Comment l’Église romaine est-elle devenue le plus grand propriétaire terrien en Europe au Moyen-Âge
Claude Singer
Cadre de la Libre pensée française
et également Rédacteur de la revue Pensée Libre.(photo de E. Frerk, avec permission)
« Quoi de plus naturel, dès lors qu’une clique de prêtres avides s’aperçut que les gens étaient prêts à payer pour avoir le droit de se marier, qu’ils aient multiplié les obstacles, serré les mailles de leur filet et du même coup arrondi leur bourse ? » (Huth – 1875)
Pour l’Église des origines, le mariage est un pis-aller
Si on se penche sur les Écritures, on est frappé par la minceur des références au mariage. Dans l’Ancien Testament, elles se trouvent essentiellement dans la Genèse :
- a) Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Dieu a voulu l’espèce humaine bisexuée et l’union des deux sexes.
- b) Sexes par ailleurs inégaux : « Il faut que je lui fasse une aide qui lui ressemble ». L’homme a précédé, il conserve la préséance. Lui-même est à l’image de Dieu, la femme n’est qu’à l’image de l’homme, donc un simple reflet de Dieu. Elle a été faite à partir d’une côte, donc dans une position latérale, mineure.
- c) « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront (ou redeviendront) une seule chaire ».
- d) La femme demeure cependant fragile. L’homme fut perdu par elle au paradis terrestre. Adam fut chassé et condamné à travailler, mais Eve subit deux châtiments supplémentaires : la domination de l’homme et les douleurs de l’enfantement.
Dans le Nouveau Testament, on trouve deux références. Le Christ à chaque fois, répond à une question (d’ailleurs, à chaque fois ce sont des « questions pièges »
- a) L’homme peut-il répudier sa femme ? « Ce que Dieu a uni, l’homme ne peut le séparer » (Matt XIX, 6), sauf en une circonstance « je ne parle pas de la fornication [2] de la femme », mais chez Marc (X,12), la responsabilité des deux est égale.
- b) Si l’on veut gagner le paradis « Est-il expédient de se marier ? », ou faut-il le gagner par l’abstinence ? La réponse du Christ a entraîné le versement d’hectolitres d’encre : « Il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du royaume des cieux »…
Quelques enseignements sont donnés par Paul (Lettre aux Corinthiens, VII, 12 et 27) « Que chacun continue à vivre dans les conditions où l’a trouvé l’appel de Dieu : es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre ; n’es-tu pas lié, ne cherche pas de femmes ». Et il ajoute : les femmes « sont soumises à leur mari comme au Seigneur : en effet, le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Église. » Il ne s’agit pas d’une simple image, cette formule contient la notion d’indissolubilité. « Que la femme ne se sépare pas de son mari, en cas de séparation qu’elle ne se remarie pas, ou bien qu’elle se réconcilie, que le mari ne répudie pas sa femme » (Cor. VII, 10 et 11).
Pour l’Église des premiers siècles, le retour du Christ est imminent : il faut donc que les chrétiens s’y préparent et donc qu’ils ne vivent que pour la résurrection, loi des souffrances (et plaisirs) de la chair. Si on ne peut y échapper, alors il vaut mieux se marier pour ne pas tomber dans la fornication. Par ailleurs, les clercs sont d’une essence supérieure et peuvent donc se passer de l’accouplement. Ce fut très long à obtenir….
L’indissolubilité du mariage va heurter de plein fouet le point de vue des seigneurs au Moyen-âge. Dans l’esprit de ces temps, la femme était considérée comme un simple réceptacle (le vase sacré) dans le processus de la procréation. Toutes les qualités étaient transmises par l’homme. Cependant, pour que la transmission du sang se fasse dans les conditions optimales, il fait que le vase soit le plus pur et le plus noble possible. Si l’opportunité permettait d’accéder à une épouse d’un rang supérieur, il fallait pouvoir rompre l’union qu’on avait fondée dans des temps moins favorables. Les principes prônés par l’Église étaient donc un obstacle.
D’un autre côté, les seigneurs devaient faire face à un autre problème. Le mariage clandestin des enfants et le rapt des filles en vue de les épouser pour accéder à l’héritage. Le mariage n’était pas considéré comme un sacrement donné par l’Église. En revanche elle l’avait imposé comme la conséquence directe du simple consentement entre les deux futurs époux. Or, c’est sur les mariages arrangés entre les familles que se fondaient les alliances. Passer outre était intolérable. Mais une fois le consentement donné par les futurs époux, l’Église considérait ce mariage comme tout à fait réglementaire et donc indissoluble [3]. Il faudra attendre le concile de Trente, en 1545 pour que cette question commence à trouver en partie, mais en partie seulement, des solutions.
Le mariage devient un sacrement conféré par l’Église (même si dans la réalité, il est le seul sacrement dans lequel le prêtre n’est que témoin, les officiants étant les futurs époux). Le mariage est monogamique et indissoluble. L’Église est compétente en matière matrimoniale (elle est la seule autorité à pouvoir indiquer les empêchements, à conférer les dispenses, à autoriser la séparation et la nullité (ce dernier cas étant le seul qui permettait de se remarier, puisque par définition, il n’y avait pas eu mariage). Cependant, les mariages clandestins sont toujours considérés comme valables, même s’ils sont condamnés par l’Église. Cette décision de toujours reconnaître pour valable les mariages clandestins, appuyée par les jésuites contre la demande du roi de France, va avoir deux conséquences : la première, en 1556, décrétant en France, le mariage sans le consentement des parents, hors-la-loi ; et la seconde une méfiance viscérale des rois de France envers les jésuites.
Pour répondre cependant à la réaction très vive du pouvoir civil – bras armé des pères – on va ordonner la publication des bans et annoncer pendant plusieurs semaines au moment des offices, le prochain mariage tant dans la paroisse du futur que dans celle de la promise. Enfin, sous peine de nullité, le mariage devra se faire obligatoirement en présence d’un prêtre et devant des témoins. Dans la foulée, le concile de Trente interdit le mariage des clercs (réguliers ou séculiers), preuve que le célibat n’était pas du tout acquis [4] … et pas seulement parce que l’Église estimait que l’état de virginité était supérieur à l’état de mariage, comme on va le voir plus loin.
Le contrôle de la famille va devenir le moteur de la montée en puissance de l’Église
Sur un plan général, on peut estimer – en temps normal – à 20 %, le nombre de couples qui n’ont pas d’enfants, et à 20 % également le nombre de couples qui n’ont que des filles (en se rappelant que la part des biens dévolue aux filles sort automatiquement de la famille en cas de mariage). Pour pallier cette situation, et permettre malgré toute la transmission de l’héritage, furent mises en place dans l’histoire humaine depuis la plus haute Antiquité, différentes dispositions : l’adoption, la polygynie, le divorce, le concubinage, l’endogamie, le lévirat (la veuve épouse le frère de son mari décédé).
On connaît assez bien aujourd’hui le mode de fonctionnement des sectes. Dans un premier temps, la secte cherche à couper les nouveaux adeptes de toute relation extérieure à elle. Pour preuve, (Matt. X 34-37) « Je suis venu apporter non la paix, mais le glaive. Car je suis venu séparer le fils de son père, la fille de sa mère (…) et on aura pour ennemi les gens de sa propre maison », et d’où également les recommandations pauliennes, afin que les individus se détachent de leur parenté pour se fondre dans la communauté nouvelle : (Matt XII, 48-50) « (…) Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère. ». Puis, lorsque la secte se transforma en Église (ce qui se produisit autour du IVe siècle), elle devint une organisation dont les intérêts exigeaient qu’elle constitue et défende un patrimoine. « Elle [l’Église] mit alors l’accent sur la stabilité familiale, mais dans un cadre neuf qui sauvegardait la liberté de l’individu (homme ou femme) de disposer de ses biens, favorisant la mobilité de la terre, son aliénation, donc sa dévolution à l’Église et l’accumulation du capital dans les mains de celle-ci. » [5]
L’Église avait surtout jusque-là recruté chez les pauvres, les rejetés, les marginaux, et sur des bases millénaristes (le retour du Christ et son règne terrestre plus ou moins imminent). Puis les convertis plus fortunés arrivèrent modifiant radicalement les conceptions originelles chrétiennes sur l’idéal de pauvreté. Évidemment, cela ne se fit pas sans révisions déchirantes et dissensions internes (le millénarisme fut abandonné aux sectes schismatiques qui refusaient notamment que l’idéal de pauvreté soit bafoué). Dès le IIIe siècle de notre ère, l’Église va s’institutionnaliser, et adapter sa doctrine aux temps nouveaux. Pour ce qui concerne le présent article, elle va mettre en place un système de relations familiales fondé sur des interdits[6], qui va avoir pour effet de faire passer le pourcentage indiqué plus haut de 20 % à 40 %, agrandissant du même coup ses possibilités de recueillir les biens des futurs défunts. Bien évidemment, ses prêches réguliers concernant le rejet des biens matériels pour gagner le paradis allaient dans le même sens, même si elle ne l’appliquait par pour elle-même.
« Il est dur de ne laisser que peu de choses à ses fils et à ses proches ; encore plus dur est-il d’être en proie aux tourments éternels » Salvien[7] Ad ecclesiam, III,51
Dès Constantin, les propriétés de l’Église gonflèrent rapidement et régulièrement. Il devient de bon ton de vouloir que chaque testament contint un legs pour l’Église. Avec des résultats partagés (comme on l’a vu concernant le mariage par consentement mutuel), l’Église va remettre en cause le système d’alliance et de parenté qui s’était peu à peu établi tout autour de la Méditerranée. Parmi un de ses plus grands succès on doit compter l’interdiction de l’adoption – pratique qui était courante en droit romain – qui perdurera en occident pendant quinze siècles et la liberté de tester par écrit, y compris pour les femmes concernant la portion de biens qui leur revenait de droit tant de leur famille que de leur époux. Au passage, on notera que l’Église avait tout intérêt à combattre pour une certaine indépendance des femmes sur le plan de la gestion des biens, ainsi qu’à une certaine désobéissance des enfants vis-àvis de leur père.
Une raison bien matérielle pour le maintien du célibat des clercs …
Entre le XIe et le XIIe siècle, période de la réforme grégorienne, la puissance de l’organisation ecclésiale atteint son apogée. C’est là que l’Église va tenter d’étendre l’interdiction de l’inceste jusqu’au septième degré, tant du côté des consanguins que de celui des affins[8]. Cela rendait évidemment les mariages quasiment impossibles dans un même village, par exemple.
Et bien sûr, cela contrariait fortement les aspirations des familles nobles, voire royales qui ne pouvaient plus ou quasiment plus, dès lors, contracter les alliances jugées nécessaires pour leur politique et leur diplomatie. Comme l’Église acceptait d’accorder des dispenses (moyennant des avantages en nature ou politiques), il fut donc nécessaire pour les puissants – sous peine d’excommunication, et de damnation éternelle – de s’entendre au mieux avec Rome.
L’archidiacre Hildebrand prit en 1073 possession du trône pontifical sous le nom de Grégoire VII. Les réformes qu’il mit en place ne concernèrent pas seulement les « civils ». C’est avec lui que le célibat des prêtres finit par être largement accepté (même si – voir les décisions du concile de Trente – accepté ne veut pas dire acquis). Devenir membre de la hiérarchie impliquait qu’on ne pouvait devenir propriétaire des biens que les fidèles donnaient à l’Église, et ce pour deux raisons au moins : d’abord le risque était grand que les richesses acquises ainsi éloignent de l’obéissance due à la hiérarchie, ensuite parce que cela aurait inévitablement créé une caste de propriétaires individuels, prenant leurs aises avec les largesses accordées par la population, ou tout simplement voulant légitimement transmettre des biens à leurs enfants. Les bureaucraties ont toujours les mêmes règles. Si Grégoire mit tout cela en oeuvre, il ne fut cependant pas le premier : dès 434, par exemple, une loi remettait à l’Église les biens d’un clerc mort intestat. Par ailleurs, l’Église mit bon ordre à la pratique qui consistait à laisser partir les défunts revêtus de leurs bijoux (la part inaliénable du mort). Les tombes furent désormais vides de trésor, mais ce dernier ne fut pas perdu pour tout le monde.
Des affrontements en grand nombre
La conséquence est que l’église va devenir, soit par la dîme, soit par la donation de biens ou l’héritage, propriétaire du tiers des terres arables en Europe dans un laps de temps relativement court. En France, on en estime la date à la fin du VIIe siècle. Dans une grande partie de l’Europe, l’Église a doublé ses biens entre le VIIe et le IXe siècle.
Les seigneurs, les autorités vont bien évidemment voir tout cela d’un mauvais œil. De nombreux édits tendent au cours de ces siècles à limiter les possibilités pour les clercs de détourner au profit de l’Église les héritages ou les dons. Des seigneurs pillards tentent souvent de récupérer à leur profit les terres et biens ainsi accumulés, lesquels sont également une proie tentante au moment des grandes invasions. Les laïcs essayent également la résistance interne : La pratique du « monastère ou de l’évêché héréditaire » (l’abbé ou l’évêque appartiennent toujours à la même famille) est courante tant en Angleterre qu’en France.
Bien évidemment, les raisons qui poussèrent la hiérarchie catholique à bouleverser totalement le système social d’alliance n’étaient pas purement et cyniquement l’enrichissement (en tous les cas pas pour tous…). Il fallait subvenir à l’entretien d’une administration de plus en plus nombreuse, d’une part ; d’autre part, l’Église devait faire face à un certain nombre d’obligations qui lui incombaient : orphelinats, hospices, écoles, même s’il y avait moyen de discuter la manière
dont elle s’est acquittée de ces tâches. Cependant, l’Europe d’aujourd’hui vit encore en bonne partie sur les conséquences de ces immenses richesses accumulées. Dans plusieurs pays d’Europe (Allemagne, Hongrie, Pologne, etc…) les Églises (catholique et protestantes) reçoivent des sommes très importantes d’argent public en compensation des biens qui ont été sécularisés dans les siècles passés, certainement selon l’adage « donner, c’est donner, reprendre, c’est voler…
- L’essentiel des éléments historiques et de la thèse sur lesquels s’appuie le présent article est issu de l’excellent ouvrage de Jack GOODY : L’Évolution de la famille et du mariage en Europe – Éditions Armand Colin
- La fornication, c’est la copulation hors mariage, pour ceux qui la pratiqueraient tout en l’ignorant.
- Par ailleurs, ce qui avait prévalu pour sa création, l’accord entre les deux époux, n’avait plus aucune valeur s’il s’agissait de le dissoudre… il faudra attendre la Révolution
- La décision avait été adoptée cependant au moins dès le concile d’Elvira en 305 !
- Jacques Duby in Préface à l’édition de 1985 de L’évolution de la famille et du mariage en Europe de J. Goody (op.cité)
- Qui, rappelons-le encore une fois ne trouvait sa source ni dans les Écritures, ni dans le droit romain ou juif, ni dans les us et coutumes des peuples soumis à la conversion.
- Salvien de Marseille, auteur latin du Ve siècle. De Ecclesiam est son second ouvrage, dans lequel il vitupère contre la cupidité des chrétiens et les invite à laisser leurs biens… à l’Église
- Les consanguins sont les individus issus de la lignée maternelle ou paternelle de l’individu concerné, les affins sont ceux issus de la lignée du mari ou de la femme.
Sauver des millions de vies
Que peut valoir la vie d’un seul humaniste ?
Élevé par une mère monoparentale à Yorkshire en GB, Mike Thresh est devenu virologue spécialisé en virus des plantes comestibles. Lorsqu’un virus porté par insecte menaça le manioc dont dépendent radicalement des millions de personnes en Afrique et en Amérique latine, il quitta tout pour l’Afrique et réussit à enrayer l’épidémie en y effectuant le travail scientifique requis et aussi en organisant la riposte requise à l’échelle des continents entiers.
Il vécut 17 ans en Afrique et devint ensuite président de la British Society for Plant Pathology en 1990 et professeur honoraire en écologie virale des plantes au Natural Resources Institute de la University of Greenwich en 1998. Il est décédé en 2015 et fut universellement reconnu comme un homme totalement dévoué et rempli de bonté. Sans calculer son labeur et en sacrifiant son confort il a sauvé des millions de vies humaines à lui seul.
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