l’homme moral. C’est donc un Créationnisme et nous le nommerons ainsi pour la suite de cet article : Créationnisme du Dessein Intelligent (CDI).
Nous explorerons le CDI en trois parties dans cet article : premièrement, ses origines historiques; deuxièmement, ses attaques contre la science; enfin, nous ferons un petit tour d’horizon de ses activités pratiques dans la vie sociale et politique à travers le monde.
Origines historiques du CDI
L’idée qui est à la base du CDI n’est pas nouvelle. C’est celle d’un monde qui a été pensé, conçu, avec l’idée de l’avènement de l’homme comme finalité ultime. J’en ai fait la petite histoire dans mon ouvrage L’enfant, le lion, le chameau : une pensée pour l’homme sans Dieu.
L’origine concrète du CDI est à trouver dans la publication du livre Darwin on trial par le professeur de Droit Phillip Johnson en 1991. Johnson se relève alors d’une crise morale consécutive à un divorce, crise qui l’a amené à une conversion à la « Born-Again Christianity » [1]. Dans un document dont la paternité est attribuée à Johnson vers 1996-1998, document intitulé « The wedge strategy » (La stratégie du coin), un plan est décrit qui, sur un horizon court de 5 ans et un horizon long de 20 ans, propose de :
1) « Défaire le matérialisme scientifique et ses néfastes retombées morales, culturelles et politiques;
2) Remplacer les explications matérialistes par la compréhension théiste selon laquelle la nature et l’homme sont créés par Dieu;
3) Voir d’importants nouveaux débats en éducation, en bioéthique et en responsabilité personnelle et légale être mis de l’avant sur la scène nationale;
4) Voir la théorie du Dessein imprégner notre religion, notre culture et notre vie morale et politique. » (TDA) [2].
C’est donc à une attaque en règle contre les fondements de la société laïque moderne (laïcité aux « conséquences culturelles dévastatrices » (TDA) [3]) que se destine le CDI. Voyons maintenant les arguments que le CDI utilise pour tenter de discréditer la science moderne aux fins de la remplacer par une « science théiste » dans le curriculum académique.
Le CDI contre Darwin et contre la science
L’un des philosophes les plus couramment associés au CDI est Alvin Plantinga. Dans toute sa production philosophique [4], Plantinga revient sur l’importance pour les croyants monothéistes de cet article de foi qui dit que Dieu a créé l’homme à son image : « Nous ressemblons à Dieu plus particulièrement en ceci que nous pouvons savoir et comprendre des choses à propos de nous-mêmes, du monde et de Dieu lui-même. » [5] Une des retombées de cette croyance en nos origines divines serait la présence en l’homme d’idées innées dont la valeur de vérité serait garantie par Dieu lui-même. Notamment, des idées sur la valeur absolue de la vie (le CDI est antiavortement, anti-euthanasie) et sur la définition du couple (« homme et femme, il les créa », dit la Genèse). Quand Darwin arrive et déclare que l’homme descend du singe, on comprend que l’édifice du traditionalisme moral se trouve ébranlé.
La théorie de l’évolution des espèces selon Darwin est pour ces raisons l’ennemi numéro 1 du CDI. On l’attaquera de deux manières : d’abord, sur le plan de la science elle-même, en pointant du doigt ce qu’on qualifie de pauvreté au registre des fossiles et en introduisant l’idée d’une complexité dite irréductible de certaines macromolécules; ensuite, sur le plan méthodologique, en accusant la théorie de l’évolution d’être, elle-même, une nouvelle religion.
L’argument du CDI sur les fossiles manquants:
Le CDI ne tient pas à tout prix à sauver la Genèse avec sa Création en six jours. Il lui suffit de retrouver une place pour Dieu, même si ça doit être au cœur d’une histoire évolutive. Le CDI accepte de discuter l’idée de la microévolution, i.e. la variation lente à l’intérieur des espèces déjà existantes, créées par Dieu : comment le bec des pinsons des Galapagos a pu varier tout en gardant les formes de base de la variété pinson. Mais il conteste l’idée de macroévolution. Il conteste que l’homme puisse descendre par modifications à partir de la bactérie.
Pour faire porter son attaque, le CDI pointe le plus souvent du doigt la révolution du Cambrien. Le Cambrien est une époque géologique de l’histoire de la Terre, commençant il y a environ 540 millions d’années, et s’étirant sur environ 50 millions d’années. Au point de vue des formes de vie, on parle littéralement d’une « explosion » au Cambrien. Avant le Cambrien, on trouve surtout des traces d’unicellulaires. Au Cambrien, on assiste à une floraison de formes pluricellulaires regroupant les premiers invertébrés marins et les premiers vertébrés telles des formes primitives de poissons.
Le CDI maintient que cette explosion est trop rapide pour pouvoir être expliquée par l’évolution lente et graduelle postulée par Darwin. Le paléontologiste Niles Eldredge a fait une revue critique de leurs arguments dans The triumph of evolution and the Failure of Creationism [6]. Sa critique du CDI repose sur deux arguments : premièrement, les travaux menés sur cette période au cours des dernières décennies ont permis de découvrir des précurseurs de la dite explosion ramenant celle-ci à une marche plus graduelle de plusieurs dizaines de millions d’années dans le Précambrien; deuxièmement, Niles Eldredge et Stephen Jay Gould ont montré il y a plus de 40 ans que l’évolution a justement tendance à se faire lors de périodes d’explosions du type de celle du Cambrien, périodes suivies de longs intervalles de stabilité relative (théorie des équilibres ponctués). Ces explosions se produisent habituellement lors de grands revirements dans l’environnement planétaire global : séismes majeurs, changements climatiques profonds, cataclysmes d’origine extra-planétaire, etc.
L’argument du CDI sur la complexité irréductible:
L’un des piliers de la thèse du CDI, Michael J. Behe, propose l’argument dit de la complexité irréductible. Par complexité irréductible, il entend un système composé de multiples sous-systèmes interagissants et tels que, si l’on en retire l’un ou l’autre, l’ensemble cesse de fonctionner. Les cas mis de l’avant par Behe sont celui de l’oeil [7] de même aussi que celui des cellules ciliées qui interviennent dans plusieurs fonctions organiques [8]. Les processus biologiques décrits par Behe font en effet intervenir toute une cascade de réactions chimiques complexes, dont chacune est nécessaire au succès de l’opération. La thèse de la complexité irréductible est à l’effet qu’un système partiel, et donc inopérant, ne peut pas être sélectionné pour la prochaine étape évolutive. Il aura fallu, selon Behe, que tout l’ensemble soit créé d’un seul coup, par Dieu.
Ce que Behe oublie ou néglige de mentionner, c’est que ces complexes moléculaires peuvent avoir été mis au point lentement pour d’autres fonctions pour lesquelles ils pouvaient apparaître moins vitaux, avant d’être récupérés, comme squattés, par le système de l’oeil par exemple. Ils peuvent même être apparus sans aucune fonction mais comme des retombées secondaires d’autres développements évolutifs. L’adaptation de la plume pour voler en est un bel exemple. Il est démontré que la première utilisation de la plume a été du fait des dinosaures, pour réguler leur température externe en facilitant la ventilation à la surface de la peau. Ici, on ne meurt pas d’une plume rudimentaire, puisqu’il n’est pas question de voler. Mais, quand les premiers oiseaux s’envoleront dans les airs, ils le feront ornés de plumes déjà grandement perfectionnées.
Les zoologues Brauer et Brumbaugh réfutent longuement l’argument de complexité irréductible de Behe en faisant l’histoire des découvertes de modifications dans les fonctions de protéines et autres macromolécules, les mêmes molécules remplissant des fonctions diverses, à des degrés de complexité divers, dans différentes espèces animales [9].
L’argument qu’un Behe monte contre la théorie de l’évolution est, dans les faits, basé sur l’ignorance partielle et temporaire dans laquelle la science se trouve des détails fins de processus globalement complexes. Mais telle est justement la méthode scientifique, qui émonde régulièrement ses branches faibles aux fins d’établir ses bases pour le long terme. Ce qui nous amène à l’argument du CDI contre la méthodologie de la science.
L’argument du CDI contre la méthodologie de la science:
Conscient que sa position est à peu près intenable du strict point de vue scientifique, le CDI retourne contre la science l’accusation de se tenir sur des bases métaphysiques. Les Phillip Johnson et Alvin Plantinga font à la théorie de l’évolution, de même qu’à toute l’entreprise scientifique, le procès d’avoir choisi, sur des bases purement métaphysiques, de mettre tout discours sur Dieu à l’extérieur du domaine scientifique. C’est l’attitude dite du Naturalisme Méthodologique que l’on reproche ainsi à la science. En effet, celle-ci circonscrit son domaine à celui de la nature et des seuls phénomènes purement naturels. Une explication quelle qu’elle soit devra passer par l’élucidation de mécanismes purement naturels, physico-chimiques, et ne faire nulle part appel au surnaturel. C’est en effet la position méthodologique de base en science. Le CDI s’en sert pour dire que la position scientifique, malgré ses prétentions à la rigueur, est donc fondamentalement, à sa base même, une position métaphysique, celle du rejet de Dieu.
Mais le CDI, à partir de cette accusation portée à la science, se sent fondé d’avancer que, métaphysique pour métaphysique, la théorie du CDI devrait être enseignée à l’école au même titre que celle de l’évolution. Métaphysique pour métaphysique, dixit un Plantinga par exemple, Dieu pourrait même avoir créé l’univers avec, en lui-même, une loi d’évolution qui le fasse passer par tous les stades présentement décrits par la science : « Il n’y a rien (les faits concernant l’évolution de l’œil des mammifères) qui suggère que ce processus ne soit pas guidé; il pourrait avoir été supervisé et orchestré par Dieu. … Dieu pourrait être parvenu à ces résultats qu’il voulait en faisant en sorte que les bonnes mutations se produisent au bon moment, laissant la sélection naturelle faire le reste. » [10] Cet argument n’est rien autre que le suivant : mon Dieu peut intervenir là où il le veut. Il est ici question de foi et, contre celle-ci, il n’y a aucune parade.
Mais à quoi sert-il donc ce Dieu, si ce n’est simplement qu’à se garder une porte ouverte pour, à la fin, pouvoir dire : Dieu peut exister, donc je peux croire tout ce que je veux.
Au-delà du CDI: le Dieu Information:
Quand on analyse les textes du CDI, il est assez clair que la seule chose qui compte est de préserver une place pour Dieu. On la trouve en général là où la science laisse encore des trous : c’est le Dieu-des-trous (God of the gaps). Dans la même voie, un nouveau courant est en émergence et cet article se permettra à tout le moins d’en glisser un mot.
Voici d’abord en quoi la discussion autour du concept d’information a récemment pris une tournure théologique. Les théories cosmologiques les plus poussées sur l’origine de l’univers pointent vers un univers surgissant non pas du néant à proprement parler mais bien plutôt du vide tel que défini dans les théories quantiques. Or, ce vide-là ne correspond pas au néant des philosophes. Tout indique au contraire qu’on doive lui associer un concept quelconque d’information au sens de mise-en-forme ou de contraintes imposées aux lois d’interaction et d’évolution. Dieu serait celui-là qui informe le monde.
Dans la même veine, on fait souvent référence au fait que les constantes physiques de l’univers semblent être le résultat d’un ajustement fin (fine tuning) dont le seul but aurait été de rendre possible, sinon probable, l’avènement de l’homme. Changez ces paramètres d’un iota, et l’homme ne serait pas advenu. Il semble difficile pour certains d’accepter l’idée que l’homme aurait pu ne pas exister, que son existence est le résultat du hasard.
L’argument du Dieu information, ou celui du Dieu des ajustements fins, a les mêmes motivations que celui de Plantinga : mon Dieu peut intervenir là où il le veut. C’est encore le « Dieu peut exister, donc je peux croire tout ce que je veux. » Et ce que le CDI et ses tenants veulent croire, c’est à un monde réenchanté, animé par des dirigeants chrétiens, formés dans des écoles et des universités chrétiennes.
Le CDI dans la vie politique
Le CDI, on l’a dit d’entrée de jeu, est d’abord et avant tout un programme politique qui vise à sortir la science des écoles pour y remettre les Saintes Écritures, le but ultime étant la production d’une classe d’intellectuels et de dirigeants chrétiens. Et nous conclurons cet article par un rapide survol de ses activités.
Le CDI s’incarne dans un organisme nommé Center for the Renewal of Science and Culture. On pourra consulter son site web officiel à l’adresse : http://www.discovery.org/csc/. Mais il est intéressant de suivre les liens qu’il recommande. On se trouvera bientôt sur des sites comme le Center on Wealth, Poverty and Morality (http://www.discovery.org/ cwpm/) à partir d’où on pourra lire des articles ou entendre des conférences vidéo sur une vision on ne peut plus républicaine de la bonne marche de l’économie et sur les vertus du capitalisme.
On pourra visiter aussi le site du Center for Bioethics and Human Dignity ( http://cbhd.org/ ). Dans ce site, presque tous les articles répertoriés portent soit sur l’avortement, soit sur l’euthanasie. Et on se prononce évidemment contre l’un et l’autre.
Enfin, après de plus amples recherches, on trouvera le site de l’organisme Renew America (www.renewamerica.com) dont les idées sont développées plus avant par l’organisme Focus on the Family qui a pour priorité de conserver intacte la définition biblique du couple (voir le site associé www. citizenlink.com). Les deux organismes supportent le CDI.
Il est à noter que l’organisme Focus on the Family a une branche canadienne. La journaliste Marci McDonald nous apprenait récemment la formation de cette phalange canadienne de ce christianisme intégriste fondant son militantisme obscurantin sur l’interprétation littérale de l’Apocalypse. Eux aussi sont prêts à tout pour faire advenir leur vision de la fin du monde, celle dans laquelle eux au moins seront sauvés [11]. On y lit les raisons profondes derrière le soutien inconditionnel qu’apportent à l’État d’Israël les conservateurs de Stephen Harper. Ils sont semblables en cela aux excités de la Bible Belt américaine qui, pour paver le chemin à la parousie, sont prêts à provoquer même, s’il le faut, le fameux affrontement militaire de l’Armageddon de l’Apocalypse [12] selon Saint-Jean.
Et la France n’est pas en reste. À Paris, M. Jean Staune a fondé l’Université Interdisciplinaire de Paris. Celle-ci propose des cours et conférences dont la plupart tournent autour du thème du Dieu-Information. Le livre Notre existence a-t-elle un sens? , publié par Jean Staune à l’été 2009, développe à fond l’idée d’un univers résultant d’un ajustement fin en prévision de la venue de l’homme. Ce qui est le plus intéressant dans ce livre, cependant, c’est une postface qu’on y trouve. À la lire, on croirait avoir affaire au rédacteur du fameux discours de Sarkozy à l’été 2007 sur le rejet des valeurs de mai 68. Le rejet du relativisme moral qu’on attribue, à notre avis faussement, aux retombées de la science.
Le monde musulman non plus n’est pas en reste. On conclura ce rapide tour d’horizon en rappelant la distribution gratuite, à des dizaines de milliers d’exemplaires et partout où l’on en voulait bien, de l’ouvrage Atlas of Creation par le dénommé Adnan Oktar. Le but de l’Atlas est de rendre disponible sans frais un outil pédagogique sur le CDI pour le monde musulman.
Le CDI : une idée et des gens à surveiller de près.
- Forrest, B. The wedge at work: how Intelligent Design Creationism is wedging its way into the cultural and academic mainstream, in Intelligent Design Creationism and its critics, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 7-8. L’article de Barbara Forrest peut être trouvé en ligne à http://www. infidels.org/library/modern/barbara_forrest/wedge.html.
- Forrest, B. The wedge at work:, pp. 8-18 et le document d’origine peut être trouvé en ligne à http://ncse.com/files/ pub/creationism/The_Wedge_Strategy.pdf.
- http://ncse.com/files/pub/creationism/The_Wedge_Strategy. pdf
- Plusieurs de ses articles peuvent être trouvés dans l»ouvrage de synthèse déjà cité plus haut : Intelligent Design Creationism and its critics.
- Plantinga, A., Where the conflict really lies : Science, Religion & Naturalism, Oxford University Press, New York, 2011, p. 4
- Eldredge, Niles, The triumph of Evolution and the Failure of Creationism, Ed. W.H. Freeman and Company, New York, 2000, 223 pages
- Brauer, Matthew, Brumbaugh, Daniel, Biology remystified: The scientific claims of the New Creationists, in Intelligent Design Creationism and Its Critics, op. cit., p. 315-316
- Behe, Michael, Molecular machines: experimental support for the Design Inference, in Intelligent Design Creationism and Its Critics, op. cit., p. 241-256
- Brauer, M.J., Brumbaugh, D.R., Biology remystified, in Intelligent Design Creationism and Its Critics, op. cit., p. 289-334
- Plantinga, Alvin, Where the conflict really lies : Science, Religion & Naturalism, op. Cit., p. 16
- McDonald, Marci, The Armageddon factor, Toronto, Random House Canada, 2010, 419 p.
- Warde, Ibrahim, (2002), Il ne peut y avoir de paix avant l’avènement du Messie, Le monde diplomatique, septembre 2002
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