Empires, violence et humanisme

par Nov 22, 2020Articles de fond, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

CLAUDE BRAUN

CLAUDE BRAUN

Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"

Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque"  et est depuis quelques années l'éditeur en chef  de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec  les compliments de l'auteur.

Tous les peuples et toutes les nations du monde comportent des moments violents dans leur histoire et/ou préhistoire. Des exemples notoires et lourds de tels épisodes sont les phases pilleuse/envahisseure/esclavagiste des Grecs (cf. Alexandre le Grand), des Mongols (cf. Ghengis Khan), ou des Ottomans (cf. Osman Ier). L’humanisme s’est constitué, à la Renaissance, par la critique du despotisme et de l’ethnocentrisme en Europe et s’est consolidé en les rejetant pendant les Lumières. Les humanistes n’admirent pas les empires et préfèrent le métissage des peuples et des cultures. Rappelons que les premiers humanistes de la Renaissance furent les savants globetrotteurs, polyglottes,  cosmopolites, anti-dogmatiques, internationalistes et pacifistes. Les Lumières implantèrent les républiques, les démocraties, les sociétés de droit, le règne des sciences et de la raison…

Mais qui a dit qu’un pays ne pouvait installer un despotisme du commerce prédateur par la conquête militaire des peuples tout en se réclamant des plus hauts principes humanistes ? Lyotard et Foucault ont argumenté avec force que le colonialisme européen fut légitimé avec un discours hypocritement « humaniste ». 

Il y a présentement de nombreux pays non coloniaux où, pauvreté extrême aidante, la vie quotidienne est remplie de violence. Cependant, ce sont les pays coloniaux, particulièrement ceux qui pratiquèrent l’esclavagisme, comme l’Angleterre, l’Espagne et les États-Unis qui eurent une histoire plus radicalement, cruellement, intensément et longuement meurtrière.  

Nous allons nous concentrer sur un de ces pays, les ÉtatsUnis, et le comparer à un pays semblable qui ne pratiqua le colonialisme qu’à l’interne, le Canada. Il est remarquable que cinq continents et leurs peuples aient été envahis, pillés et brutalisés par les États-Unis, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique du Sud, et l’Amérique du Nord, sans compter plusieurs peuples insulaires au milieu du Pacific (e.g., Îles Marshall) [1].

Le territoire qui correspond aujourd’hui aux États-Unis était peuplé au moment où Giovanni Caboto mit pied en Amérique en 1497. Les colons ont massacré les Amérindiens sans relâche avant la constitution de l’État-nation moderne qu’on dénomme aujourd’hui les États-Unis. On estime à 90 % le pourcentage d’autochtones tués par l’invasion européenne de leurs territoires sur l’Amérique continentale
correspondant au territoire actuel des États-Unis. Les survivants autochtones aujourd’hui « possèdent » une fraction disproportionnellement petite du territoire américain. À l’inverse, une immense proportion du territoire américain est présentement « possédée » par des Caucasiens blancs anglophones masculins d’origine européenne.  

Les États-Unis ont pris en esclavage les peuples d’Afrique du 16e au 19e siècle avec la Grande-Bretagne qui a agi comme principal entremetteur. On sait aussi qu’ayant gagné leur guerre d’indépendance en 1783, les Américains perpétuèrent en leur nom propre et par leurs propres moyens l’esclavagisme le plus intense et brutal au monde, de cette époque, jusqu’à la fin de la guerre civile en 1865. Ceci fut suivi de cent autre années de ségrégation légale (répression active des noirs), surtout dans le sud des États-Unis, que l’on résume sous le vocable « Jim Crow »

Les États-Unis ont rejoint au 19e siècle les guerres d’opium avec le principal agresseur contre la Chine, la GrandeBretagne. Les Anglais exploitèrent l’opium cultivé en Inde et réussirent à le vendre à très grande échelle sur le marché chinois. Le peuple chinois devint tellement miné par la dépendance que l’empereur de la dynastie Qing décida de bloquer le commerce de l’opium sur son propre territoire. Les Anglais menèrent alors plusieurs guerres contre la Chine afin de maintenir ce cruel assujettissement de la population
chinoise. Les États-Unis se joignirent, avec plusieurs autres pays, à ce commerce et à ces guerres, où ils triomphèrent haut la main et signèrent un traité d’assujettissement de la Chine en 1844. Les États-Unis firent d’énormes profits de cet immonde commerce, ainsi que de l’appropriation de travailleurs quasi esclaves chinois sur sol américain (construction de chemins de fer). C’est le sale argent de l’opium qui a financé la construction des grandes villes de l’Est américain. Pour mettre la cerise sur le sundae les États-Unis adoptèrent, tout au long du 19e siècle, une série de lois racistes à l’extrême contre les Américains d’origine chinoise et contre les Chinois tout court. On leur interdit l’accès au travail salarié, de tenir des postes élus, on barra l’immigration chinoise (cf., Chinese Exclusion Act, 1882). Il est ironique de constater que la Chine est maintenant en train de miner l’Occident en produisant et distribuant massivement et sournoisement des drogues synthétiques comme le Fentanyl.

Il faut quand même garder les choses en perspective. Du point de vue du pouvoir d’achat, les autochtones survivants ne s’en tirent pas si mal, de même que les descendants d’esclaves et autres groupes ethniques autrefois honnis. Selon le recensement national de 2018, les familles autochtones gagnaient $40,315, les familles noires $41,361, les familles hispaniques $51,450, les familles blanches
$66,943 et les familles asiatiques, $87,243. L’autochtone, le noir, l’Hispanique et l’Asiatique américain moyen ont un niveau de vie supérieur au Québécois blanc moyen.

La violence faite à l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud par les États-Unis fut inlassable à partir de 1890, année pendant laquelle des troupes américaines envahirent l’Argentine. Par la suite, les troupes américaines envahirent 16 autres pays latino-américains,
les brutalisèrent, les pillèrent, les remirent à leur place et cela sans relâche jusqu’en 2004 lorsqu’ils renversèrent le président Aristide d’Haïti. Aujourd’hui, ce sont les immigrants saisonniers légaux et illégaux d’Amérique du Sud qui remplacent les esclaves africains d’antan et les travailleurs quasi esclaves chinois d’antan. Sans le « travail essentiel » de ces nouveaux désespérés, ultraexploités, l’économie du sud des États-Unis s’effondrerait. Il faut bien entendu garder les choses en perspective. Le niveau de vie de ces exploités serait bien pire dans leur pays d’origine…

Les États-Unis ont mené de très nombreuses guerres et assassinats « extra-judiciaires » un peu partout au monde. Limitons-nous aux deux derniers présidents pour prendre la mesure de ce type d’assassinat à l’extérieur des frontières. Obama est directement responsable de 2,000 assassinats par drone. Il fallait le voir assis avec Hilary, visionnant en direct, devant le monde entier, l’enlèvement d’Oussama ben Laden (et l’on devine qu’il a téléguidé et visionné son assassinat quelques minutes plus tard). Trump a fait assassiner le plus populaire général d’Iran, Qasem Soleimani (avec dommage collatéral coutant la vie à neuf autres personnes), et a commandé aussi quelques autres raides militaires mortels. Il a aussi vendu, à l’Arabie Saoudite l’arsenal d’armes offensives présentement utilisées
pour pratiquer un génocide sur la tribu yéménite Houtsi (s’exprimant en langue perse et d’allégeance chiite). Trump a fait cela en toute connaissance de cause, alors que l’Angleterre et le Canada ont fermement résolu de ne pas armer offensivement ce régime saoudien cruel et meurtrier. 

Les Américains ont mis à feu et à sang leur propre pays deux fois, de la côte atlantique jusqu’à la côte pacifique, l’une à l’occasion de leur guerre d’indépendance et l’autre pour décider s’ils garderaient où pas leur système esclavagiste. Les divers paliers du gouvernement des États-Unis ont exécuté, selon le Guardian, 220,000 de leurs propres citoyens entre 2007 et 2012 [2], majoritairement des non-blancs (amérindiens, noirs, hispaniques) [3] et la barbare peine capitale est toujours légale et appliquée aujourd’hui. Sont
morts à la guerre 1,354,664 Américains entre 1775 et 2019 [4]. Environ 33,000 personnes meurent d’armes à feu chaque année aux États-Unis [5]

Comparons le Canada aux États-Unis en matière de violence. La comparaison est légitime puisque la ligne du temps historique constitutif de l’État-Nation, la masse terrestre et  le principal colonisateur, sont les mêmes. Toute l’histoire du Canada est moins violente que celle des États-Unis. La cause de cet état de fait est probablement l’affrontement entre les colonisateurs français et anglais sur le territoire du futur Canada, affrontement qui a drainé l’énergie prédatrice des deux entités coloniales canadiennes pendant des
siècles, et qui resta encore accaparante après la conquête. L’expulsion du colonisateur britannique des États-Unis vers le Canada à l’issue de la guerre d’indépendance américaine a probablement aussi tamisé les élans prédateurs du voisin nordique. Le colonisateur britannique au Canada avait peu d’appétit pour affronter agressivement un peuple qui venait de lui passer une raclée militaire. D’ailleurs, l’immensité de son territoire lui permit de facilement développer une économie principalement extractive (bois et minerais),
comme l’Australie. 

Le Canada n’a pas participé aux guerres d’opium et n’a donc pas eu des essaims de travailleurs chinois quasi esclaves,  mais il a tout de même adopté en 1923 une loi explicitement raciste contre les Chinois, probablement pour apaiser le voisin américain qui avait fait de même [6]. Le Canada n’a pas officiellement imposé ni promu l’esclavage, et effectivement il y a eu très peu d’esclaves au Canada [7]. Les colonisateurs français et anglais du Canada ont préféré jouer les cartes des alliances militaires et commerciales et traités de paix avec les Amérindiens. Il y a eu des massacres, ne l’oublions jamais, mais en nombre et intensité bien moindre qu’aux États-Unis. Un immense territoire, le Territoire du Nord-Ouest, bénéficie de pouvoirs semblables à ceux d’une province –au profit surtout de divers peuples autochtones. Le principal pieu immonde dans le coeur du Canada est sans doute l’état de pauvreté et de dépossession culturelle des autochtones dans ce pays. Cependant, il y a de nombreuses histoires d’amour entre les Québécois et les divers peuples autochtones depuis quelques années que l’on observe surtout dans le monde du roman, des arts plastiques, des arts de performance, et dans les
médias. Un psychodrame national d’expiation des abus passés à l’égard des autochtones (femmes violentées, enlèvements d’enfants, non-respect de traités) est en cours. Rien de tel n’existe aux États-Unis. Finalement, le Canada n’a jamais lancé de guerre nationale interne ni externe, ni d’annexion (ex : Porto Rico, Hawaï), ni impériale comme l’ont fait les États-Unis partout en Amérique latine. Le Canada n’a jamais pratiqué l’assassinat extrajudiciaire et s’est débarrassé de la peine capitale en 1976. Bien que le Canada « importe » en rotation des travailleurs saisonniers (agricoles) pour faire les travaux durs qu’aucun Québécois ou autre Canadien « de souche » n’est prêt à faire, au moins le Canada le fait de façon structurée, transparente et beaucoup moins exploitatrice que ne le font les États-Unis. On ne trouvera aucune médisance où que ce soit au Canada contre les travailleurs agricoles saisonniers latino-américains qui viennent cueillir nos fruits et légumes sur des protocoles négociés de pays à pays.

Une façon de mesurer une des différences culturelles/psychologiques des plus spectaculaires entre les Américains et Canadiens ordinaires serait de calculer un indexe des meurtres ou agressions physiques dans le cinéma canadien comparé au cinéma américain. Les taux doivent être aisément d’un à cent, je devine, mais l’exercice semble n’avoir jamais été fait. Une étude scientifique sur les 100 plus grosses superproductions américaines en 1994 a répertorié 16 actions violentes par filme [8]. Les États-Unis ont exporté en 2018
des armes pour une valeur de 10,058 millions de dollars, cad $330.00 pour chaque homme, femme et enfant au pays. Le Canada a aussi une industrie d’exportation d’armes [9]. Le Canada exportait pour 111 millions de dollars en armes en 2018, c.-à-d. $2.90 dollars par habitant [10]. Dans le même ordre d’idées, le taux d’homicides aux États-Unis en 2018 est 5.3/100,000 résidents tandis qu’au Canada, il est 1.8.

Ces différences quant à la brutalité et de la violence entre les histoires coloniales et post-coloniales des deux pays « expliquent » comment ont pu évoluer et se consolider certaines différences culturelles entre les deux pays. Les Canadiens sont plus « pacifistes » que les Américains, plus portés sur le « contrôle des armes à feu », plus portés sur la « coopération internationale », plus « collectivistes » et « égalitaristes » que les américains. Tous ces qualificatifs dont les Canadiens se targuent, sans pour autant pouvoir prétendre
rejoindre la cheville des pays scandinaves (surtout concernant la protection de l’environnement, domaine où le Canada se comporte de façon hypocrite et honteuse), passent pour des tares, aujourd’hui, dans la tête de la plupart des Américains. Mais gardons les choses en perspective : il sera très difficile pour le Canada de passer d’une économie pétrolière (depuis quelques décennies) à une économie … sans énergie fossile.

Pour résumer, Marx l’a bien dit : « l’infrastructure détermine la superstructure, en dernière instance ». Dit autrement, une économie violente, génère un complexe militaro-industriel violent, qui génère une culture violente, qui génère des gens violents… Un peuple jette le mode de vie violent à la poubelle de l’histoire de la même façon qu’un héroïnomane jette sa dope : quand il n’en peut plus…

Ne gloussons pas. Les Américains sont aujourd’hui les faucons du monde entier tandis que les Canadiens sont leurs colombes 
apprivoisées dans une cage dorée. Selon Statistiques-Canada, en 2016, 12.8% de l’économie canadienne provenait de compagnies américaines [11]. Les non-blancs de tous les coins  du monde ne demandent pas mieux, encore aujourd’hui, que d’émigrer aux États-Unis, -bien plus qu’au Canada d’ailleurs. L’humanisme « canadien » est de circonstance. C’est le cas aussi de tous les pays qui se « présentent » aujourd’hui comme relativement plus « humanistes » que d’autres. Ce sont les complexités historiques, particulièrement économiques, des peuples qui mènent à leurs cultures nationales. Ces cultures peuvent rapidement basculer de la civilisation à la barbarie, comme l’Allemagne au début des années 30. L’inverse est tout aussi vrai. Les cultures scandinaves que les humanistes
adulent tant aujourd’hui ont émergé de la barbarie Viking (du 8e au 11e siècle) qui a répandu la terreur en Occident, qui a
pratiqué le maraudage d’une cruauté inimaginable et qui a organisé à grande échelle l’esclavagisme. Heureuse bascule !

L’humanisme consiste en une indépendance d’esprit au service de la raison et de la bienveillance. Aucun humain ni groupe d’humains n’est, ni ne doit être, à l’abri de la critique humaniste constructive et réfléchie et encore moins de l’action militante humaniste pour un monde meilleur.  Un monde meilleur c’est aussi un monde moins violent. L’humanisme est un pacifisme. L’humanisme pacifiste est
à la portée de tous les peuples.

Références

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Timeline_of_United_States_military_operations
2. https://www.theguardian.com/news/datablog/2011/mar/29/death-penalty-countries-world
3. https://deathpenaltyinfo.org/death-row/overview/demographics
4. https://en.wikipedia.org/wiki/United_States_military_casualties_of_war
5. https://ncvc.dspacedirect.org/handle/20.500.11990/635
6. https://en.wikipedia.org/wiki/Chinese_Immigration_Act,_1923#:~:text=The%20Chinese%20Immigration%20Act%2C%201923,of%20Chinese%20immigration%20to%20Canada.
7. https://en.wikipedia.org/wiki/Slavery_in_Canada#:~:text=Slavery%20remained%20legal%2C%20however%2C%20until,Priceville%20and%20
Dresden%20in%20Ontario.
8. McArthur, D., Peek-Asa, C., Webb, T., Fisher, K., Cook, B., Browne, N., & Kraus, J. (2000). Violence and its injury consequences in American movies: A public health perspective. Injury prevention, 6(2), 120-124.
9. https://en.wikipedia.org/wiki/Arms_industry
10. https://knoema.com/atlas/ranks/Arms-exports
11. https://www150.statcan.gc.ca/n1/dailyquotidien/181114/dq181114a-eng.htm#:~:text=On%20a%20country%20basis%2C%20affiliates,the%20Canadian%20corporate%20sector%20total.

 

Moubarak Bala toujours vivant

Moubarak Bala, athée et président de l’Association humaniste du Nigéria a été appréhendé par la police nigérienne il y a plus
de 162 jours. Il n’a pas été mis en accusation, est en détention solitaire et subit de nombreuses menaces de mort à cause de son athéisme. Moubarak Bala a finalement pu rencontrer un membre de son équipe juridique le 7 octobre 2020. 

Bien que cela représente un pas en avant important et bienvenu dans le cas de Bala, Humanists International continue d’appeler les autorités à garantir les droits fondamentaux de Bala : Bala doit avoir un accès sans entrave à ses avocats ; il devrait être inculpé d’un crime ou libéré ; s’il est inculpé, il devrait être transféré vers un territoire neutre afin de garantir son droit à un procès équitable.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *