Islamophobie, mon œil !

par Jan 17, 2024Livres, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

André Joyal

André Joyal

André Joyal Membre de l’Association des humanistes du Québec. Il est l’auteur de Le néo-libéralisme à travers la pensée économique publié aux Presses de l’Université Laval.

UNE RECENSION D’ANDRÉ JOYAL

Djemila Benhabib est familière aux humanistes du Québec. À deux occasions les membres de l’AHQ ont pu l’entendre et échanger avec cette grande défenderesse de la laïcité. La dernière remonte en octobre 2022 où elle a présenté son dernier livre. Née à Kharkiv en Ukraine, d’un père algérien et d’une mère Chypriote grecque, tous deux scientifiques sans religion, elle s’est retrouvée en 1975, âgée de trois ans, à Oran. Quelque 15 ans plus tard, en quittant l’adolescence, elle connaîtra les affres des « années de plomb » dont seront victimes plus de 200,000 de ses compatriotes. Pour se libérer des menaces du Front islamiste, elle vit un deuxième exil avec ses parents en 1994, d’abord en France. Et trois ans plus tard, Montréal accueillera Djemila, comme l’appellent affectueusement ceux qui la côtoient. Bien implantée, elle ne tardera pas à trouver la voie de l’engagement.

Son premier ouvrage Ma vie à contre-Coran[1] , très bien reçu par la critique m’a permis de connaître cette battante. Sans hésiter, je me procurerai trois ans plus tard Les Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident[2] . Le présent ouvrage est son septième. Il fait suite à l’obtention de plusieurs prix en France, en Belgique et au Québec (entre autres le Prix humaniste du Québec). Parfaitement intégrée dans sa nouvelle patrie, Djemila s’installe à Trois-Rivières en vue de la conquête du comté sous la bannière du Parti québécois lors des élections de 2012 qui ont succédé au fameux « Printemps érable ». Elle mordra la poussière par quelques centaines de voix. Hélas, elle n’aura pas davantage de chance dans le comté Mille-Îles à Laval 18 mois plus tard. Et voilà, sans que l’on sache vraiment pourquoi, notre égérie s’envole vers Bruxelles où l’accueille le Centre d’action laïque. La poursuite de ses combats, bien rapportés par les médias locaux, la fera connaître sans tarder aux concitoyens du Menniquen Pis. En fait, peu de temps après son arrivée, elle a co-fondé le Collectif Laïcité Yallah en vue de libérer la parole des citoyens dotés d’un héritage musulman. C’est à eux qu’elle dédie cet ouvrage (p. 148).

Alors, ce sachant, comment expliquer la rumeur voulant que le manuscrit de notre pasionaria aurait été refusé par tous les éditeurs québécois ? Pour en avoir le cœur net, j’ai pensé opportun de consulter l’auteure elle-même ? Sa réponse fut sans équivoque. Son nouvel éditeur lui a avoué, malgré certains passages se rapportant à son expérience québécoise, qu’il était plus juste de se limiter à une édition uniquement européenne. Effectivement, l’essentiel de l’ouvrage s’inspire avant tout de la réalité bruxelloise. Ainsi, il est beaucoup question de Moulemberk, ce quartier qui a servi de terreau aux terroristes responsables du massacre du Bataclan. On comprendra que notre quartier Saint-Michel, souvent désigné par l’épithète « Petit Maghreb », ne peut souffrir la comparaison.

Le tout débute par le récit insupportable de l’attentat dont Samuel Paty fut victime en octobre 2020. On le sait, ce professeur d’un collège du nord de Paris fut décapité au couteau par un jeune radicalisé de 18 ans d’origine tchétchène. On lui reprochait d’avoir montré quelques caricatures de prophète dans le cadre d’un cours. Madame Benhabib soulève la question : comment expliquer une telle barbarie ? À ses yeux, un tel geste s’avère le reflet du modus operandi de l’islam politique depuis la fin des années 1980 lorsque la guerre ouverte contre l’école de la République fut déclarée en France. C’est à cette époque que des premières concessions furent transformées en autant de brèches dans lesquelles s’infiltrent des revendications incessamment renouvelées et vues comme autant de victoires. En Europe surtout, mais également au Québec, l’auteure estime que l’on a fait l’inverse de ce qu’il fallait faire. Nous serions victimes des choix du passé en cédant trop souvent à la peur. « Peur de nommer le mal, peur de blesser, peur de stigmatiser, peur d’être traités de racistes, peur de passer pour islamophobe » (p. 10). Dans certains milieux, en France, on hésite à souligner l’anniversaire de l’attentat contre Samuel Paty. On ne veut pas faire de vagues. On regarde ailleurs. Avec la conviction qu’on lui connaît, madame Benhabib défend le droit de critiquer toute religion en citant l’ouvrage de Richard Malka Le droit d’emmerder Dieu[3] .

L’Auteure ne pouvait, on le pense bien, éviter les débats entourant le voile islamique, le fameux hijab. « C’est mon choix, entendons-nous continuellement en Europe comme au Québec. Or, qu’en est-il ? D’abord en France où en 1984 une loi fut votée afin d’interdire le port du voile dans les institutions d’enseignement publiques. Une loi qui fut défiée une première fois en 1989. Trois collégiennes dans l’Oise se sont présentées avec leur voile avant d’être interceptées et exclues, comme il se devait, par le responsable de l’établissement. Ce dernier l’a payé cher étant abandonné par la gauche et l’Éducation nationale. Madame Benhabib parle de cadeau empoisonné offert aux musulmans radicaux suite à l’adoption de : « …la rhétorique bien huilée des islamistes qui fait passer le voile pour un choix » (p. 41). En se rapportant à son expérience « canadienne », l’auteure révèle qu’elle lui a fait ouvrir les yeux sur un phénomène particulier : « …la propension des pays anglo-saxons à tolérer l’intolérance dès lors que cette dernière revêt un habillage religieux » (p. 71).

Ceux qui, comme moi, ont eu la chance d’assister, en nos murs, le 27 avril 2012 à la fort intéressante conférence du philosophe français Henri Pena-Ruiz tenue en plein débat succédant à la trop célèbre commission Bouchard[1]Taylor, apprécieront la section intitulée : La laïcité (neutralité) n’est ni ouverte (inclusive) ni fermée (exclusive) elle se suffit à elle-même. Alors que nos philosophes tels les Michel Seymour, Christian Nadeau et autres Jocelyn Maclure se faisaient les apôtres d’une laïcité ouverte, l’invité de l’AHQ a plaidé avec brio en faveur l’une « laïcité sans adjectif ». En accord avec celui qui nous invitait à l’appeler par son prénom, madame Benhabib affirme que le recours à un tel qualitatif équivaut à faire entrer le loup dans la bergerie sans pouvoir se ressaisir (p. 99).

En relation avec la situation prévalant au Québec, dans une section intitulée Au Canada la culture se tribalise, l’auteure, sans se référer de façon explicite au « wokisme », déplore avec vigueur le sort réservé par la culture de cancellation à deux spectacles de Robert Lepage : Slave et Kanata. Pour le premier, des manifestants reprochaient à la chanteuse basanée Betty Bonifassi de ne pas être assez noire pour interpréter des chants d’esclaves noirs qu’elle voulait faire connaître aux Québécois. Pour le second, on a reproché à notre célèbre metteur en scène de ne pas avoir consulté des représentants de nos 11 Premières nations. Or, les opposants ignoraient que le spectacle avait été monté en Colombie-Britannique en faisant appel à des représentants locaux des Premières Nations. Ce faisant, on donnait raison à Einstein qui disait ignorer si l’univers était infini tout en sachant, par ailleurs, que la bêtise humaine est infinie…

Les deux derniers chapitres concernent avant tout la situation qui prévaut en Europe et plus particulièrement à Bruxelles. Je pense particulièrement au chapitre L’Islamophobie ou l’éclipse des laïcs musulmans. Concernant ces derniers, on se rapporte à ceux que l’on désigne comme étant « modérés ». La modération, on le sait a meilleur goût. Mais, pas quand elle consiste à se taire et à laisser faire les éléments radicaux au prétexte qu’ils ne représentent que 5 % de l’ensemble des musulmans. Or, Allah sait ô combien ils peuvent être efficaces, profitant du silence complice des dits « modérés ». L’exemple de Seine-St-Denis se voit offert ici comme le haut lieu d’un indigénisme qui se fait fort d’utiliser l’islamophobie comme principale arme de combat. Aux dernières législatives, les candidats de La France insoumise ont été appuyés à plus de 70 % par une communauté musulmane reconnaissante[4] . Dans ses dernières pages, madame Benhabib déplore le fait qu’en Belgique, comme en France, la poussée de l’islam politique s’avère plus que préoccupante : « Souvent dans l’indifférence, sinon avec la complicité de certaines sphères d’influence, grâce à un véritable travail d’entrisme au cœur même du pouvoir… (p. 182). Au lecteur montréalais de juger s’il en est de même ici. Des opposants à la loi 21 soutiennent que l’on ne peut comparer notre situation avec celle de la France. Qu’en est-il vraiment ?

En ce qui concerne l’AHQ nous pouvons nous féliciter d’avoir parmi nos membres des gens de culture musulmane. À n’en pas douter, ceux-ci, comme tout autre lecteur de culture judéo-chrétienne, apprécieront cet ouvrage très bien documenté et imprégné d’une grande sensibilité humaniste.

Références : Source : Djemila Benhabib, « Islamophobie, mon œil ! », Kennes, 2022, 207 pages.

[1] VLB, 2009

[2] H&O, 2012

[3] Grasset, 2021

[4] Il y a une quinzaine d’années, je m’y suis rendu étant désireux de revoir la cathédrale de l’abbé Suger. J’en ai profité pour manger un kébab dans un biboui du coin. Durant trois heures je n’ai vu que quatre blancs…

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