Hubert Reeves et le « vouloir obscur » de l’univers
Daniel Baril
Daniel Baril a été journaliste à l’hebdomadaire Forum de l’Université de Montréal pendant près de 23 ans. Il est actuellement président du Mouvement laïque québécois (par intermittence pendant deux décennies) et a été également membre du conseil d’administration de l’Association humaniste du Québec. Il est le cofondateur du groupe Les Intellectuels pour la laïcité et co-rédacteur de la Déclaration pour un Québec
laïque et pluraliste.
Le décès de l’astrophysicien Hubert Reeves, survenu le 13 octobre dernier, a été suivi d’une pluie d’éloges bien mérités provenant tant du Québec que de l’étranger.
Plusieurs commentateurs ont signalé à juste titre ses talents de vulgarisateur qui nous présentait l’évolution de la matière et de l’univers comme s’il s’agissait d’un roman pour grande personne. J’ai lu avec passion ses grands succès que furent Patience dans l’azur, Poussières d’étoile et L’Heure de s’enivrer. Hubert Reeves aura ainsi contribué à initier un large public à l’astronomie et à insuffler dans la culture populaire des notions et concepts qui seraient autrement demeurés totalement nébuleux pour le commun des mortels.
En France, où il était une véritable vedette médiatique, il a brisé le tabou voulant qu’un scientifique ne s’adresse pas au public, ce qui a contribué à sa renommée.
Les apports d’Hubert Reeves ne sont pas que du domaine de la vulgarisation. En astrophysique nucléaire, on lui doit notamment la découverte de l’origine de trois éléments, le lithium, le béryllium et le bore, qui ne sont pas formés lors du bigbang ni dans les étoiles qui sont apparues par la suite. Ils sont plutôt produits par l’interaction entre le rayonnement cosmique et les noyaux d’atomes constituant le gaz interstellaire.
L’Union astronomique internationale a même donné son nom à un astéroïde qui gravite entre Mars et Jupiter, l’astéroïde 9631 découvert en 1993. En 2001, la Société Albert Einstein lui a décerné le prix Albert Einstein.
Au tournant de l’an 2000, alors en retrait de la recherche, l’astrophysicien a choisi de s’engager dans la défense de la survie de la planète en sensibilisant la population au désastre écologique qui nous guette avec les changements climatiques. La sixième extinction massive d’espèces vivantes, a-t-il fréquemment souligné, est déjà commencée. Il s’est d’ailleurs converti au végétarisme à la fois pour des raisons écologiques et éthiques.
Complaisance avec les pseudo-sciences
Hubert Reeves était aussi un homme fort sympathique que j’ai eu le plaisir d’interviewer à quelques reprises lorsque j’étais journaliste à la pige et plus tard lorsque j’étais journaliste à l’hebdomadaire Forum de l’Université de Montréal.
Son image de vieux sage serein et épanoui collait davantage à l’idée que l’on se fait d’un maitre de méditation transcendantale qu’à celle d’un austère physicien nucléaire. Cette impression, qui n’était pas liée qu’à son image, mais aussi à ses propos, n’est pas sans avoir inquiété quelques-uns de ses collègues. Dans un article publié par l’Actualité[1] en août 1994 et repris à l’occasion du décès de Reeves, le journaliste scientifique Yanick Villedieu rapporte d’ailleurs quelques commentaires recueillis auprès d’amis et de collègues de Reeves.
Certains lui ont reproché une trop grande complaisance à l’égard des pseudo-sciences et du paranormal dans lesquels il voyait une forme d’imagination créatrice. En 1991, à l’invitation du magazine Elle, Hubert Reeves a même accepté de faire faire sa carte du ciel, ce qui a déclenché une vive polémique dans les milieux de la physique.
Selon ce que rapporte Villedieu, le rédacteur en chef du magazine Ciel et espace de l’époque, Serge Brunier, n’a pas apprécié cette fantaisie et lui a reproché de relativiser l’astrologie et l’astronomie et de « mettre en balance Galilée, Copernic, Newton ou Einstein et Nostradamus ».
Evry Schatzman, pionnier de l’enseignement de l’astrophysique à la Sorbonne puis directeur de recherche à l’Observatoire de Nice aurait, pour sa part, déclaré que Reeves n’avait pas « réfuté de façon assez ferme l’astrologie » et que ce qu’il disait de la télépathie « n’était pas net ».
L’astrophysicien et cosmologue français Marc Lachièze-Rey, lui aussi vulgarisateur scientifique, va jusqu’à dire que bien que son ami ne mélange pas la science et la métaphysique, « il n’est pas loin de laisser entendre que l’Univers a une intention… ».
D’autres ont plutôt cherché à relativiser, voire excuser, ce que certains voyaient comme des « affirmations ambigües » ou même une « dérive métaphysique ». C’est le cas de son ami Jean-Paul Meyer, du Centre d’études nucléaires de Saclay en France, qui voyait plutôt de l’humour dans certaines libertés prises par Reeves. Celui-ci aurait fait montre d’un « athéisme en principe total », mais sans pour autant « se fermer aux questionnements ».
Le NOMA
Ces observations datent du début des années 90, voire des années 80. Dans mes recherches journalistiques liées à la rédaction de mon volume Tout ce que la science sait de la religion (Presses de l’Université Laval, 2018), je suis tombé sur plusieurs déclarations plus récentes de Reeves en parcourant la littérature qui m’a servi d’assise au chapitre « Science et religion sont-elles complémentaires ? ».
Sans connaitre les commentaires rapportés dans l’article de Villedieu, je fus étonné de découvrir que la position de Reeves sur la science et la religion était ni plus ni moins que celle du NOMA et que certains de ses propos se rapprochent du dessein intelligent.
Le concept de NOMA (Non-Overlapping Magisteria) a été créé par le paléontologue Stephen Jay Gould et se traduit par « non-recouvrement des magistères ». Magistère signifie ici autorité morale ou intellectuelle. Gould considérait que la science et la religion œuvrent dans deux domaines de réflexion séparés et qui ne se chevauchent pas : selon cette approche concordiste, la science s’occupe de définir et de comprendre la nature alors que la religion se préoccupe de la dimension morale et du sens de la vie. S’il n’y a pas de conflit entre les deux, elles peuvent donc être complémentaires ou du moins non contradictoires.
De concert avec Gould, Hubert Reeves soutenait que « [science et religion] ne sont pas incompatibles, mais il vaut mieux les séparer » déclarait-il dans une entrevue.[2] Comme Gould, il considérait la philosophie et l’éthique comme étant du domaine de la religion comme le montre cette autre citation :
« La science, c’est le domaine de “comment ça marche, comment ça fonctionne”. La religion, la morale, la philosophie, c’est le domaine de “est-ce que c’est bon, est-ce que ce n’est pas bon, est-ce que c’est ce qu’il faut faire, est-ce que c’est comme ça qu’il faut vivre sa vie”. […] La science peut vous dire comment faire des OGM, mais ne peut pas vous dire si c’est une bonne idée ou non. »[3]
Tous les exemples apportés tant par Gould que par Reeves pour montrer que la science ne doit pas se mêler de religion sont du domaine de l’éthique et de la morale. Ce n’est pas la religion qui nous dicte une position sur les OGM, mais l’écologie, la santé, l’éthique et l’économie. Lorsque la religion va au-delà de la recherche de sens et avance des « explications » ou des interprétations fondées sur son postulat surnaturel, elle empiète sur le magistère de la science et la science se doit d’intervenir.
Toutes les croyances religieuses peuvent d’ailleurs faire l’objet d’une vérification, y compris la croyance en un dieu. Lorsque les religions affirment, par exemple, que des guérisons sont miraculeuses, que la conscience peut exister en dehors du corps, que des anges peuvent intervenir dans notre vie quotidienne, que les tremblements de terre sont la conséquence de l’immodestie des femmes ou encore que Dieu nous aime, elles font appel à des relations causales pouvant être vérifiées par l’approche scientifique. Science et religion se chevauchent bel et bien et le concept de NOMA tient davantage de la complaisance que de la réalité.
Certains ont fait valoir que Gould avait développé le concept de NOMA pour des raisons stratégiques dans le contexte où le fondamentalisme religieux prégnant dans la société américaine risque d’éloigner encore davantage les gens de la science s’ils y perçoivent une contradiction ou une attaque contre leurs croyances. Si c’est le cas aux États-Unis, ce n’est certes pas le cas en France ni au Québec. Il est difficile de croire que l’adhésion de Reeves à ce concept répondrait à une telle stratégie.
Le « vouloir obscur »
Dans un bref article de réflexion publié dans le magazine Le Point en 2014, Reeves expose encore plus clairement sa position. Après avoir précisé qu’il trouvait insatisfaisantes, sur le plan philosophique, les hypothèses faisant naitre l’univers et la vie du seul hasard qu’il trouve un peu trop « habile », il avance l’idée d’une « volonté extérieure » :
« J’en suis venu à imaginer qu’entre l’hypothèse du hasard et celle du grand architecte, il y aurait une autre possibilité. […] Je l’ai trouvée chez Claude Lévi[1]Strauss, dans ses considé[1]rations anthropologiques sur la structuration de la nature. Il parle d’un « vouloir obscur qui, au long de millions d’années et par des voies tortueuses et compliquées, sut assurer la pollinisation des orchidées grâce à des fenêtres transparentes laissant filtrer la lumière… » (L’homme nu, C. Lévi-Strauss)
J’aime ce terme de « vouloir obscur » qui ne spécifie pas l’existence d’un sujet personnel (comme un horloger), ni même de sujet quelconque. Avec Lévi-Strauss, on a l’impression de constater que « ça » veut dans l’univers, sans pouvoir savoir « qui » veut. Cette idée est, de plus, renforcée par le mot « obscur », qui caractérise ce vouloir. Cette idée va-t-elle plus loin que « l’élan vital » de Bergson ? Est-elle plus satisfaisante ? Elle a, en tout cas, pour moi, le mérite de suggérer la notion de l’existence d’une volonté extérieure à la nôtre. C’est là que j’en suis, aussi insatisfaisant que cela puisse paraître. »[4]
À vrai dire, ce « vouloir obscur » que Claude Lévi[1]Strauss voyait comme moteur de l’évolution est peut-être moins anthropomorphique que l’« horloger » de Voltaire, mais n’a rien de différent de « l’élan vital » du philosophe Henri Bergson. Pour ce dernier, l’élan vital est une « force créant de façon imprévisible des formes toujours plus complexes » d’où surgissent des organismes vivants. Dans sa réflexion, Reeves convient que ce principe est « une sorte de pirouette pour conforter les thèses religieuses et les mouvements des créationnistes et des partisans du dessein intelligent ». Mais il trouve également que le rejet de cette idée par les philosophes matérialistes est trop radical et il invite à « laisser une porte ouverte ».
La porte ouverte le conduit au « vouloir obscur » de Lévi-Strauss qui n’explique rien de plus que le dieu des philosophes. Par surcroit, le « vouloir obscur » est encore plus anthropomorphique que l’« élan vital » de Bergson et, comme le souligne Reeves lui-même, suppose « une volonté extérieure à la nôtre ». Un « vouloir », faut-il le reconnaitre, suppose toujours une intention, c’est-à-dire un dessein.
On ne saurait déduire de ces considérations que Reeves croyait en un dieu personnel comme celui des créationnistes. Ni qu’il aurait utilisé ce nébuleux concept de « vouloir obscur » pour l’opposer à la théorie de l’évolution comme le font les tenants du dessein intelligent en se donnant un faux vernis scientifique. Cependant, la volonté dépersonnalisée et dotée d’intention à laquelle il se rattache est aussi celle du dessein intelligent qui voit dans l’univers l’expression de ce dessein.
Son ami Marc Lachièze-Rey cité plus haut estimait dans les années 90 que Reeves n’était pas loin de « laisser entendre que l’Univers a une intention ». C’est bien ce qu’il a laissé entendre par la suite.
Références;
[1] Merci Google
[2] Capitalisme, Société et Culture au Japon ; Aux origines de l’industrialisation, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1988.
[3] Capitalisme et confucianisme, Flammarion. 1987.
[4] Sorti en 1984 sous le titre original A passage to India. Ce film, réalisé par David Lean, demeure parmi les dix films qui m’ont le plus touché. À voir absolument si non déjà fait. Une suggestion pour notre ciné-club.
[5] Pour les non-initiés : l’expression tient son origine de la réunion secrète tenue par le cabinet Lesage les 4 et 5 septembre 1962 dans un camp de pêche du lac à l’Épaule, dans la réserve faunique des Laurentides. C’est à cette occasion que la nationalisation de l’électricité fut adoptée. Cette décision servit de prétexte pour aller en élections
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