Éditorial : L’utopie humaniste et ses deux piliers
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
Les humanistes boy scouts ?
Chers membres et amis de l’Association humaniste du Québec (AHQ), partagez-vous mon vécu ? Lorsque quelqu’un apprend que j’adhère à l’AHQ et que j’y participe activement, il exprime souvent de l’incrédulité, de la perplexité, un léger opprobre. Il n’en comprend aucunement l’intérêt. Il est poli avec moi (on n’insulte pas les humanistes, ils sont tellement « innocents »), mais le psychologue en moi me porte à lui tirer les vers du nez à ce sujet. Voici ce que je distille de ses remarques. Il trouve cela infantile, « boy scout », futile, inutile, niais.
Lorsque je demande à mes interlocuteurs croyants pourquoi ils participent à des rituels religieux, ils trouvent ça normal, mature, transcendant, utile ou simplement bon parce que traditionnel. Je continue alors à gentiment leur tirer d’autres vers du nez. J’apprends que mes interlocuteurs sont attachés aux rituels religieux parce que la logistique de ces rituels est bien déployée (églises grandioses, crédits d’impôt, traditions bien établies, facilité à pratiquer le rituel sans souci et sans effort). Ils trouvent ça mature parce que pour eux, la morale c’est la religion : ils pensent que le droit chemin ne peut être détecté par les humains, qu’il doit être révélé. Par conséquent, ils considèrent les athées comme immoraux et irresponsables. Ils trouvent que leurs activités religieuses sont transcendantes parce qu’ils prennent Dieu comme modèle d’autodépassement. Finalement, ils trouvent que leur religion est utile parce que de la pratiquer va aider à attirer la bienveillance de Dieu de leur vivant et une récompense après leur mort.
Lorsque je demande à mes interlocuteurs sans religion (ils sont nombreux) pourquoi ils n’adhèrent pas à une association humaniste, ils me répondent généralement qu’ils n’adhèrent à aucune association de ce type. Je réalise alors que ce n’est pas donné à tout le monde d’être intellectuel, de se poser des questions de fond sur la vie, sur l’éthique, sur la nature humaine, sur la vie sociale… Ce n’est pas donné à tout le monde non plus de ressentir un besoin de transcendance. D’autres ressentent peu de besoins affiliatifs au-delà de leur cercle de connaissances, d’amis, de famille, face de bouc, etc.
L’humanisme est-il une utopie ?
Personnellement, je crois que d’adhérer, participer, militer à l’AHQ répond à des besoins semblables à ceux auxquels répondent, de façon aliénée, la religion ou l’environnement Facebook. Il y a une grande variété de tels besoins (besoins affiliatifs, culturels, intellectuels, moraux, identitaires, etc.) mais permettez-moi de réfléchir un peu à un seul de ces besoins, le besoin de transcendance.
J’ai besoin de transcendance malgré que je sois athée. J’ai besoin de m’insérer dans quelque chose de plus grand que moi, vers quoi je puisse tendre. Je suis incapable de vivre sans espoir. Mais que peut-on entendre par ce terme « transcendance » ? Ne s’agit-il pas d’un terme poussiéreux de la philosophie scolastique, un reliquat idéaliste réactionnaire et toxique ? J’ose proposer que non. Un athée 100% matérialiste peut avoir une soif de transcendance, un désir de dépassement personnel, d’auto-édification, d’auto-purification, un projet d’un plus grand et meilleur amour du prochain, une recherche de correctifs de ses mauvaises dispositions, de ses mauvaises habitudes, de ses incapacités et faiblesses. Il peut même espérer la même chose pour les autres… Cette recherche peut être effectuée dans l’arène strictement personnelle, et dans une telle éventualité, rien ne serait gagné à adhérer à une association humaniste. Ou bien, on peut décider que notre égo et l’étendue de notre magnificence ne suffisent pas et que l’effort devra être fait avec d’autres et en partie pour les autres. Dans ce cas, l’adhésion à une association humaniste s’impose.
L’articulation de l’humanisme et de l’idéologie politique
Je vois l’humanisme, à l’instar de notre ami et camarade Enrico Gambardella, comme un registre de haut niveau situé au-dessus du débat politique partisan. J’irais même un peu plus loin : le travail culturel et militant de toute association humaniste doit se situer au-dessus des dogmes politiques tels socialisme, anarchisme, capitalisme, même si et aussi parce que les tenants de ces dogmes se réclament souvent (mais pas toujours) haut et fort de l’humanisme.
Mais peut-on sincèrement se déclarer humaniste et adhérer à la forme purifiée de l’idéologie capitaliste des temps modernes telle que formulée par Milton Friedman que l’on dénomme le néolibéralisme ? Peut-on se dire humaniste et adhérer à une incessante progression de l’inégalité d’accès aux ressources ?, un monde où n’est conçu comme motivation humaine que la prédation ?, un monde où l’on évacue tout esprit de coopération et de partage ? Je n’en vois aucunement la moindre possibilité. Pour être franc, l’enthousiasme de Friedman pour sa variante à lui de néolibéralisme me lève le cœur et me remplit de dépit. Et il viole plusieurs des principes officiels de notre association.
Il y a deux fondements incontournables de toute utopie
Que reste-t-il comme idéologie politique pour nous inspirer après les échecs des tentatives socialistes (Commune de Paris, pays du Comecon, Cuba, etc.) et anarchistes (Espagne républicaine) ? Il reste les deux idées maîtresses, les deux piliers sous-jacents à l’humanisme, justice sociale prônée par le socialisme, liberté sociale réclamée par l’anarchie. Je suis d’avis, en tant qu’humaniste, qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain juste parce que des incarnations d’idéologies politiques ont échoué. N’est-ce pas en lisant les critiques de l’un à l’égard de l’autre qu’on peut mieux comprendre les erreurs des deux ? La justice et la liberté sociales ont toujours valu la peine d’être imaginées, développées, actualisées, renforcées, défendues, et continueront toujours de le mériter.
C’est pourquoi les humanistes ont un devoir de réflexion, pas seulement sur les problèmes éthiques du moment (droit de mourir dans la dignité, laïcité, droit à l’avortement, etc.), les sujets ponctuels (prostitution), les sujets d’actualité (montée de l’islamisme réactionnaire, drones, écoute électronique, etc.)… et pas seulement non plus sur les vieux thèmes bimillénaires généraux du beau, du bon et du vrai, mais aussi sur comment nous pourrions nous organiser en tant que sociétés modernes pour mieux vivre, quelle sorte de système économicopolitique adopter, quelle sorte de démocratie façonner, etc.
Et pour ce faire, chers amis, excusez-moi d’être un peu carré sur ce point, il n’y a qu’un seul balancier, un seul équilibre à rechercher, un seul gros problème à résoudre : comment articuler pour le mieux la recherche de la JUSTICE SOCIALE et la recherche de la LIBERTÉ SOCIALE. C’est pourquoi, je me permets, au risque d’en choquer quelques-uns, d’affirmer que si vous ne pouvez pas nommer une demi-douzaine de théoriciens socialistes [1] et une autre demi-douzaine de théoriciens anarchistes [2], en distinguant leurs idées maîtresses, il manque quelque chose d’HUMANISTE à votre culture. C’est pourquoi, de temps en temps, dans cette revue, nous donnerons des comptes rendus portant sur ces thèmes. Nous le ferons sans parti pris, sans braquage. Nous le ferons sur un ton interrogatif, à la recherche d’un plan ou à tout le moins de quelques bonnes idées, pour un monde meilleur, de plus en plus « humain », de plus en plus aimable.
Car l’humanisme c’est la croyance en la perfectibilité de l’humain et c’est aussi l’attachement à cet objectif. Les militants humanistes croient qu’il est bon de se perfectionner (ou si ce mot vous fait peur, … de s’améliorer) seul mais que ce n’est pas suffisant. Il faut aussi perfectionner ou au moins améliorer l’humanité, ensemble et en douceur, patiemment [3].
- Mes suggestions: Proudhon, Rousseau, Marx, Engels, Lénine, Gramsci
- Mes suggestions: Stirner, Reclus, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Chomsky
- Pour une critique humaniste du communisme et de l’anarchisme, on peut lire le livre, tout récemment traduit et ré-édité, de Bertrand Russell Le monde qui pourrait être: Socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme, Préface de Jean Bricmont, Traduit de l’anglais par Maurice de Cheveigné, Montréal : Lux : 2014. Pour un accès gratuit à la célèbre monographie de Russell Why I am not a communist, cliquer http://www.rjgeib.com/thoughts/ opiate/why.html. Pour un résumé gratuit des idées de Russell sur l’anarchisme, cliquer http://www.skeptic.ca/ Bertrand_Russell_Anarchism.htm.. Pour une critique anarchiste de l’humanisme, cliquer http://anarchy101. org/2664/what-are-some-anarchist-critiques-of-humanism. Pour une défense du marxisme comme science et non comme idéologie humaniste, lire un compte rendu de ce point de vue du philosophe Louis Althusser en cliquant http://sos.philosophie.free.fr/althusse.php
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