De justice sociale et d’égalité
Gérald Blanchard
Membre de l’Association humaniste du Québec
Mais, il n’y a pas qu’eux à s’inquiéter. Dans la société civile, les cris d’alarme fusent de toute part devant le constat des conséquences attribuées à ce phénomène récurrent dont l’augmentation de la pauvreté et de la criminalité ainsi qu’une croissance alarmante des maladies mentales. Bref, tous ces intervenants conviennent qu’il y a un lien entre l’inégalité de la richesse et des revenus et le dysfonctionnement de la société.
Voilà pour le constat. Cependant, là où le bât blesse, c’est la grande difficulté de tomber d’accord sur les causes proximales d’une telle situation et sur les remèdes à y prescrire. Par exemple, pour établir un consensus sur les conditions ayant entrainé l’augmentation de la criminalité aux États-Unis, il faudrait faire intervenir un processus rationnel d’analyse avant de baliser des plans d’action pour y remédier. Mais, on conviendra que ce n’est pas ce que les instances politiques font d’emblée. Plus proche de nous, voyez comment les ministres du gouvernement Harper nous en donnent présentement des exemples flagrants en se contentant le plus souvent de proposer des solutions genre Law and Order qui calment temporairement la plèbe en plus de rapporter des dividendes aux urnes.
Mais, il y a peut-être une lueur d’espoir dans le marasme engendré par les échecs à répétition de nos institutions politiques. Les humanistes qui se soucient de justice sociale seront rassurés de savoir que la science s’en mêle depuis plusieurs décennies. (Dubet, François, Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Seuil, 2010). Aussi, c’est en s’inspirant des sociologues et autres criminologues de cette tradition que Richard Wilkinson et Kate Picket, deux épidémiologistes, ont consacré les vingtcinq dernières années à colliger des données et à analyser les relations entre les situations d’inégalité et les conséquences de celles-ci dans nos sociétés développées. (Wilkinson, R. et Picket, K. L’égalité, c’est mieux. Pourquoi les écarts de richesses ruinent nos sociétés. Les éditions Écosociété, 2013).
D’abord, il est important de souligner que Wilson et Picket font état d’enquêtes scientifiques longitudinales qui consistent à formuler des hypothèses susceptibles d’être mises à l’épreuve dans toutes les sociétés développées pour … améliorer la qualité de l’environnement social, et, par conséquent, la qualité réelle de la vie pour chacun d’entre nous. Et, selon eux, cela s’applique autant aux riches qu’aux pauvres. Une société en dysfonctionnement produit des conséquences désastreuses pour tous ses habitants. Bien sûr que les humanistes préfèreront déplorer le sort des plus démunis. Mais, comme l’a souligné par ailleurs un réformateur de notre système d’éducation, un programme uniquement pour pauvres risque d’être un pauvre programme. Néanmoins, les auteurs affirment que quelles que soient les réductions des effets toxiques de l’inégalité, c’est chez les pauvres qu’elles feront la plus grande différence.
En empruntant la méthode scientifique, les sociologues nous permettent de distinguer les relations de causes à effets qui, autrement, demeureraient invisibles. Le tableau qui suit représente quelques-unes des corrélations les plus importantes qui ont permis aux chercheurs de formuler des hypothèses selon lesquelles il y a des liens de cause à effet entre l’inégalité des revenus et les manifestations de dysfonctionnement dans toutes les couches de la société confondues.
Les auteurs soulignent que si une corrélation ne constitue pas une cause, néanmoins, on ne peut établir une relation de causalité sans qu’il y ait d’abord corrélation. Ainsi, les corrélations mises ici en évidence ont permis aux chercheurs de formuler des hypothèses falsifiables/vérifiables en fonction de leurs capacités de produire des résultats prévisibles.
Par ailleurs, le lecteur humaniste aura peut-être été interpellé par l’association très élevée entre l’inégalité et la détresse générale des enfants. (r = – 0,71). On doit se demander quel est l’avenir d’une société qui se soucie si peu du bien-être de ses enfants. Quelles sont les valeurs d’une telle société ? Et oui, pour ceux qui se posent la question, notre pays, le Canada, est en plein milieu de peloton de cette cohorte sur tous les indices. Il y a de la place pour de l’amélioration dans le plus meilleur. Par ailleurs, même si nous sommes plus nombreux que les Finlandais, j’ignore la situation du Québec sur cet indice. Un autre exemple qui m’a frappé est celui des nombreuses études sur les effets des inégalités de revenus sur l’augmentation du stress dans les familles démunies qui ont comme résultat une diminution des capacités d’apprentissage des enfants à l’école. Depuis le temps que nous nous affairons en vain à prendre comme modèle le système scolaire finlandais, nous comprendrons enfin que la performance de leurs enfants à l’école est d’abord attribuable à l’état d’une société qui se classe première en termes d’égalité des revenus. Les auteurs en disent autant de la société japonaise. Ainsi, n’en déplaise aux héréditaristes, il ne serait plus nécessaire d’invoquer d’emblée la qualité du patrimoine génétique d’une race ou d’une ethnie pour expliquer les succès et les échecs scolaires.
François Dubet, pour sa part, met davantage l’accent sur l’importance de corriger les injustices inhérentes à la stratification sociale qui perdureront tant et aussi longtemps que les plus faibles seront laissés à eux-mêmes. Le fait de leur assurer l’égalité des chances ne suffit pas. Selon Dubet, les classes issues de milieux ouvriers partent de si loin que seuls des programmes de rattrapage pourront suppléer à des siècles d’injustice. Aussi, étant donné les effets des pratiques d’exploitation injustes qui ont perduré depuis la nuit des temps, il lui semble évident que l’état doive instituer des programmes qui vont au-delà de l’égalité des chances pour assurer l’égalité des places.
L’incursion des sciences humaines dans l’analyse des problèmes de la société est prometteuse mais difficile à apprécier. Puisqu’il ne faut pas compter sur nos élus pour en faire la promotion, voilà ce qui pourrait constituer un beau défi pour notre association humaniste qui, par ailleurs, se donne comme mission de promouvoir la science et la pensée critique. Pourquoi ne pas nous afficher désormais comme donnant autant d’importance à la justice sociale qu’à la protection des droits et libertés ?
Enfin, ce nouveau positionnement pourrait nous inciter à participer davantage au débat entourant le programme d’austérité du gouvernement Couillard qui se fait sur le dos des plus démunis. Entre autres, nous pourrions utiliser notre expérience d’analyse critique pour détruire le mythe selon lequel pour créer de la richesse il faut éviter d’augmenter les impôts des sociétés les plus riches et, surtout, ne pas trop les réglementer en matière d’environnement. Pour terminer, nous pourrions éventuellement participer à faire connaitre à quel point les gouvernements qui se succèdent sont inféodés au grand capital.
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