Anti-hagiographe, Normand Rousseau pourfend les « assassaints »
Jean Delisle
Traducteur
Jean Delisle est un auteur, un professeur de traduction, un traducteur agréé, un terminologue agréé, un traductologue et un historien de la traduction canadien. Il a rédigé de nombreux ouvrages spécialisés concernant la traduction, notamment quant à l’histoire de la traduction et de la terminologie au Canada. Il est professeur émérite de l’Université d’Ottawa et également membre de l’Association humaniste du Québec.
Le clocher symbolise bien la religion parce que dans la religion, il y a vraiment quelque chose qui cloche.
NORMAND ROUSSEAU
Les lettres et les articles que cet humaniste athée publie dans les journaux déclenchent invariablement de virulentes répliques de la part de croyants. Normand Rousseau dérange. Il dérange, car il s’attaque à l’imaginaire des croyants, à leur rêve d’une vie meilleure dans un hypothétique au-delà. Il dérange, car il remet en question le poids des traditions acceptées aveuglément. Il dérange, car il exerce son sens critique, ce qui l’expose à de cinglantes attaques. Il dérange, car il interroge l’histoire, ce que beaucoup de ceux qui adhèrent à des croyances irrationnelles ne se donnent pas la peine de faire. Réfléchir, en l’occurrence, est déstabilisant et force une remise en question de ses certitudes.
Normand Rousseau est un empêcheur de s’illusionner en rond. Il ne cherche pas à se venger d’une enfance malheureuse à l’eau bénite. Provocateur sur les bords, il sonne le réveil. Il est porté par un souffle d’indignation qui lui fait démasquer les mystificateurs. Il s’en prend aux marchands d’illusions qui, par la peur et des techniques d’infantilisation, promettent le bonheur éternel. Lui, ne veut pas aller au ciel : il y a trop de criminels !
Faut-il s’étonner que de nombreux éditeurs refusent de le publier en raison de ses prises de position trop radicales et Anti-hagiographe, Normand Rousseau pourfend les « assassaints » de ses dénonciations trop franches ? Les mythes ont la vie dure; les croyances consolatrices sont indéracinables. On ne s’attaque pas impunément à des objets de vénération.
Les titres de quelques-uns de ses livres parlent d’eux-mêmes : La Bible immorale (2006); La Bible démasquée (2010); Le Procès de la Bible (2012). Cette trilogie d’essais, parue chez Louise Courteau, éditrice, dénonce tous les aspects criminels du livre le plus traduit dans le monde. La Bombe (Bénévent, Nice, 2011) présente en substance leur contenu sous la forme d’un roman policier moins aride que des essais de 500 ou 600 pages.
Auteur prolifique, Normand Rousseau compte à son actif pas moins d’une quinzaine de livres publiés, et une bonne dizaine de manuscrits en attente de publication (ou de refus), dont Le Coran, paroles divines ou paroles humaines; Et sur ces esclaves, je bâtirai mon Église; Monsieur Jésus; Face à face avec Dieu; Jésus était-il féministe ou misogyne ?
Son dernier livre, La laïcité, une grande invention (2015, 600 p.) vient d’être publié à Lévis, par la Fondation littéraire Fleur de Lys. Cette Fondation est un organisme sans but lucratif qui publie des ouvrages vendus en ligne [1] en format .pdf ou papier.
Procès de décanonisation
Chez le même éditeur est aussi paru, en 2015, l’essai Les assassaints et les assassaintes et des saints à décanoniser ou à canoniser (570 p. Format .pdf : 7 $; papier : 39,95 $;). J’aimerais présenter ici sommairement aux lecteurs de Québec humaniste cet avant-dernier livre de l’essayiste. Avec cet auteur prolifique, on est toujours un livre en retard, tant il produit à un train d’enfer, si l’on peut dire. Dans ce nouvel ouvrage, probablement le premier du genre jamais écrit sur le sujet (p. 50), Normand Rousseau s’attaque au concept de « sainteté » et montre qu’un grand nombre de saints et de saintes sont en réalité des assassins, comme le sous-entend le jeu de mots du titre. Selon lui, il faut les décanoniser, car ces hommes et ces femmes sont loin d’avoir eu une conduite irréprochable dans leur vie privée comme dans leur vie publique. « L’Église n’a jamais hésité à canoniser des génocidaires, des meurtriers, des tortionnaires, des assassins, des misogynes, des esclavagistes, des antisémites et des profanateurs » (p. 54). Or, « rendre un culte à des assassins est un sacrilège et une infamie sans nom » (p. 530).
D’entrée de jeu, l’auteur prévient le lecteur : « Ce livre ne fait pas dans la dentelle. Il dénonce l’injustifiable. » (p. 53). Normand Rousseau se présente comme le porte-parole des victimes de ces assassins. Mais qui sont ces victimes du fanatisme et du totalitarisme de l’Église ? Ce sont, entre autres, les présumées sorcières mortes sur les bûchers, les païens persécutés, les Cathares, les martyrs de l’Inquisition, les protestants décimés par les guerres de religion ou les Amérindiens exterminés au nom de la foi par des conquistadors barbares et inhumains avec la bénédiction des missionnaires. « Tuez-les, Dieu saura reconnaître les siens. »
Le concept de sainteté
Dans une longue introduction d’une quarantaine de pages, l’auteur définit, comme il se devait, le concept de « sainteté » et énumère les trois principaux critères appliqués par l’Église en la matière. À l’origine, chez les païens, le mot « saint » s’appliquait à des objets et à des lieux comme des temples consacrés aux dieux, mais jamais aux dieux eux-mêmes. Par un glissement de sens, l’Église catholique y a rattaché une qualité morale. C’est ainsi qu’on en est venu à parler de « Sa Sainteté le pape », du « Saint-Siège » ou pire encore de la « Sainte Inquisition ». « Quand l’Église qualifie l’Inquisition de « sainte », cette horreur immorale qui a duré six siècles, elle perd toute crédibilité » (p. 18). Le seul fait que cette institution ait pu exister prouve la non-existence d’un être transcendant inspirateur d’une religion d’amour, de paix et d’entre-aide.
Les trois critères de la sainteté sont connus : le martyre, la pratique héroïque des vertus et les miracles accomplis du vivant du saint ou après sa mort. L’Église en a ajouté un quatrième, les écrits, critère ayant permis la canonisation des Pères et des Docteurs de l’Église, malgré toutes les abominations qu’ils ont professées. D’autres critères servent aussi à reconnaître une personne sainte, comme les prophéties, les stigmates, la lévitation, le don de bilocation, les visions ou l’odeur de sainteté.
L’Église a encore élargi le concept de sainteté en appliquant, ce que l’auteur appelle, la « sainteté de proximité ». Les saintes femmes des évangiles sont devenues saintes du seul fait qu’elles ont côtoyé Jésus. Il en est de même de Jean Baptiste. « Saint Tobie serait devenu saint parce qu’il aurait fait des voyages avec l’ange Raphaël. » (p. 51). Comment, par ailleurs, appliquer la grille de sainteté aux saints Innocents, des enfants de moins de deux ans (p. 163) ? Aux « saints » martyrs canadiens, tués non pas pour leur foi, mais parce qu’ils étaient considérés comme des sorciers aux pouvoirs maléfiques ?
Le nombre de saints est difficile à préciser. Selon les sources, leur nombre varie de 5200 à 40 000. Les deux tiers sont des hommes, les femmes sont habituellement des religieuses; très peu de laïques ont eu droit à la sainte auréole. Il n’y a « pas une mère de famille nombreuse dans la catégorie martyre » (p. 24), ajoute l’auteur avec ironie. Cette pléthore de saints ayant chacun sa spécialité (ex. : retrouver des objets perdus, protéger une ville, faire croître les cultures) est le combustible qui alimente la ferveur populaire et enrichit l’Église. Chaque petite communauté veut son saint ou sa sainte, comme chaque village veut son école et son épicerie.
Dans les vingt et un chapitres qui composent le corps de l’ouvrage, l’auteur applique la grille de l’Église à divers groupes de canonisés : les patriarches, les génocidaires, les juges, les rois, les prophètes, les anges, les Pères et les docteurs de l’Église, les papes, les fondateurs de religion, etc. Ce catalogue est une sorte d’anti-martyrologe, d’anti-hagiographie. Il est foisonnant de détails et d’information et ratisse large. Même Yahvé, le Saint des Saints, est décrit comme l’« Assassaint des assassaints » (p. 20). Ses crimes ? Le déluge, Sodome et Gomorrhe, la tour de Babel. Le premier chapitre lui est réservé.
Un tissu de contradictions
L’ouvrage Les assassaints et les assassaintes met en évidence à quel point l’histoire de l’Église et des canonisations est traversée par la contradiction, la première et la plus évidente étant le non-respect du commandement « Tu ne tueras pas. » Or, l’Église a abondamment tué et récompensé par la sanctification ceux et celles qui l’ont fait en son nom et au nom de Dieu. Saint Augustin n’a-t-il pas justifié cette entreprise sanguinaire : « L’Église persécute par amour, les impies par cruauté » ? Selon ses intérêts, l’Église a tout justifié. L’auteur égrène les contradictions de cette institution multiséculaire qui, au temps des persécutions romaines réclamait la liberté de religion pour les chrétiens, mais qui, de l’Inquisition jusqu’à Vatican II, a nié cette liberté de conscience et de pratique religieuse.
Louis IX est l’incarnation même de cette intolérance qui rend digne de la sainteté. Il a massacré des musulmans lors de ses deux croisades, fait couper la langue et les lèvres des blasphémateurs, envoyé à la torture et au bûcher des hérétiques, fait porter aux Juifs la rouelle, envoyé des soldats tuer des Cathares, appliqué la peine de mort (p. 19), tout cela par amour. Saint Louis, cet homme de main de l’Église, en bon chrétien, priait et assistait à la messe tous les jours. Il méritait donc une auréole dorée.
Saint Constantin, l’empereur romain, a fait assassiner sa femme et son fils. Sainte Irène a fait crever les yeux de son fils. La liste de ces dossiers noirs est longue et il serait fastidieux de la reprendre ici. L’auteur cite dans sa compilation des centaines d’exemples, tous plus horrifiants les uns que les autres. Alors que l’Église voit le corps humain comme le temple de l’âme, elle consent à son dépeçage pour en faire des reliques ayant la puissance de faire des miracles. Autre contradiction. À cet égard, le catalogue de Normand Rousseau n’est pas dénué d’humour. On aurait conservé par moins de onze prépuces de Jésus. On a retrouvé en 415 le corps de saint Étienne dûment lapidé au 1er siècle, et la tête de Jean Baptiste en 453. Mathieu a hérité de quatre têtes et Marie a produit une quantité phénoménale de lait. La légende veut que le « saint Graal » conserve le sang de Jésus. La soif de merveilleux ne semble pas avoir de limite.
Et que dire de la canonisation de saints qui n’ont jamais existé comme Véronique, Janvier, Eusèbe et saint George, lui qui serait mort et ressuscité pas moins de trois fois en sept ans ? Le chapitre 19 leur est consacré. Ces « faux saints », que l’Église s’est résignée à expulser de son calendrier, ne sont pas forcément des « assassaints », mais le phénomène soulève la question des faux miracles qu’on leur attribuait, des fausses reliques, des faux lieux de pèlerinage, et surtout il fait peser un sérieux doute sur l’infaillibilité du pape.
En revanche, selon l’auteur, l’Église aurait dû canoniser des personnes ayant pratiqué les plus hautes valeurs morales, tels que le théologien, universitaire et réformateur religieux tchèque Jean Hus, Savonarole, qui a dénoncé la corruption morale du clergé, Giordano Bruno, un savant et théologien, en science et en philosophie, le Mahatma Gandhi ou encore le fondateur de la Croix rouge, Henri Dunant (p. 433-444).
Saint Bouddha L’anecdote suivante ne figure pas dans le livre de Normand Rousseau, mais je ne peux pas résister à l’envie de la rappeler ici. Vers le XIIe siècle, on a traduit en français la célèbre vie légendaire de Bouddha. Cette biographie s’intitulait en latin Liber gestorum Barlaam et Josaphat. L’ouvrage, adapté et remanié par un traducteur animé de prosélytisme, se lisait comme un récit chrétien édifiant. Traduit en plusieurs langues vulgaires, il avait circulé dans toute l’Europe. Les croyants du Moyen Âge vouèrent un véritable culte à Barlaam et à Josaphat, sans savoir qu’ils priaient, à travers ces personnages fictifs, nul autre que Bouddha, ce sage hindou qui vécut au VIe siècle avant notre ère. Le nom même de Josaphat, en français, est un lointain écho de l’épithète Boddhisattva, mot qui signifie « de Bouddha ».
Pendant des siècles, donc, dans les églises de l’Europe médiévale on a prié Bouddha. C’est une chaîne de traductions traversant plusieurs langues orientales qui le prouve sans l’ombre d’un doute. Mais la méprise ne s’arrête pas là. En 1584, à Rome, le cardinal-historien et grand responsable du martyrologe, César Baronius, ignorant totalement que Barlaam et Josaphat étaient deux personnages de légende et de fiction, d’ultimes avatars de Bouddha, inclut leurs noms dans le martyrologe romain.
Conclusion
Parmi les choses qui clochent dans la religion catholique, il y a très certainement tout le volet de la sainteté. Le livre touffu de Normand Rousseau, dans lequel les « répétitions d’insistance » ne manquent pas, remet en question le caractère prétendument divin de la Révélation, l’infaillibilité des papes et la sainteté de l’Église. Il s’attaque aux faussetés, aux légendes, aux superstitions, aux fabulations, aux fétichismes et aux pouvoirs surnaturels attribués aux saints, aux saintes et à leurs reliques. L’hagiographie, genre littéraire apparu à la fin du IVe siècle, a largement contribué à répandre toutes ces légendes entourant les saints. La foi ne s’encombre pas de rigueur intellectuelle, historique et scientifique.
Il ressort de cet ouvrage que « l’Église s’autoproclame, s’autobéatifie, s’autocanonise en déclarant saints surtout [des] ecclésiastiques, des papes, des évêques, des fondateurs d’ordre et de congrégations religieuses, des moines et des moniales » (p. 512). Cette théocratie absolue canonise uniquement des catholiques, jamais des non-chrétiens. Elle n’est pas la seule religion à pratiquer systématiquement l’exclusion.
Les assassaints et les assassaintes est un livre bien documenté qui informe et fait réfléchir. On y retrouve tous les thèmes chers à l’auteur, mais traités sous l’angle particulier de la sainteté.
Les croyants qui liront ce livre seront sans doute étonnés d’apprendre que Jésus, Marie et Joseph ne répondent à aucun critère de sainteté. Ils seront certainement scandalisés de lire que Jésus ne pardonne pas à ses ennemis, est violent, fanatique, xénophobe, vengeur, antijuif, égocentrique, misogyne, voleur, menteur et en faveur de la peine de mort et de l’esclavage (p. 470-471). Mais le Jésus des évangiles a-t-il seulement existé ?
Ils seront choqués d’apprendre que des Pères de l’Église ont prêché l’esclavagisme, la misogynie et l’antisémitisme. Que les fondateurs de religion ont les mains tachées de sang : Mahomet a fait décapiter six cents Juifs qui refusaient de se convertir à sa religion, Luther a exterminé des milliers de paysans, Henri VIII a tué de nombreux catholiques. Les religions s’édifient sur des cadavres.
À ceux qui n’aiment pas son discours et l’invitent à respecter les croyances de chacun, l’auteur répond : faut-il respecter les falsifications et les fabulations et nier les faits historiques ? Le sang sèche vite en entrant dans l’histoire.
Enfin, il est indiscutable que l’Église a proposé comme modèles de vertu aux chrétiens des assassins et des criminels. Mais dans la vie civile, n’honore-t-on pas des « grands hommes » qui, rongés par l’ambition ou la mégalomanie, sont eux aussi de « grands criminels » ? Ne leur élèvent-on pas des monuments, des mausolées, des musées que l’on visite comme de véritables lieux de pèlerinage ? Ne leur réserve-t-on pas une place de choix au paradis de la renommée historique qu’on appelle les Panthéons et les livres d’histoire ? La nature humaine est ainsi faite qu’elle éprouve un irrépressible besoin d’admirer des héros, qu’ils soient réels ou fictifs, vertueux ou criminels.
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