Jacques Légaré

Jacques Légaré

Jacques Légaré, est né en 1948. Il détient une maîtrise en histoire byzantino-arabe (1975) et un doctorat en philosophie politique (1993). Il est adepte et défenseur des Lumières, féministe, laïciste, fédéraliste et progressiste.

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Il faut l’entendre pour le croire, même venant de deux écrivains prestigieux et talentueux, André Comte[1]Sponville et Éric-Emmanuel Schmidt, à l’émission « La grande librairie ». « La sagesse des pierres » y est célébrée et accueillie comme une trouvaille sémantique. En théologie, on ne fait pas meilleure pirouette allégorique. Si. J’ai déjà entendu un curé me dire, visage lumineux : « le Mystère en pleine lumière » …

Des pyramides d’Égypte, aux Parthénon, cathédrales et Trump Tower, les pierres ont la vie longue parce qu’elles ont la couenne dure, celle de la puissance de ceux qui les ont fait porter par d’autres. D’où la vénération symbolique qui les inonde au fil des siècles à cause de leur langage tout muet : elles nous disent qu’elles nous survivent. Notre sagesse tout humaine aurait bien mérité de vivre si longtemps.

Il faut être un poète pour le voir ainsi. Il y aurait plus encore. La toute première fois qu’en Europe j’ai vu les vieilles pierres d’une cathédrale, j’ai ressenti cette émotion forte du temps multiséculaire qui te fait ressentir ta propre vie comme l’espace d’un souffle. Seule la pierre défie le temps qui nous fauche, sans même qu’elle n’ait perdu le moindre grain.

Par ailleurs, la pierre a une signification métaphorique qui tient de la généalogie historique. La Kaaba recèle la pierre noire. Pourquoi ? J’ai une explication, autre la pierre « tombée du ciel pour indiquer à Adam et Ève où construire un autel » (Wikipédia). Pour la conforter, voyons les autres applications de la pierre métaphorique, si puissante dans le symbole de durée, de durabilité, de dureté.

Le bon sens populaire stigmatise le « cœur de pierre », mais oublie qu’il a dû souffrir avant de faire souffrir les autres. C’est bien parce qu’elle n’a pas de tête qu’une pierre sert indifféremment à édifier ou lapider.

Le bon sens populaire stigmatise le « cœur de pierre », mais oublie qu’il a dû souffrir avant de faire souffrir les autres. C’est bien parce qu’elle n’a pas de tête qu’une pierre sert indifféremment à édifier ou lapider. « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre » dit saint Jean (Jn 8-7), ce sadique insidieux. Il ne dit pas de ne pas la lancer. Il devait se douter qu’il s’en trouvera qui s’affirmera sans péché ou croiront l’être en n’étant que conformistes. Ainsi, la pierre défigurera la femme adultère, lancée par son mari qui l’était dix fois plus qu’elle.

La parabole chrétienne, sibylline et toute hypocrite, a cet avantage : elle cache mal sa peur de nous dire son souhait insupportable : elle le méritait. Dans Germinal de Zola, un ouvrier surexploité, exténué, crie ainsi sa douleur : « Je voudrais être un caillou, un caillou pour ne plus rien ressentir ». Il ne le savait peut[1]être pas, Michel-Ange avait dit de même : « Dormir me plaît et plus encore d’être pierre. Tant que durent le mal et la honte ici-bas… Ne rien voir ni sentir m’est chose douce et chère ». Alors, la pierre sur laquelle Jacob (Gn 28, 1-4) pose sa tête est moins un oreiller qu’un double de sa tête qui n’en peut plus. En effet, seul un imbécile choisirait une pierre comme oreiller. Un bout de tissu enroulé serait plus sensé. Le mythe biblique est donc porteur d’un sens profond, très humain. L’homme envie la pierre qui ne souffre pas ou l’envie de durer aussi longtemps qu’elle. Quand un homme ressent un violent mal de tête, il la serre entre ses deux mains comme pour la durcir, dans sa vaine tentative de la rendre insensible.

La Pierre noire des musulmans, singeant le mythe judaïque, signifie tout aussi la force de durer, jointe à celle de l’insensibilité. Elle accompagne ou porte le souhait désespéré de ne plus ressentir la souffrance liée à la condition humaine. Ils tentent, en 7 parcours circulaires, de la toucher pour devenir aussi forte et dure qu’elle.

La Pierre noire des musulmans, singeant le mythe judaïque, signifie tout aussi la force de durer, jointe à celle de l’insensibilité. Elle accompagne ou porte le souhait désespéré de ne plus ressentir la souffrance liée à la condition humaine. Ils tentent, en 7 parcours circulaires, de la toucher pour devenir aussi forte et dure qu’elle. Voilà à la fois un geste performatif. Cette interprétation ou explication du geste donne un sens à son apparence tout aussi bizarre qu’insensée. Bien évidemment, elle n’est pas une explication qui remplit les conditions de la preuve scientifique. En effet, une preuve scientifique nécessite la prédictibilité, la conformité aux faits sans cesse répétés. Ici, c’est impossible. Il n’y a qu’une Pierre noire. L’Histoire est une collection de faits uniques. Leur unicité rend impossible toute espèce de répétition et de vérification. Nous sommes, non dans la vérité incontestable, mais dans la plausibilité toute probable.

La pierre parait sympathique quand, granit rose, elle rappelle l’héroïsme des armes. Mais elle a aussi son sens terrifiant : c’est la mort de la pierre tombale, c’est la mort de l’esprit qui ne veut plus réfléchir, assommé qu’il est par la douleur de vivre. Pas pour rien non plus que la Pierre noire soit l’objet le plus précieux de l’obscurantisme islamique. Pas très loin d’elle, en Palestine, croyant sa durabilité éternelle, un exalté suicidaire dit à l’autre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », (Mt 16-18) oubliant l’ironie que cette pierre a vocation de ne plus penser. C’est aussi l’écueil où elle trébuchera.

A-t-on idée que le poids de la Terre, formée de tant de pierres, ne pèse rien dans l’espace où elle flotte ? Ce paradoxe, ressenti comme une anomalie, est le même que nos destinées, qui ne sont que des souffles. Elles pèsent pourtant lourd en notre esprit insatiable de légèretés.

La sagesse des pierres (si muettes) ou celle des roses, (si traîtresses) est permise au poète. Son soliloque, gros péché solipsiste, est pardonnable depuis que le grand Homère par deux seuls poèmes, l’Iliade et l’Odyssée, a créé l’Occident.

Que nous disent-elles, ces pierres qui écrasèrent tant de gens ?

« Écrase-toi ! La quantité n’est pas rien », dit la montagne à la pierre. « On me cisèle à la main. On te fait sauter à la dynamite », lui répondit la pierre.

Pierre angulaire, pierre d’assise, pierre de touche, pierre d’achoppement, elles portent ou expliquent. La plupart sont toutes propres en haut de l’édifice mais toutes sales en bas contre la rue.

La pierre n’est précieuse que bien frottée.

Qui n’a pas visité un grand musée minéralogique n’a jamais vu à quelle splendeur les pierres du fond de la Terre peuvent émerveiller.

De toutes les pierres sur Terre, bien rares sont celles à la lumière. Les pierres ne sont bonnes qu’à marcher dessus si on les enlève des champs pour paver les rues. Comme pour les humains, leurs valeurs varient énormément. Pour les humains. Mais pas pour les volcans qui les crachent indifféremment.

Une rangée de pierres rassure, et elles n’y sont pour rien. Elles tiennent peut-être de cette paresse, de cette indifférence au temps qui passe, la chance qu’on leur envie.

La pierre, l’arbre et l’homme vivent respectivement de moins en moins longtemps

« Toute Église est la pierre sur le tombeau d’un Homme[1]Dieu ; elle veut à tout prix l’empêcher de ressusciter (Nietzsche). Plus simplement dit : toute Foi est une pierre dans le pantalon.

Ceux dont deux dates sur une pierre sont sous leur nom n’ont jamais lu la deuxième.

La pierre subit tout ce qu’on en dit et elle ne réplique pas. Elle illusionne son porte-parole qui ose sans permission lui faire dire une vérité autrement plus molle qu’elle.

Quoi qu’on en dise, les pierres ne parlent pas. Elles font parler, à leur façon miroirs muets.

La généalogie historique.

On sait tous que les gens cessent d’aller à la messe le dimanche par croyance fléchissant. Ils cessent aussi de travailler ce jour-là par une permanence bien constante qui n’a plus sa logique ou sa justification, mais qui conserve son air d’aller. Bref, ces citoyens rationalistes ou indifférents n’ont plus la croyance mais ils conservent dans leurs comportements ses prescriptions dépouillées de leur sens premier.

Ce concept de généalogie historique fournit une belle clé pour ouvrir des portes mystérieuses qu’on ouvre et ferme à chaque jour !

Ainsi de l’omerta catholique, héritée de la stratégie politique et militaire du Bas-Empire romain. Affaibli, l’empire militariste devint cachottier.

Faute d’être assez puissant pour claironner ses faits d’armes, ses positions et ses projets, l’empire affaibli par les épidémies et le refroidissement climatique (déjà) utilisait le secret pour pallier la faiblesse de ses armes. Naguère, il exhibait ses triomphes avec publicité et superbe.

L’omerta catholique vient de lui. Malgré la chute de l’Église, son sens du roué secret survit encore de nos jours sous des formes aussi variées qu’insoupçonnées : le secret bancaire, fiscal, judiciaire, les lettres de confidentialité signées à propos du moindre sou transigé, les portes closes, les réunions en petits comités préparatoires, les textes caviardés, les euphémismes et les formules éthérées de fausse politesse, bref on cache tout ce que révélerait notre faiblesse à assumer publiquement la vérité, nos vérités.

L’hypocrisie, voire la lâcheté, sont présentées en prudence et en exigence d’efficacité. Mieux encore, en respect d’autrui, en pudeur moins exigeante que la chasteté. On s’entendrait aisément que la vie privée, intime, sentimentale et familiale exige le secret, à tout le moins la discrétion et la bonne retenue polie. Mais nos actes économiques de consommation, nos revenus, nos allers et venues, tout ce qui a un impact social ou même excite la curiosité toute naturelle des agissements du voisin, où est le mal à les connaître ? Mais quel bien général à savoir plus et mieux ce que nous sommes !

Michel Onfray se moquait de son ami, André Comte[1]Sponville, en disant de lui qu’il était un « chrétien sans la foi ». Bien senti, et le plus affligeant fut qu’André Comte[1]Sponville reçut le mot comme un compliment. Encore que l’auteur du brillant « Petit traité des grandes vertus » a surmonté par l’optimisme des Lumières son enfance attristée par sa mère suicidaire. André reste tristounet dans ses écrits. Mais il reste fort et tonique par la sublime rigueur de ses démonstrations. Sa philosophie, moins solaire que celle d’Onfray, a la solidité des textes anciens. Encore une généalogie historique… que les historiens naguère n’avaient identifié que sous le mot « permanences ». Mais à cause de quoi et de qui ? La porte était donc ouverte à un concept plus judicieux : la généalogie historique. Que d’autres exemples le démontrent !

Le catholicisme sexophobe se retrouve dans nos grands et très pudiques médias de grande écoute. On enfume les bouts de tétons ou de fesses insolentes.

La féodalité médiévale se retrouve dans la hiérarchie financière des grandes entreprises.

Les multimilliardaires font Chevaliers de la table ronde devant nos Parlements en cerbères antifiscaux de leur portefeuille. Nos élus gèrent une piétaille de fonctionnaires qui rongent leur frein dans leur incapacité à taxer correctement les très riches et à estampiller leur passe-droit.

La généalogie historique serait donc la permanence d’une institution ancienne (qu’elle a initiées) dans des comportements actuels (qui ont à peine changé d’allure ou de posture). Sa mécanique identifiée, il nous reste la possibilité de ne plus les subir avec fatalité.

En généalogie historique, il peut y avoir aussi des courants tout opposés qui s’affrontent : la nudité grecque et l’hyper vêtement-matelas des clercs catholiques au IVe siècle se rejoignent, à mi-chemin, dans le vêtement féminin actuel à la fois érotisé et habillé. Le veston[1]cravate affiche son sérieux respectable comme jadis le ruban rouge de la toge d’un magistrat romain ; plus révélateur encore, la toge rouge du juge de nos Cours de justice. Les diverses couleurs de nos partis politiques rappellent les diverses couleurs des habits des clercs (bruns, noir, violet, rouge et blanc).

Les instruments symboliques et les comportements sociaux miment ces règles archétypales comme un chapelet égrené. On utilise le mot « traditions », pire « notre identité », pour mieux dormir dessus.

Ainsi, toute généalogie historique trouve l’énergie ou le support de sa signification permanente dans ce mode d’être tout humain de fabriquer des signes pour classifier et bien ordonner ce qu’elle transmet.

Chez les plus bizarres, notamment les marginaux ou les férus de mode aux extravagances assumées, on y voit souvent le tréfonds des archaïsmes qui cherchent une nouvelle vie, comme les cheveux longs ou les crânes rasés, les vêtements chics et les tissus déchirés. À les creuser, une filiation s’y trouverait bien. Belles recherches en perspective.

L’humanisme a donc devant lui de nombreuses généalogies historiques à faire sauter comme les verrous d’un espace encore trop étroit pour l’esprit vraiment libre

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