Pourquoi j’ai immigré au Canada Mon histoire en hommage au 150e anniversaire du Canada – Nadia Alexan

par Déc 15, 2017Articles de fond, Québec humaniste0 commentaires

Nadia Alexan

Nadia Alexan

*Nadia Alexan a fondé en 2007 Action citoyenne, une organisation progressiste, altermondialiste, non partisane et sans but lucratif, pour la justice sociale et économique (logo ci haut). Action citoyenne organise une conférence publique, sur un enjeu politique, une fois par mois, à l’Université Concordia. Nadia  milite contre la globalisation sauvage depuis vingt ans. Dévouée à la cause de la justice sociale, elle œuvre pour une économie plus humaine et une fiscalité plus équitable pour tous les québécois et québécoises.

NDLR L’association humaniste prend à charge de nombreuses fonctions. Elle est un phare de réflexion éthique originale, un bélier militant de la laïcité, une lanterne pour la dissémination des sciences, un refuge pour les libertaires et progressistes. Elle est aussi un lieu de rencontres concrètes, en personne, pour les humanistes. Chaque année, les humanistes francophones du Québec s’assemblent au Centre humaniste du boulevard St-Joseph de Montréal pour d’innombrables activités, conférences, colloques, cinéclubs, agapes des solstices et des équinoxes, réunions de travail, assemblées générales. Nous apprenons ainsi à nous connaître plus intimement. Nous avons développé une tradition bien à nous dans les pages de Québec humaniste : nous présentons de temps en temps un membre sénior, nous rédigeons ou recevons sa mini biographie, afin que notre lectorat ait une bonne vue d’ensemble de ce à quoi ressemble la vie d’un camarade activiste humaniste québécois. Nadia Alexan est bien connue des humanistes francophones du Québec : nous l’avons côtoyée à de nombreuses agapes où elle aime discuter
de choses sérieuses. Nous l’avons vue et entendue à plusieurs reprises au micro lors de colloques tenus au centre humaniste. Inhabituellement pour les humanistes francophones du Québec, Nadia est attachée au Canada et elle est militante du New Democratic Party. Elle a voulu raconter sa vie dans le cadre du 150e anniversaire du Canada. Grand bien nous fasse ! Salutations chaleureuses et amicales chère camarade !

Le 150e anniversaire du Canada est une journée spéciale pour moi. C’est à ce moment-là que mes enfants et moi-même sommes arrivés au Québec, en provenance d’Alexandrie, Égypte, le 25 mai 1967. J’étais une jeune veuve de 24 ans, avec deux enfants Sami et Daisy, de trois et quatre ans. Je venais de perdre mon mari l’année précédente, après un court mariage de quatre ans et demi. Armée d’une licence ès lettres en langue et littérature anglaise de l’Université d’Alexandrie, je me suis échappée avec mes enfants au Liban, deux mois après la mort de mon mari, le 10 juin 1966. Impossible de faire face à la discrimination intégrée dans la loi contre les femmes au Moyen-Orient, j’ai décidé de fuir mon pays natal.

À ma grande surprise, j’ai découvert que malgré le fait que j’étais la gardienne officielle de mes enfants, je n’étais pas autorisée à quitter le pays sans l’approbation de mon beau-frère. Il devait venir avec moi, physiquement, au bureau des passeports, pour déclarer qu’il acceptait le départ de la veuve de son frère et de ses enfants ! En outre, je n’ai pas été autorisée à toucher l’héritage de mon mari, lequel a été placé dans un fonds de fiducie gouvernemental, selon la loi égyptienne, jusqu’à ce que les enfants atteignent l’âge de vingt-et-un ans. Je devais comparaitre devant un juge chaque fois que je voulais retirer des fonds de la succession de mon mari, et expliquer pourquoi j’avais besoin de cet argent ! Ils ne font pas beaucoup confiance aux femmes dans ce bout du monde ! En tout cas, mon mari avait déjà, avant sa mort, pris des dispositions pour que nous visitions le Liban. J’ai donc dit à sa famille que j’allais ramasser
l’argent qu’il nous avait laissé là-bas. J’ai emprunté à mes parents pour le billet d’avion et j’ai préparé deux valises pour notre voyage, l’une pleine de jouets pour mes enfants et l’autre contenant nos vêtements. N’ayant jamais voyagé à l’extérieur du pays, ma décision d’émigrer était soit très courageuse, soit très folle, car une femme voyageant seule avec deux bambins, c’était inouï ! 

Quand je suis arrivée à l’aéroport de Beyrouth, je ne pouvais pas comprendre un mot de ce que l’officier aux douanes disait, même si nous parlions la même langue, l’arabe. Les Libanais ont un dialecte complètement différent. J’ai demandé à l’agent de parler en français ou en anglais. Il m’a fallu un certain temps avant de pouvoir comprendre l’accent libanais. J’ai été très chanceuse parce que j’ai trouvé un emploi, tout de suite, dans les belles montagnes de Dehour El Showeir, un village à environ une demi-heure de Beyrouth. On m’a offert le poste de professeur d’anglais au secondaire, dans une école privée dont mes enfants ont fréquenté la maternelle. C’était une atmosphère idéalement paisible et sereine, propice à mon état de deuil. C’était aussi exceptionnel, dans la mesure où tous les trois nous pouvions dormir ensemble sous le même toit. Souvent, nous étions invités à des diners somptueux par les parents qui vivaient dans le village au pied de la montagne. Au bout d’un certain temps, je suis allée au consulat du Canada à Beyrouth pour me renseigner sur les possibilités d’immigration et savoir si je pouvais postuler d’un autre pays que le mien. J’ai eu beaucoup de chance parce que l’officier canadien qui vient d’Autriche une fois tous les trois mois pour les entretiens se trouvait sur place le jour même où je faisais mes recherches. N’ayant pas de rendez-vous, j’ai prié le secrétaire de me laisser entrer pour lui poser quelques questions. Heureusement, j’ai pu le faire, et ma demande d’immigration a été expédiée aux autorités ce même jour. J’ai attendu environ huit mois avant que nos permis de résidence canadienne arrivent. Dans mon bonheur, j’ai oublié mon passeport égyptien au bureau de poste et j’ai dû attendre dans un état d’angoisse et de larmes pendant tout le week-end : je demeurais et je travaillais illégalement au Liban et la perte de mon passeport aurait été une catastrophe. Heureusement, dès que le bureau de poste a ouvert, je me suis précipitée pour récupérer mon passeport où on m’a dit qu’ils allaient l’envoyer à l’ambassade égyptienne.

Ouf ! L’année scolaire était quasiment terminée et j’ai commencé  à préparer notre départ au Canada. Même si je n’avais jamais voyagé auparavant, j’ai eu le bon sens de réserver un vol sur Scandinavian Airlines, une compagnie aérienne dont la réputation au point de vue de la sécurité n‘était plus à faire. Pendant que j’étais en train de réserver nos billets, les agents étaient stupéfaits de voir que j’entreprenais l’immigration toute seule, avec deux enfants, alors ils m’ont présentée à un autre employé, qui travaillait en arrière et qui est venu parler avec moi. Cet homme m’a donné le nom d’un prêtre catholique, qui aide les immigrants à s’installer à Montréal.

Au début, nous nous sommes rendus à Rome, où je devais rencontrer Angelo, un partenaire italien de mon mari, qui lui devait 5000 $ et était déterminé à me donner ce montant. J’ai été soulagée, car au moins nous aurions de l’argent sur lequel on pourrait s’appuyer au commencement de notre nouvelle vie. Nous nous sommes également arrêtés à Copenhague où j’ai emmené les enfants au zoo et nous avons visité aussi les jardins de Tivoli. Le lendemain, nous nous sommes dirigés vers Montréal, que j’avais choisi comme destination, parce que je pensais qu’il serait plus facile pour moi de trouver un emploi comme professeur d’anglais pour des étudiants francophones.

Lorsque nous sommes arrivés à l’aéroport de Dorval et eûmes terminé les procédures d’immigration, nous avons pris l’autobus Murray Hill, lequel nous a amenés à Montréal. Nous sommes descendus là où il s’est arrêté : à l’hôtel Sheraton. Il faisait nuit et il était temps de mettre les enfants au lit, après ce long voyage. Mais à ma grande surprise, le réceptionniste n’était pas disposé à nous donner une chambre. Il a déclaré que l’hôtel était réservé pour l’Expo 67. J’ai plaidé pour qu’il nous laisse dormir au moins pour une nuit. Il a accepté, à contrecœur, à condition que ce ne soit vraiment que pour une nuit ! Quand je suis allée à notre chambre et ai commandé le souper pour les enfants, je n’ai pu manger. La panique m’a rattrapée, quand j’ai finalement commencé à me rendre compte qu’il y avait des conséquences à ma folie ! Où allions-nous ? Que ferions-nous, si nous ne pouvions pas rester à l’hôtel pendant plus d’une
nuit ? Mon estomac commençait à me faire mal de peur et d’angoisse. Lorsque le serveur est venu nous apporter notre nourriture, il a remarqué que j’étais dans un état de choc. Il m’a calmée en me disant qu’il était lui aussi un immigrant et que je n’avais pas besoin d’avoir peur, tout irait bien. Mais je n’ai pu ni manger ni dormir.

Le lendemain, j’ai appelé le numéro que m’avait remis l’agent de vol, et un prêtre est venu en voiture pour nous emmener chercher un logement. Il nous a conduits à une maison de chambres délabrée, avec une salle de bain commune à l’extérieur de la chambre. Je n’étais pas contente, mais j’ai compris qu’il n’y avait pas d’espaces disponibles à Montréal, à cause de l’exposition internationale. Donc, nous avons fait le mieux possible dans les circonstances. Le lendemain, le prêtre m’a envoyé un couple pour m’aider à trouver mon chemin dans la ville et ils m’ont emmené au Bureau canadien de l’emploi, où j’ai déposé une demande de travail. J’ai été envoyée à une
grande entreprise, Abex Industries, qui fabriquait des pièces d’avions. J’avais une expérience de secrétariat et j’étais  entièrement bilingue. J’ai été interviewée et embauchée sur place. Nous étions arrivés jeudi et le jeudi suivant, j’étais déjà au travail !

Une fois que j’ai eu un emploi permanent, ma peur et mon anxiété ont diminué et j’ai commencé à me préoccuper de la vie quotidienne. D’ailleurs, mes patrons, qui étaient d’origine britannique, étaient extrêmement gentils pour moi. Ils n’ont épargné aucun effort pour m’aider à m’installer convenablement. J’ai embauché une gardienne brésilienne pour s’occuper de mes enfants pendant que je travaillais. Entre temps, j’ai commencé à postuler pour un poste d’enseignante dans différentes commissions scolaires. J’ai travaillé dans
la même entreprise pendant trois mois, jusqu’à ce que les écoles aient ouvert leurs portes au début de septembre. Ma  lettre de candidature à un poste d’enseignant commençait par cette citation: je peux réitérer avec le philosophe Bertrand Russel: « Trois passions, simples, mais excessivement fortes, ont gouverné ma vie: le désir d’amour, la recherche de la connaissance et la pitié insupportable pour la souffrance de l’humanité ». J’ai eu la chance de recevoir des réponses positives de diverses Commissions scolaires, mais j’ai choisi
la Commission scolaire catholique de Montréal, parce que je préfère vivre dans une grande ville.

Pendant l’été, j’ai emmené mes enfants voir Man and His World, le site de l’Expo sur l’ile de Sainte-Hélène, à plusieurs reprises. Ils ont apprécié les magnifiques manèges de La Ronde, dont leurs photos témoignent encore. L’Expo 67 était magique et charmante. Les touristes de tous les pays et de toutes les couleurs étaient joyeux et affables. Les chauffeurs de bus chantaient le nom des stations à chaque arrêt. Des étrangers se parlaient dans la rue. Les touristes venus du monde entier s’émerveillaient de l’architecture de
nos pavillons de l’Expo. Les pavillons les plus spectaculaires étaient ceux de la biosphère des États-Unis, ainsi que les pavillons canadien, russe et français dont l’architecture était remarquable. La danse folklorique et les aliments exotiques régalaient les visiteurs à tous les coins de l’ile Sainte-Hélène. L’Expo 67 n’était pas seulement un grand succès, mais aussi une source de fierté et de renaissance pour les Québécois.

Et lentement, nous avons commencé à nous installer à Montréal. J’ai loué le haut d’un duplex spacieux de cinq chambres et demi dans le quartier de St-Léonard. À l’époque, le loyer n’était que de 130,00 $ par mois. Notre facture d’électricité, 7 $ par mois, la télévision était gratuite et notre téléphone coûtait seulement 7 $ par mois. On mangeait très bien pour 25,00 $ par semaine. Même si mon revenu n’était que de 7 000 $ par année ! C’étaient les bons vieux jours. Notre arrivée a coïncidé avec le moment le plus excitant de l’histoire québécoise. Le gouvernement réactionnaire et corrompu de Duplessis était remplacé par un parlement Libéral éclairé et progressiste, déterminé à introduire la modernité dans la société québécoise. La Révolution tranquille dans les années soixante était une période de changement socio-politique et socioculturel intense. Elle a été caractérisée par la sécularisation de la société, la création de l’État-providence, la nationalisation de l’électricité, la création du ministère de l’Éducation et l’adhésion du Québec à la Loi canadienne sur la santé. Ce fut un moment où la littérature française et le théâtre prospéraient et le Québec était devenu un joueur majeur sur
la scène internationale !

Pendant longtemps, je me suis demandé si j’avais pris la bonne décision en immigrant. Après tout, il n’y avait vraiment aucune bonne raison pour quitter mon pays. Nous appartenions à la classe d’élite égyptienne, j’ai été élevée dans une école privée anglaise, nous avions une belle maison, des serviteurs, quatre voitures, ma famille et mes amis ont été une source de soutien et j’ai adoré nager dans la mer Méditerranée. Alors, pourquoi partir ? La réponse est venue plusieurs années plus tard, lorsque l’Égypte est tombée dans
les bras fascistes des Frères musulmans : l’égalité entre les hommes et les femmes est devenue chose du passé et le  pays de plus en plus s’effondrait dans le fondamentalisme islamique, totalitaire. Quand les djihadistes ont commencé à massacrer les chrétiens coptes pendant qu’ils priaient à l’intérieur des églises, c’est seulement alors que j’ai été assurée que j’avais pris la bonne décision.

Au fil des années, j’ai obtenu deux autres diplômes universitaires, un B.A. en éducation et un baccalauréat spécialisé en sciences politiques. J’ai toujours été fascinée par les études pour satisfaire ma curiosité intellectuelle. Je suis également devenue passionnée par la justice sociale, faisant écho à l’exaspération de Bertrand Russel : « Des échos de cris de douleur se répercutent dans mon cœur. Les enfants dans la famine, les victimes torturées par les oppresseurs, les personnes âgées, un fardeau à leurs fils, et le monde entier
de la solitude, de la pauvreté et de la douleur se moquent de ce que la vie humaine devrait être. Je désire alléger ce mal, mais je ne peux pas, et donc, moi aussi je souffre. »

J’ai travaillé fiévreusement pour changer la politique néolibérale qui impose l’austérité aux personnes les plus vulnérables de notre société. J’ai préconisé un système fiscal juste et équitable qui empêcherait les entreprises de cacher leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, en évacuant nos caisses de fonds nécessaires à nos services publics. J’ai également condamné la privatisation rampante de nos
institutions publiques. À cette fin, j’ai fondé un groupe, Citizens in Action Montréal, afin de sensibiliser les gens aux problèmes politiques et de promouvoir la justice sociale, politique, économique et écologique. J’ai également écrit des articles sur différentes questions politiques, d’un point de vue progressiste. Je crois avec Edmund Burke que: « La seule chose nécessaire pour le triomphe du mal est que les bonnes personnes ne fassent rien ».

Cinquante ans plus tard, maintenant que je suis à la retraite et que mes enfants sont des professionnels comblés, je suis fière de vivre au Québec, où les hommes et les femmes sont égaux, où existe une séparation entre l’Église et l’État, où la règle de droit guide les élus et les citoyens et où la liberté d’expression et la liberté de la presse sont les piliers de la démocratie. 

 

 

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