Vérité, réconciliation et justice pour les Premières Nations du Canada
Benjamin Gingras
Benjamin Gingras est doctorant en neuropsychologie clinique à l’UQAM. Sa mère est de la nation algonquine. Il a depuis longtemps adopté une vision scientifique, libertaire et humaniste du monde. Benjamin Gingras s’implique dans les mouvements étudiant et syndical depuis plusieurs années.
Introduction
Le printemps dernier, les journaux canadiens et internationaux rapportaient avec horreur l’étendue du drame humain se déroulant à Attawapiskat, communauté Crie du nord de l’Ontario. En une seule nuit, onze personnes, pour la plupart des jeunes, tentent de s’enlever la vie. En effet, Attawapiskat a connu 28 tentatives de suicide en un mois, dont la plus jeune victime était âgée de 11 ans. Cette petite communauté de 2000 personnes avait déjà fait les manchettes il y a quelques années alors qu’une grave crise du logement a éclaté : 80 maisons ont été condamnées pour des raisons d’insalubrité et de froid, forçant plusieurs familles à s’entasser dans des petits logements alors que la population est déjà très dense. Pourtant, Attawapiskat n’a rien d’unique. Une étude récente rapportait que le taux de suicide chez les Premières Nations est de cinq à six fois plus élevé que chez les allochtones, et qu’environ 22% des autochtones envisageraient le suicide au moins une fois dans sa vie, versus environ 9% dans la population générale [1].
Comment en sommes-nous arrivés ici? Le Canada est pourtant un des pays ayant la plus haute qualité de vie, mais une portion entière de sa population est soumise à des conditions s’apparentant au tiers-monde. Un rapport du Canadian Center for Policy Alternatives fait état de la situation : 60% des enfants autochtones vivant sur réserve sont sous le seuil de la pauvreté, et le taux grimpe jusqu’à 69% et 76% au Saskatchewan et au Manitoba. Cette réalité n’a fait que s’aggraver au cours des dernières années, et ce malgré le boom économique dans les Prairies lié à l’exploitation pétrolière [2]. Ces chiffres ne sont que la pointe de l’iceberg de la réalité dont font face les Premières Nations, et les statistiques sont insuffisantes pour saisir toute l’importance du drame humain qui se déroule sous nos yeux. Cet article offrira un survol de l’histoire coloniale entre les Premières Nations et le Canada, et examinera les différentes pistes de solution pour en finir avec les effets du colonialisme une fois pour toutes.
La Loi sur les Indiens et les réserves
Le médecin et conférencier Gabor Maté a récemment dit en entrevue que dû à la chronicité du trauma historique vécu par les Premières Nations, il n’y a jamais eu de période de récupération. Ce trauma perdure maintenant depuis des siècles et ses effets se font toujours sentir. L’esprit du colonialisme canadien envers les Premières Nations a amené la signature de la Loi sur les Indiens en 1876, ce qui légifère différents aspects des relations entre ces populations et l’État canadien. Entre autres, elle officialise la formation des réserves, qui sont considérées comme des terres appartenant à la Couronne, mais qui sont mises à la disposition des Premières Nations. Cette loi a aussi comme particularité de définir qui peut être considérée comme autochtone (il est important de noter que cette communauté culturelle est la seule dont l’appartenance fait objet de législation). Contrairement aux traités qui ont été négociés et signés entre les Premières Nations et le Canada ainsi que les provinces, la Loi sur les Indiens est une loi unilatérale, ne faisant pas objet de consultation et de négociation avec les principaux intéressés.
La fin du 19e siècle marque aussi l’ouverture des soi-disant écoles résidentielles et le début d’une longue tragédie dans l’histoire moderne des Premières Nations. Ces écoles, sous la responsabilité des Églises chrétiennes (principalement catholiques et anglicanes), avaient l’objectif avoué d’assimiler les enfants autochtones dans la culture eurochrétienne dominante. Pour ce faire, les religieux sortaient de force les enfants autochtones de leur communauté et les gardaient en pensionnat pour la majeure partie de l’année. Sous menace de punition physique, les enfants autochtones étaient interdits de pratiquer leur culture ou de communiquer dans leur langue ancestrale, forçant plutôt l’apprentissage de l’Anglais et du Français et l’observation des fêtes chrétiennes. Il a été dit que l’intention des pensionnats autochtones était de « tuer l’indien dans l’enfant » [3]. Il faut reconnaître que c’était un succès inestimable, car des dizaines de milliers d’enfants autochtones se sont vu voler leur enfance. Les écoles résidentielles étaient le lieu d’une brutalité extrême : abus physique, psychologique, et sexuel. De plus, le taux de mortalité de ces jeunes était incroyablement élevé, certaines estimations allant dans les dizaines de milliers [4]. Le Canada a présenté ses excuses pour sa part dans ce crime en 2008 [5], mais le Vatican se fait toujours attendre [6]. Cette pratique d’assimilation forcée et d’abus systématisé a été étiquetée de génocide culturel, notamment par la juge en chef de la Cour suprême du Canada [7]. Ce n’est qu’en 1996 que le dernier pensionnat a été fermé. Une commission d’enquête royale a été ouverte pour répondre aux abus et violences qu’ont été victimes les Premières Nations. Cette enquête, nommée la Commission réconciliation et vérité, a rencontré des milliers de survivants à travers le Canada pour recevoir leur témoignage, en plus d’examiner l’étendue de la documentation qui entourait les pensionnats. Au total, 94 recommandations ont été avancées pour permettre la réconciliation entre les Premières Nations et l’État canadien et pour commencer à réparer les torts commis envers les autochtones. Parmi ces recommandations, notamment d’adhérer à la déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones, d’augmenter les investissements dans les programmes sociaux dans les communautés et en milieu urbain, d’inclure les réalités autochtones dans le curriculum scolaire, et, finalement, d’effectuer une enquête publique sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées, objet de notre prochaine section.
Les filles et femmes autochtones disparues ou assassinées
L’imbrication du patriarcat dans le colonialisme a comme conséquence de placer les femmes autochtones parmi les populations les plus à risque au Canada (mais également aux États-Unis, en Australie, et en Amérique latine). Au Canada, les femmes issues des Premières Nations représentent 4% de la population féminine, mais représentent 16% de tous les meurtres commis envers les femmes [8]. Selon un récent rapport de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), il y aurait environ 1000 cas de femmes autochtones assassinées selon les données disponibles entre 1980 et 2012, ainsi qu’environ 200 cas de disparition [9]. Or, selon la ministre fédérale des affaires autochtones, Carolyn Bennet, ce chiffre sous-estime largement le nombre réel de cas d’assassinat ou de disparition de femmes et de filles autochtones, les données étant limitées par les informations incluses dans les dossiers signalés à la police [10]. L’écrasante majorité des meurtres en question sont commis par des hommes connus par les victimes, alors que d’autres assassinats ainsi qu’une part importante des disparitions sont liés à des fugues et la prostitution. Des voix se sont levées au cours des dernières années pour une commission d’enquête publique portant sur ces réalités, mais le dernier Premier ministre du Canada, Stephen Harper, avait indiqué que cela n’était pas une priorité pour son gouvernement et que, selon lui, la police faisait déjà un travail adéquat en ce sens [11]. Toutefois, les partis d’opposition se sont ralliés à l’idée d’une commission d’enquête, et le nouveau gouvernement fédéral sous Justin Trudeau a commencé à la mettre sur pied, mettant en œuvre ainsi une des recommandations de la Commission vérité et réconciliation.
Où allons-nous maintenant ?
Le sous-financement chronique des services sociaux disponibles pour les membres des Premières Nations du Canada n’a fait qu’enliser davantage la situation socio-économique de cette population dans une pauvreté accrue. Toutefois, la place grandissante des enjeux touchant les autochtones dans le débat public a permis de conscientiser de larges pans de la population générale à ces réalités. Quelques tentatives de faire avancer la condition autochtone ont été faites dans les dernières années. En 2004 et 2005, une série de rencontres multipartites entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et territoriaux, ainsi que les chefs des organisations autochtones ont abouti à l’Accord de Kelowna. Cet accord promettait un réinvestissement massif de l’ordre de 5 milliards de dollars dans l’infrastructure sociale et économique des Premières Nations, incluant environ 1.8 milliard pour l’éducation et 1.3 milliard pour améliorer l’accès aux soins de santé et des services sociaux. Les chefs des communautés autochtones ont salué le geste, particulièrement le caractère collaboratif des négociations qui ont mené à la signature de l’accord. Cependant, avant que les mesures de l’Accord de Kelowna soient implantées, le gouvernement minoritaire de Paul Martin est défait, et l’élection fédérale subséquente est remportée par les Conservateurs de Stephen Harper. Le nouveau gouvernement conservateur, opposé à de nouvelles dépenses de cet ordre, refuse que les mesures de l’Accord de Kelowna soient mises en place. Sans nouveaux investissements, l’enlisement n’a fait que s’empirer…
Il aura fallu neuf ans pour que la chute des Conservateurs fasse tourner le vent en faveur des revendications des Premières Nations. Le premier budget du gouvernement Libéral, présenté le 22 mars 2016, prévoit une augmentation des dépenses liées aux Premières Nations de l’ordre d’environ 8.4 milliards de dollars, largement au-delà des montants prévus sous l’Accord de Kelowna. De ce montant, 4.2 milliards seront consacrés à l’éducation et la formation professionnelle, tandis que 634 millions seront consacrés pour la santé et les services sociaux (le gouvernement prévoit d’ailleurs miser davantage sur la prévention plutôt qu’un modèle curatif) [12]. Cela est évidemment un pas dans la bonne direction, particulièrement après l’échec de Kelowna. D’avoir fait cet investissement il y a de nombreuses années aurait empêché ou du moins ralenti la détérioration de la condition socio-économique des Premières Nations, et il n’aurait pas été nécessaire de consacrer des montants aussi importants maintenant. Et malgré l’importance des investissements prévus par le nouveau budget, il en prendra sans doute plus pour enrayer la misère coloniale au sein des Premières Nations. En réaction à la crise à Attawapiskat, le gouvernement fédéral a annoncé en juin 2016 qu’il injecterait 69 millions de dollars au cours des trois prochaines années pour les soins de santé mentale pour les autochtones en plus du 71 millions prévu dans le dernier budget, mais la militante Cindy Blackstock, de la First Nations Child and Family Caring Society, affirme que le manque à gagner est plutôt de l’ordre de 200 millions [13].
Conclusion
Les Premières Nations font face à d’autres défis que celles héritées par le colonialisme. Les projets pétroliers et de fracturation hydraulique menacent les terres et cours d’eau ancestraux des communautés autochtones, sans le consentement des principaux intéressés. C’est d’ailleurs ce contexte qui a mené à l’apparition des mouvements contestateurs tels que Idle No More et les résistances autochtones à Unist’ot’en en Colombie-Britannique ou à Elsipogtog au Nouveau-Brunswick, ainsi que des alliances avec les autres mouvements sociaux au Québec et au Canada. Des siècles de colonialisme ont eu un impact dramatique sur les conditions de vie des Premières Nations du Canada. Mais même après les bantoustans qu’on a appelé les réserves, les tentatives d’assimilation et le génocide culturel provenant des écoles résidentielles, la double oppression et vulnérabilité des femmes autochtones et les autres marqueurs du racisme colonialiste au Canada, les Premières Nations demeurent une population extrêmement résiliente et courageuse. Il est de notre responsabilité collective de prendre conscience de ces réalités et d’en faire un enjeu social pour pouvoir travailler à réparer les torts qui ont été faits à travers les siècles.
Références
[1] http://www.ctvnews.ca/health/suicide-amongcanada-s-first-nations-key-numbers-1.2854899 http:// www.hc-sc.gc.ca/fniah-spnia/promotion/mental/indexeng.php
[2] https://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/ uploads/publications/National%20Office/2013/06/ Poverty_or_Prosperity_Indigenous_Children.pdf
[3] http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index. php?p=39
[4] http://aptn.ca/news/2015/06/02/number-indianresidential-school-student-deaths-may-never-knowntrc/
[5] https://www.aadnc-aandc.gc.ca/ eng/1100100015644/1100100015649
[6] http://www.cbc.ca/news/politics/aboriginalresidential-schools-trudeau-meeting-1.3367026
[8] http://www.cbc.ca/news/canada/thunder-bay/ missing-murdered-inquiry-details-hajdu-1.3573412 [9] http://www.rcmp-grc.gc.ca/pubs/mmaw-faapd-eng. pdf
[10] http://www.theglobeandmail.com/news/politics/ toll-of-missing-and-murdered-indigenous-womenway-bigger-than-1200-minister/article28761649/
[12] http://www.budget.gc.ca/2016/docs/plan/ budget2016-en.pdf, http://www.cbc.ca/news/ aboriginal/liberal-budget-billions-new-spendingaboriginal-peoples-1.3502942
[13] http://globalnews.ca/news/2757677/trudeau-tomeet-with-attawapiskat-first-nation-chief-on-suicidecrisis/
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