Aux origines de la crise ukrainienne
Roger Léger
M. Roger Léger est un membre de longue date de l'Association humaniste du Québec. Il est professeur retraité de philosophie, auteur et éditeur. Il a déjà siègé également au conseil d'administration de la Fondation humaniste du Québec
Parfois certains ne veulent pas entendre la vérité parce qu’ils ont peur de voir leurs illusions détruites. Frederick Nietzche
Pourquoi la propagande a-t-elle plus de succès quand elle propage la haine que lorsqu’elle promeut de bons sentiments envers autrui ? Bertrand Russell
La Russie ne fait que réagir aux provocations de l’Occident. Henry Kissinger, au Der Spiegel, à l’automne 2014. Le secret d’une bonne politique ? Faire un bon trait avec la Russie. Otto Von Bismarck, premier Chancelier de l’Empire allemand.
Les questions de guerre et de paix n’ont pas toujours été au centre de mes préoccupations pour une grande partie de ma vie. La guerre en Irak, cependant, celle de 2003, m’avait « réveillé » définitivement de mon sommeil. C’est à ce moment-là que je me suis mis à lire frénétiquement les critiques américains, journalistes ou universitaires, de la politique extérieure de leur pays. J’ai découvert, au hasard de lectures sur internet, des sites comme Counter punch News ou Information Clearing House. J’ai découvert les écrits du professeur Stephen F. Cohen de Princeton et de Columbia, ceux de Chomsky, de Jack Matlock, ambassadeur américain à Moscou de 1985 à 1991. J’ai lu assidûment chaque matin, ahuri, pendant plusieurs années, le décompte des morts en Afghanistan, en Irak, en Lybie, en Syrie, minutieusement fait par Information Clearing House.
C’est au hasard d’une lecture, dans La Presse ou Le Devoir, d’un article qui soulignait que les jihadistes traversaient en grand nombre de la Lybie, la frontière syrienne. Ce soir-là, j’ai réalisé que si l’Iran, la Russie et la Chine ne comprenaient pas qu’elles devaient stopper l’Amérique en Syrie, leur tour viendrait inexorablement. Je venais de lire un document américain, qui datait de plusieurs années, et qui faisait état de sept pays à envahir : l’Irak, la Lybie, l’Iran, l’Afghanistan, la Syrie, entre autres.
Puis vint le coup d’État en Ukraine, le 24 février 2014. Là, les choses devenaient plus sérieuses, si on peut dire. L’OTAN et l’Amérique s’attaquaient à la Russie, et une guerre civile en Ukraine était lancée faisant 6 000 morts en un an. C’est dans ces circonstances que j’écrivis une lettre à … Bill et Belinda Gates, en janvier 2015, leur suggérant de prendre l’initiative de créer un Conseil mondial pour la paix. Pourquoi un Conseil mondial pour la paix et pourquoi avoir choisi de m’adresser à ce couple célèbre ? Parce que les démonstrations massives de 2002 et 2003, sur tous les continents, demandant de ne pas envahir l’Irak, n’avaient rien donné. Et parce que ce Conseil mondial pour la paix devait réunir des personnages qui viendraient de tous les continents et que celui qui devrait en prendre l’initiative devait être un Américain.
Monsieur Gates m’a répondu qu’il préférait s’occuper de projets concrets en santé et en éducation dans des pays en développement. Je lui ai répondu que les guerres empêchaient tout développement social et économique durable de l’humanité, qu’une guerre nucléaire serait la conséquence inévitable d’une guerre entre les États[1]Unis et la Chine ou la Russie, que ses milliards seraient investis en vain, que la paix mondiale était la priorité des priorités, comme l’avait affirmé jadis John F. Kennedy.
Quand les historiens de l’avenir écriront l’histoire de la guerre en Ukraine, ils auront accès aux documents auxquels nous n’avons pas accès maintenant. Nous sommes submergés par la propagande. C’est Thomas Jefferson qui affirmait : celui qui ne lit pas les journaux est mieux informé que celui qui ne lirait que les journaux.
Les historiens de l’avenir qui voudront expliquer les origines de cette nouvelle Guerre , mondiale, qui en est à ses premiers pas, tâcheront de répondre aux questions suivantes : Pourquoi Bill Clinton a-t-il décidé, en 1996, de pousser l’OTAN vers les frontières russes, reniant les promesses faites à Gorbatchev ? Pourquoi le coup d’État à Kiev en février 2014 qui a renversé un président démocratiquement élu ? Pourquoi le refus par Washington des Accords de Minsk en 2014 et 2015 ? Pourquoi Londres et Washington ont-ils refusé le plan de paix du printemps 2022 sur lequel s’étaient entendus la Russie et Zelenski lors de négociations à Ankara ? Pourquoi avoir refusé à l’automne 2021 un Traité de sécurité en Europe que le Kremlin avait présenté ? L’OTAN et les États-Unis l’avaient rejeté avec désinvolture.
Les historiens de l’avenir rappelleront la promesse expressément faite à Gorbatchev de ne pas « avancer d’un pouce » vers les frontières russes, que la Russie n’avait rien à craindre, selon Washington, de la poussée de l’OTAN vers l’Est, qu’il y a bien eu un coup d’État à Kiev le 24 février 2014 et que la première déclaration le soir de ce coup d’État : la langue russe est maintenant bannie en Ukraine ; ils rappelleront que ce gouvernement était illégitime, si l’on croit au principe de la souveraineté populaire, que la population russe de l’est de l’Ukraine ne l’avait pas reconnu et s’était mise en état de légitime défense de ses droits ; qu’une guerre civile s’était immédiatement déclarée ; ils rappelleront l’atrocité commise à Odessa, au printemps 2014, de 41 personnes brulées vives par des extrémistes ukrainiens, rappelant celles commises durant la Deuxième Guerre mondiale par des collabos dont les descendants sont toujours actifs en Ukraine. Ces historiens rappelleront que les Accords de Minsk signés par la France, l’Allemagne, Kiev et la Russie, n’étaient qu’un subterfuge pour tromper le Kremlin et gagner du temps afin de former et d’armer et de préparer l’armée ukrainienne à la guerre avec la Russie que l’OTAN et l’Amérique souhaitaient, selon ce que l’on vient d’apprendre de la bouche même de madame Merkel. Ils rappelleront que les deux grands assauts que Kiev avait lancés contre les régions russes du Donbass durant ces années avaient fait 14 000 morts, principalement des civils, entre 2014 et 2021.
Ces mêmes historiens rappelleront enfin que durant la semaine qui a précédé l’invasion russe de l’Ukraine, le 22 février 2022, les forces ukrainiennes avaient bombardé massivement la région du Donbass, 4000 obus le 19 février 2022, selon les observateurs de la mission de l’OSCE qui les ont observés. Si la Russie n’intervenait pas, elle était perdante, les forces ukrainiennes et de l’OTAN seraient à ses frontières et les populations russes seraient massacrées sans merci. La Russie a décidé d’intervenir pour se protéger elle-même et les populations russes de l’Est ukrainien. Il y a bien d’autres causes ou considérations qui expliquent la guerre en Ukraine. Elle était très facilement évitable, si on avait eu comme objectif la paix et non la guerre. « Nous devons conduire nos affaires, disait Kennedy, d’une manière qui soit dans l’intérêt du monde communiste d’accepter une paix véritable. Mais par-dessus tout, tout en défendant leurs intérêts vitaux, les puissances nucléaires doivent éviter ces confrontations qui poussent un adversaire à devoir choisir entre une retraite humiliante ou une guerre nucléaire. »
Que veut l’Amérique dans la dernière incarnation de son agressivité permanente, la guerre en Ukraine ? La guerre avec la Russie ? Les historiens de l’avenir pourront peut-être répondre à cette question plus complètement que nous. Mais nous devons nous la poser sans attendre les historiens de demain : que veut l’Amérique, quels sont ses buts et objectifs ? Il me semble qu’il n’est pas trop difficile de répondre à cette question. Joe Biden les a déjà énoncés publiquement dans la formule suivante : Putin must go !. . . Mais il s’agit de plus que cela. Il faut se poser l’autre question : pourquoi doit-il partir ? Tout bêtement, pour avoir au Kremlin un régime favorable aux intérêts américains ; et il existe un document américain qui fait état d’un autre objectif plus ambitieux : fracturer l’immense territoire russe en cinq États indépendants dont on a déjà trouvé les noms ; la Russie (la région de Moscou et de Saint-Pétersbourg), l’Oural, la Sibérie, entre autres. Le même scénario qu’on a eu pour la Yougoslavie. La CIA et l’OTAN y travaillent inlassablement.
Nous sommes à la minute de vérité de la grande bataille de notre temps, l’Occident contre le reste du monde ; peut-être faudrait-il plutôt dire : de l’Anglosphère (les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et leurs pays vassaux) contre le reste de la planète. La guerre en Ukraine est le début de cette nouvelle grande guerre qui déterminera l’avenir de l’humanité. Et le pays qui n’a pas hésité à lancer deux bombes atomiques sur le Japon en aout 1945 pour asseoir sa domination mondiale, tuant plus de 200 000 civils japonais en un instant, hésitera-t-il à recommencer si cette domination est menacée, comme elle l’est aujourd’hui ? Je crains que non. Il se réserve le droit du « First Strike ». C‘est sa doctrine officielle. Nous avons plus de raisons que Voltaire de dire : sauve qui peut ! On ne pourra même plus cultiver nos jardins.
L’Amérique possède plus de 800 bases militaires sur tous les continents ; combien en possèdent la Chine et la Russie ? Qui a détruit le Moyen-Orient, l’Irak, la Lybie, la Syrie, l’Afghanistan ? Est-ce Poutine ou Xi ? Qui sanctionne, bombarde, envahit qui elle veut ?
Si l’Amérique ne voulait pas dominer le monde « il n’y aurait pas de problème ». La Russie de Poutine ne veut pas dominer le monde pas plus que la Chine ! Quels pays ont-ils provoqués et envahis et sanctionnés ? La Russie ne fait que se défendre en Ukraine en 2022, comme en Géorgie en 2008, après des appels répétés pour un Traité de sécurité en Europe. Comme Kissinger l’affirmait à l’automne 2014 dans une interview dans le Der Spiegel. Qui menace la paix mondiale ? La Chine ne veut pas dominer un nouvel ordre mondial !!! Elle va dominer le commerce mondial ou plutôt être un acteur important dans le commerce mondial ; et elle ne veut pas intervenir dans les affaires intérieures des pays, comme les États-Unis le font allègrement depuis 1945. Elle tentera d’influencer l’opinion des autres pays en sa faveur, comme font tous les pays de la planète ; elle ne sanctionnera pas, ni n’envahira qui que ce soit ; elle investit. Je ne crains pas le péril jaune, mais pas du tout. La Chine comme la Russie répètent qu’il faut respecter la Charte des Nations Unies. La Chine a déjà dépassé l’Occident en beaucoup d’aspects de la science occidentale. C’est un pays de 1 milliard 400 millions d’habitants qui a rattrapé l’Occident et le dépassera. L’Occident qui domine la planète depuis 1500 ans refuse de reconnaitre les nouvelles réalités d’un monde qui se développe, en Amérique latine, en Asie, en Afrique, en Eurasie. Il n’y a aucun pays qui pourra dominer la planète, pas même la Chine, comme les États-Unis ont pu le faire après la Seconde Guerre mondiale, une circonstance unique dans l’histoire du monde, qui ne se répètera pas. Quand tu sèmes le vent, tu récoltes la tempête.
Si tout cela est vrai, que faut-il conclure ? Que l’esprit de domination, l’avarice, l’envie et l’orgueil sont les causes ordinaires de la grande majorité des guerres, que l’ignorance est à la source de tous les préjugés, la mauvaise foi, le début de toutes les folies, que le respect des souverainetés nationales devrait être à la base des relations entre les États, à la base de la vie internationale, que l’on ne devrait pas menacer ni envahir les pays qui ne vous ont pas menacé ou envahi, et que la Charte des Nations Unies devrait être au centre de la politique extérieure d’un pays digne d’être appelé libre, indépendant et démocratique, et pour que nous ne soyons pas tous bientôt qu’un triste souvenir cosmique. « Si vous pouvez le faire, la voie est ouverte vers un nouveau paradis, si vous ne le pouvez pas, il n’y a plus alors, à l’horizon de vos jours, qu’un risque certain d’une mort universelle. » (Russell-Einstein)
Qui aura le courage, l’intelligence et l’audace de la paix?
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