La critique des religions : un droit et une nécessité
Jean Delisle
Traducteur
Jean Delisle est un auteur, un professeur de traduction, un traducteur agréé, un terminologue agréé, un traductologue et un historien de la traduction canadien. Il a rédigé de nombreux ouvrages spécialisés concernant la traduction, notamment quant à l’histoire de la traduction et de la terminologie au Canada. Il est professeur émérite de l’Université d’Ottawa et également membre de l’Association humaniste du Québec.
Jean Delisle est professeur émérite de l’Université d’Ottawa (École de traduction), membre de l’Association humaniste du Québec et libre penseur.
La critique des religions : un droit et une nécessité
Les violences meurtrières qu’ont déclenchées les Versets sataniques de Salman Rushdie, le film L’innocence des musulmans et les caricatures de Charlie Hebdo nous rappellent brutalement la nécessité de réaffirmer l’importance de la liberté d’expression et le droit inaliénable de critiquer les religions, toutes les religions.
Cette réflexion s’impose avec d’autant plus d’urgence que le Québec s’apprête à se doter d’une charte de la laïcité qui balisera les rapports entre l’État et les nombreuses confessions religieuses et sectes qui cohabitent sur le territoire québécois. Le débat sera constructif dans la mesure où les participants seront bien au fait de ce qu’il y a de critiquable dans les religions, même si ces ensembles de croyances et de dogmes se révèlent pour un grand nombre de croyants des sources de réconfort qui alimentent leur spiritualité.
Nous avons la chance de vivre dans un pays signataire de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. La critique de la religion découle de la liberté d’expression garantie par cette Déclaration et notre régime démocratique.
« La critique même radicale d’une religion, affirmait Christian Rioux (Le Devoir, 28 septembre), reste parfaitement légitime dans un pays démocratique. Tout comme l’est la critique de n’importe quel courant politique, philosophique ou idéologique. […] Dans une société laïque, les religions sont considérées à l’égal de toutes les opinions. » Et il y a autant d’opinions religieuses qu’il y a de confessions religieuses. L’indifférence en matière de religion en est aussi une dont il faudra tenir compte dans la charte.
Ajoutons, enfin, que, pour être vraiment pertinente, cette critique doit se faire dans une perspective historique, compte tenu de l’importance que les religions accordent à la tradition, argument qu’elles invoquent souvent, à défaut de mieux, pour justifier des pratiques, des rites ou des prescriptions archaïques : célibat des prêtres, voile des musulmanes, circoncision, bannissement du porc dans l’alimentation, etc.
Des institutions humaines
Les trois grandes idéologies monothéistes remontent à la Haute Antiquité (judaïsme), à l’Antiquité (christianisme) et au Moyen-Âge (islam). Autant de périodes de l’évolution de l’humanité caractérisées par la superstition et l’ignorance des masses analphabètes qui n’avaient pas encore été éclairées par les lumières de la science ni par l’éducation et la diffusion généralisée des connaissances. Les religions monothéistes ont germé dans le terreau fertile de la crédulité et de la fragilité des êtres humains. Preuve que le judaïsme, le christianisme et l’islam sont des inventions purement humaines et socioculturelles, ces idéologies religieuses partagent des rites, des pratiques, des prescriptions, des interdits et des exclusions qui présentent de nombreux points communs. Il ne saurait en être autrement puisqu’elles sont nées au sein de la même aire géographique, le Moyen-Orient. (V. l’encadré « La mosquée d’Omar)
Pour les non-croyants, une religion est une institution humaine fondée sur des présupposés invérifiables (dogmes, articles de foi, croyances) et assortis de prescriptions plus ou moins contraignantes. Le plus fondamental de ces présupposés est la révélation d’un dieu, dont on est pourtant incapable de prouver l’existence, mais dont les croyants prétendent connaître et faire la volonté : « J’agis ainsi, car c’est la volonté de Dieu» [1], affirment-ils pour justifier leur comportement, même les plus inhumains.
Des révélations incohérentes
Étrangement, les révélations, issues d’un dieu unique, n’ont pas été les mêmes pour les trois religions monothéistes citées ci-dessus. Autrement dit, Dieu ne se révèle pas de la même manière à « tous les hommes de bonne volonté » et ne leur révèle pas la même chose. Il n’a pas les mêmes exigences pour tous non plus. Il module ses volontés en fonction des peuples et des cultures, semble-t-il.
L’auteur de La Bible démasquée, Normand Rousseau, a bien vu le faisceau d’incohérences et de contradictions qui plombent le concept même de révélation :
Comment le vrai Dieu aurait-il pu se révéler trinitaire aux chrétiens et farouchement monothéiste aux juifs et aux musulmans? Comment aurait-il révélé la monogamie et l’interdiction du divorce aux chrétiens et non aux musulmans? L’interdiction des images aux juifs et aux musulmans, mais non aux chrétiens? L’homme-dieu aux chrétiens, mais pas aux juifs ni aux musulmans? Le péché originel aux chrétiens seuls? La papauté infaillible également aux chrétiens seuls ? [2]
Pourquoi Dieu aurait-il caché la divinité de son fils aux musulmans et aux juifs? Il y a dans ce seul paragraphe ample matière à alimenter la nécessaire critique des fondements mêmes des religions.
Quelques aspects critiquables
Une religion est une idéologie fondée sur la croyance en un être surnaturel et, en tant que telle, elle ne peut échapper à la critique, pas plus que le matérialisme athée ou toute autre doctrine. Sur quoi, concrètement, peut-on faire porter cette critique ?
On peut critiquer tous les arguments d’autorité qui prétendent, entre autres, que les livres dits sacrés, inspirés ou révélés (Bible, Coran, Talmud) enseignent la vérité et ne renferment aucune erreur. Cette orgueilleuse prétention est source de divisions, d’exclusions et de conflits. L’histoire le prouve à satiété. On peut critiquer l’endoctrinement des jeunes enfants à un âge où, privés de tout esprit critique, ils ne sont pas en mesure de porter un jugement éclairé sur ce qu’on leur demande de croire. On peut critiquer les mutilations (circoncision) qu’on leur fait subir pour des motifs purement religieux. On peut critiquer tous les privilèges accordés aux institutions religieuses qui privent de milliards de dollars (« l’économie pourpre ») les États n’ayant pas su garder leurs distances à l’égard des pouvoirs ecclésiastiques. On pense ici spontanément aux rapports incestueux que Maurice Duplessis entretenait avec la hiérarchie catholique du Québec, dont le symbole cruciforme proclamant que « l’État et la religion ne font qu’un » a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années.
Dans une société laïque qui garantit la liberté de culte, les religions ne doivent jouir d’aucun statut particulier. À cet égard, on s’explique mal la frilosité d’un parti politique qui prône l’adoption d’une charte de la laïcité, mais qui n’a pas le courage de reléguer dans un musée le symbole outrageant, anachronique, du crucifix de l’Assemblée nationale. On s’explique mal également le financement à même les fonds publics d’écoles confessionnelles ou d’aumôniers dans les prisons, de quelque confession que ce soit. Il n’incombe pas à l’État de payer ce genre de services spirituels. On peut critiquer les initiatives des groupes politico-religieux musulmans qui, alléguant que l’homme est « un sujet de Dieu » et non le produit de l’évolution, cherchent à placer la Loi divine au-dessus de la Déclaration des droits de l’homme.
On peut critiquer l’attitude des musulmans qui prétendent que la liberté d’expression ne peut pas servir de prétexte pour stigmatiser les religions, et qui assimilent la critique des religions à du racisme. On peut critiquer les démarches de l’Organisation de la coopération islamique (57 pays) visant à faire reconnaître par les instances internationales, dont l’ONU, le concept de « diffamation des religions » dans le but exprès de criminaliser le blasphème et d’inscrire ce « crime » dans le droit international. Cette initiative heurte de front la liberté d’expression qui est au cœur de toute démocratie digne de ce nom. On peut critiquer les théocraties qui briment la liberté de conscience de leurs citoyens, freinent leurs aspirations démocratiques et opposent un barrage systématique à la laïcité. On peut critiquer le refus des religions de tenir compte des découvertes médicales (les moyens contraceptifs, par exemple), préférant par immobilisme s’accrocher à des prescriptions morales rigides d’une autre époque. On peut critiquer l’hypocrisie de nombreux membres du clergé qui affichent une conduite morale de façade, mais s’adonnent en privé à des pratiques contraires au code de vie qu’ils prêchent. Et la liste est encore longue.
Critiquer les religions : un droit inaliénable
On peut se demander en vertu de quel principe une religion échapperait à toute critique. Bien que les athées et les incroyants en général aient peu de crédibilité auprès des croyants, ce sont pourtant eux qui peuvent le mieux mettre le doigt sur les incohérences de ces systèmes de croyances et dénoncer, au nom des valeurs humanistes qu’ils prônent, toutes les formes d’abus dont les religions se rendent coupables, même si, par ailleurs, les institutions religieuses contribuent, par leurs œuvres caritatives, à alléger la misère humaine. Mais elles ne sont pas les seules à pratiquer l’entraide et cela ne leur donne droit à aucun privilège particulier. Honnêtement, est-il vraiment nécessaire d’être athée ou incroyant :
-pour dénoncer le caractère profondément immoral des fatwas enjoignant aux musulmans d’assassiner les blasphémateurs? Dans les sociétés civilisées, on ne se fait pas justice soi-même. Est-ce la justice divine qui autorise de telles fatwas? Dieu serait-il un meurtrier?
-pour dénoncer l’intolérance de ceux qui tuent les apostats et les homosexuels?
-pour dénoncer le Vatican qui condamne l’usage du condom et reste insensible aux ravages causés par le sida? -pour dénoncer l’odieuse infériorisation des femmes que pratiquent toutes les religions patriarcales? Tous les matins, le juif fervent répète la même prière : « Seigneur je te remercie de ne pas m’avoir fait femme ni incroyant. » La misogynie est certainement ce qu’il y a de plus répugnant et de plus critiquable dans les religions.
Des reliquats d’un passé lointain
Lorsque les trois grandes religions monothéistes ont vu le jour, on croyait encore que la Terre était plate et située au centre du système solaire, que les montagnes soutenaient le ciel, qu’il était possible de transmuer le plomb en or ou que l’on pouvait améliorer sa connaissance des langues au moyen de « pilules de langue » confectionnées à partir de « plantes philoglossiques ». (V. l’encadré « Des plantes philoglossiques »).
De nos jours, plus personne ne croit que la Terre est plate. Pourtant, les religions véhiculent des croyances erronées, infondées ou invérifiables du même ordre que les « pilules de langue ». En voici deux exemples, le premier anecdotique, le second doctrinal. À l’Économusée de La Papeterie Saint-Gilles, à Saint-Joseph-de-la-Rive (Charlevoix), on expose dans une vitrine une feuille de papier couverte de petites gravures de Marguerite Bourgeoys. Les élèves qui avalaient une de ces petites gravures de la religieuse (qui n’était pas encore déclarée sainte) étaient assurés d’obtenir d’excellents résultats dans leurs travaux scolaires. L’hostie de la réussite, quoi. Superstition religieuse qui n’est pas sans rappeler les « pilules de langue » du xiie siècle.
Le dernier exemple nous est fourni par les créationnistes contemporains. Rejetant la théorie de l’évolution qui fait pourtant l’unanimité dans l’ensemble de la communauté scientifique internationale, n’entretiennent-ils pas la conviction que le récit légendaire de la Genèse donne une description scientifique et littéralement exacte de l’origine de l’Univers créé par dieu en sept jours ?
Et il faudrait s’abstenir de critiquer les religions? Plus que jamais, cette critique s’impose pour que la vraie lumière soit!
Vision romantique du monothéisme?
1. Voir le blogue no 11 de l’association Libres penseurs athées, « La volonté de Dieu », de David Rand. http://lpa.atheisme.ca/blog-11/.
2. Normand Rousseau, La Bible démasquée. Incohérences et contradictions, Montréal, Louise Courteau, éditrice, 2010, p. 89
Des plantes philoglossiques
Fondée par l’archevêque Raymond, l’École des traducteurs de Tolède regroupait au XIIe siècle des érudits d’origines raciales les plus diverses. Les gens du peuple regardaient d’un œil sceptique ces doctes illuminés et nécromanciens provenant des quatre coins de la terre. Dans son opuscule Tertulia de Boticas Prodigiosas, Alvaro Cunqueiro relate quelques-unes des mésaventures survenues à cette École.
« La culture des plantes philoglossiques, écrit-il, naquit de l’absence de dictionnaires et de glossaires. Prises en infusion, ces plantes avaient, dit-on, la propriété d’améliorer la connaissance des vocabulaires arabe et hébraïque afin que les mots surgissent spontanément à l’esprit des traducteurs et sur leurs lèvres. Avec le temps, la pharmacie des traducteurs s’enrichit de « pilules de langue » préparées à partir des cendres et des tiges de ces mêmes plantes.
Un jour, un moustique vert s’introduisit dans le jardin de l’apothicaire, s’attaqua aux plantes et les dévora en un clin d’œil. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un traducteur de la famille Ibn Tibbon, prénommé David, était plongé dans la traduction du Dalatat, lorsque deux moustiques de cette espèce lui pénétrèrent dans les oreilles. Parvenus à son cerveau, ils le vidèrent de toute trace d’hébreu. Comme ils étaient incapables de sortir par les mêmes orifices, car ils étaient gorgés de vocabulaire hébreu, les intrus se mirent à émettre un bourdonnement irritant et incessant. Le pauvre David ne survécut pas à ce supplice ni à la perte de la langue de ses ancêtres… »
0 commentaires