De Fontenelle à Seguin Histoire de la vulgarisation scientifique

par Avr 18, 2022Articles de fond, Québec humaniste, sciences0 commentaires

Extrait de « La Libre Pensée, Revue de Philosophie Humaniste », (1988), Volume 9, pp. 7–17.

« Je ne suis pas de ceux qui font grand état des connaissances humaines et je confesse néanmoins que je ne puis contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu’a faites la science pour pénétrer la nature, ni tant de belles inventions que lart a trouvées pour laccommoder à notre usage. » Bossuet, Sermon sur la mort.

Le substantif « vulgarisation », ainsi que l’expression « vulgarisation scientifique », sont récents. Le Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré, qui fait remonter l’origine du terme au XIXe siècle en l’attribuant à Théophile Gauthier, le définit brièvement comme « action de vulgariser ». Quant au verbe « vulgariser », il signifie « rendre vulgaire, accessible » [1]. Il faut distinguer, dans ce verbe et dans ses dérivés, une valeur seconde, péjorative, de la valeur première donnée comme synonyme de « faire connaître » ou de « répandre » : vulgariser, c’est répandre des connaissances, les mettre à la portée de tous en les simplifiant et en les expliquant. La vulgarisation scientifique est le fait d’adapter l’ensemble de connaissances scientifiques, techniques, de manière à les rendre accessibles à un lecteur non spécialiste. Il faut toutefois remarquer que la vulgarisation, sous cet angle, revêt deux aspects bien distincts : a) la simplification des connaissances scientifiques et b) leur diffusion. La vulgarisation est une activité essentielle de la science moderne, absolument indispensable à son progrès. Elle permet à la science de se développer sur deux axes : un premier axe, horizontal, comprend le développement interne de la discipline scientifique et celui qu’elle connaît grâce à ses rapports à d’autres disciplines. Appelons, cet axe « paradigmatique ». Le second, vertical, est celui qui permet à la théorie de se concrétiser dans la pratique, notamment par la technique et les applications matérielles. Appelons-le « praxéologique ».

La vulgarisation scientifique opère ainsi sur deux plans. D’une part elle facilite un développement paradigmatique par l’ouverture de la discipline aux théories des autres disciplines. Par exemple, la diffusion et la vulgarisation des recherches sur la nature de la chaleur par Lavoisier et Laplace, au XVIIIe siècle, ont servi de bases à l’éclosion ultérieure de la thermodynamique. D’autre part et en même temps, elle assure le succès de la science en la rendant utile à 1’ensemble de la société par de multiples applications matérielles possibles. Les travaux théoriques sur la nature de l’électricité ont amené Benjamin Franklin à inventer le paratonnerre en 1752. Il existe, dans la science moderne, une sorte de dialectique, une interaction entre le niveau théorique et le niveau expérimental, qui rend la vulgarisation nécessaire au travail même du savant, les idées nouvelles jaillissent souvent au cours même des échanges qu’il entretient avec le public spécialisé aussi bien qu’avec les non-spécialistes.

Le terme de « vulgarisation » est récent, mais l’idée en est beaucoup plus ancienne. On s’accorde à dire que Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757) fut le premier vulgarisateur scientifique de l’histoire des sciences en Occident. En effet, il a traduit en termes simples et compréhensibles par tout le monde, un ensemble de connaissances scientifiques qui avaient cours à son époque. Mais il n’aurait pu répandre ce savoir sans des moyens de diffusion appropriés. Le succès de la vulgarisation repose, en grande partie, sur la diffusion du savoir vulgarisé, et il peut paraitre artificiel, de séparer en deux phases de ce qui semble être un processus unique. Nous proposons néanmoins, pour des questions de commodité, de traiter de la diffusion des connaissances scientifiques dans un autre article, et de nous en tenir ici à leur seule simplification.

En définissant la science au XVIIIe siècle, nous verrons que l’oeuvre de Fontenelle a inspiré non seulement les scientifiques d’Europe, mais aussi quelques Néo-Canadiens qui ont réalisé, après 1760 que la connaissance scientifique figurait parmi les meilleurs moyens de faire progresser l’esprit humain. La vulgarisation scientifique s’inscrit ainsi dans la lutte de certains individus pour s’assurer le triomphe de la liberté d’expression. Parmi ces personnes, nous ne retiendrons que le nom de Valentin Jautard (I736-I787), le premier journaliste de langue française et le premier vulgarisateur scientifique au pays. Les jalons de l’histoire canadienne-française de vulgarisation scientifique sont peu nombreux, surtout si l’on élimine de notre tableau les diffuseurs de la science que l’on connut ici, en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles ; En conséquence, nous ne retiendrons, pour la période récente, que le nom du Frère Marie-Victorin, qui s’impose comme précurseur de Fernand Seguin. Mais nous verrons aussi que le discours humaniste de M. Seguin rappelle étrangement celui de Valentin Jautard, son prédécesseur du siècle des Lumières.

Plusieurs « savants » du siècle des Lumières s’illustrent par leurs tentatives de vulgariser les connaissances scientifiques, en les rendant accessibles à un public de plus en plus large et curieux. Fontenelle écrit ses aimables Entretiens sur la pluralité des mondes, au tournant du siècle, en s’adressant non pas à un scientifique, mais à une femme du monde [2]. Il est imité ensuite par de nombreux autres savants.

La philosophie des Lumières sera, au XVIIIe siècle, le principal véhicule du progrès de la pensée scientifique en Europe. Comme le dit Jean Lerond D’Alembert en parlant de son époque, « notre siècle s’est donc appelé par excellence le siècle de la philosophie … » [3]. Cette « philosophie » n’est pas autre chose que l’étude de la nature, car si la spécialisation scientifique naît à ce moment, ceux qui étudient les lois de la nature s’appellent encore eux-mêmes « philosophes ». Tous connaissent l’ensemble des oeuvres scientifiques de leur temps et des âges antérieurs, et pratiquent plusieurs sciences. Le « savant » du siècle des Lumières s’intéresse aux sciences, mais aussi à la politique, aux moeurs, à la morale, à l’éducation, à la littérature, à la poésie, aux arts en général, bref, à toutes les formes d’expression de l’esprit humain. La pensée de cet être humain, homme ou femme, est éclectique, au sens défini par Diderot dans l’Encyclopédie [4].

La science, au XVIIIe siècle, notamment, est une activité qui englobe toute la connaissance. À cette époque, le scientifique n’est pas seulement, comme il le deviendra au XIXe siècle, un individu très spécialisé qui connaît les sciences dites « exactes » (physique, chimie, mathématique, etc.) et plus souvent une seule de ces sciences plutôt que plusieurs, mais aussi celui « qui est familier avec toutes sortes de domaines : littérature, philosophie, histoire, politique, économie, médecine, astronomie… Le « savant » n’est pas encore celui-là seul qui formule des théories scientifiques. Mérite également ce titre celui qui s’intéresse aux sciences en amateur éclairé et les diffuse en les vulgarisant. Les philosophes des Lumières ont encouragé l’étude de toutes les sciences basées sur la raison. Celle-ci apporte les lumières, et permet de développer le savoir en toute liberté. Les théories scientifiques du XVIIIe siècle permettent à l’esprit humain de s’émanciper de la tutelle de la foi, de s’exprimer à travers l’écriture, mais aussi par d’innombrables petits détails de la vie quotidienne qui posent d’infinies questions aux artisans et les poussent à devenir inventeurs. C’est à cette époque que naît 1a notion de confort, que l’on aménage plus les maisons en fonction de l’utile que de l’éclat, que les meubles perdent leur rigidité pour devenir « commodes », que les automates et les bibelots ingénieux connaissent une vogue sans précédent, que les cuisiniers deviennent botanistes et parfois apothicaires, et que l’art de vivre change totalement l’esthétique, les attentes et les habitudes de chacun.

Bien entendu, l’éducation scientifique demeure superficielle et aléatoire [5], mais les efforts d’éducation et de vulgarisation scientifique ne cessent de s’amplifier tout au long du siècle. Le nouvel art de vivre qu’ils engendrent est au nombre des principaux facteurs ayant permis l’évolution rapide des sciences et des techniques à cette époque. Science et technique sont sans cesse appelées à contribuer ensemble, dans une interrelation toujours plus étroite, à l’amélioration des conditions de vie à1’augmentation en nombre et en qualité des produits de luxe, à la multiplication des goûts. Ainsi, le changement des habitudes culinaires, vestimentaires, sociales, etc. Des Occidentaux, au cours du siècle, entraîne le progrès scientifique et technique, et, réciproquement, celui-ci soutient l’évolution sociopolitique ainsi que 1’éclosion de goûts nouveaux et la diversification de ceux qui s’épanouissent déjà. Jamais auparavant, la science n’a été aussi proche de chaque individu, n’a concerné le citoyen dans la quotidienneté de sa vie privée comme au XVIIIe siècle. Jamais dans les siècles précédents la connaissance scientifique n’a été une mode, n’a fait partie de la culture générale d’un aussi large public. Chaque personne cultivée discute de toutes les sciences à son aise, sans être nécessairement spécialiste d’une science particulière. Les « salons », où se rencontrent savants, poètes et politiciens, sont le lieu privilégié d’échanges fructueux. Académies et revues savantes jouent un rôle comparable. Le XVIIIe siècle est, sur le plan de la pensée scientifique, celui de la liberté d’expression dans la curiosité la plus vive.

Anti-dogmatique, ouverte à l’expérimentation, à la nouveauté, aux remises en question, considérant les théories davantage comme des hypothèses que des vérités immuables, cette attitude contraste avec la conception platonicienne de la nature, qui fut celle de l’Église romaine au Moyen Âge et que l’on retrouve encore chez certains penseurs de l’époque des Lumières. Dans cette dernière vision du monde, la nature est considérée comme l’oeuvre de Dieu : immuable, éternelle et inviolable. On ne peut la transformer mais seulement la contempler [6].

En s’opposant au dogmatisme de cette position, la philosophie des Lumières ne pouvait mener ses adeptes qu’à une contestation de 1’attitude fermée de certains ecclésiastiques. C’est pourquoi elle est perçue, notamment dans les ouvrages de Voltaire, comme anticléricale. La philosophie scientifique et politicosociale des Lumières est avant tout le résultat de changements d’attitude à l’endroit de ce qui est dogmatiquement imposé. L’absolutisme royal, par exemple, apparaît aussi discutable que la superstition et l’on traite de 1’un et de l’autre. Les propositions de réformes politiques, sociales et économiques sont légion à cette époque, et tout philosophe digne de ce nom s’intéresse aussi bien à l’avenir du pays qu’à celui de ses habitants. Certains, comme d’Holbach, vont même jusqu’à dénoncer les méfaits de la religion sur l’esprit critique de l’individu, sur sa capacité d’émettre un jugement libre et sain [7].

Parmi peux qui proposent des réformes du système politique, de l’éducation, de l’économie, etc., tous ne sont pas des spécialistes. La raison seule leur suffit, et c’est simplement en homme ou femme « éclairés » que les « philosophes » réfléchissent sur nombre de problèmes qui ne relèvent pas nécessairement de leur spécialité.

Sur ce plan, le cas de Lavoisier est instructif. Chimiste de par sa formation académique, il s’occupe aussi de réformes sociales, propose des changements dans le système d’éducation sur la base de ceux qu’avait élaboré Condorcet, et s’implique dans les projets économiques des physiocrates [8].

Voltaire, qui n’est pourtant ni physicien ni médecin, se charge, quant à lui, de répandre en Europe continentale les théories de Newton [9] et fait la promotion de l’inoculation [10]. À ce titre, Voltaire est un savant du siècle autant qu’un « philosophe » des Lumières.

LA VULGARISATION SCIENTIFIQUE AU QUÉBEC

Comme nous l’avons vu, l’expression « vulgarisation scientifique » est récente. Mais elle est adéquate pour définir le travail d’éducation accompli par Fontenelle [11] et ses imitateurs du XVIIIe siècle. Parmi ces derniers, plusieurs quittent le sol français pour s’établir en Amérique à cette époque. Ce sont des individus d’esprit « philosophique ». Ils devront affronter au Québec des difficultés semblables à celles qu’ils ont connues en Europe : le pouvoir abusif des gouverneurs et le contrôle des consciences par le clergé catholique, mais aussi une société agricole, peu instruite et peu portée à l’instruction, superstitieuse et renfermée sur elle-même. Ces immigrés sont bien des « philosophes » du XVIIIe siècle : empreints de la pensée des Lumières. Ils maîtrisent assez bien divers domaines de la connaissance et répandent leur savoir avec les moyens dont ils disposent. Ce ne sont pas de grands savants comme ceux que l’on connaît en Europe. N’ayant formulé aucune théorie scientifique, ils se contentent de répéter ce qui fut découvert par d’autres. Mais par leur esprit, ils participent directement au mouvement scientifique du siècle. Ils conçoivent l’activité scientifique comme une forme d’expression de la liberté de penser. Ces « philosophes » sont tout à fait conscients de la nécessité de combattre les préjugés qui empêchent le progrès de la raison, de la science et de la société. Ils n’arrivent toutefois pas dans un pays complètement exempt d’activités scientifiques.

La géographie et l’histoire naturelle sont les principaux domaines couverts par les scientifiques de l’époque. Arpenteurs, cartographes, hydrographes, botanistes, explorateurs, astronomes, ingénieurs, et architectes militaires, médecins et vétérinaires sont nombreux. Leurs recherches demeurent néanmoins pratiques plus que théoriques [12]. Mais certains de ces savants, techniciens et amateurs de tout acabit, ne sont pas nécessairement d’esprit « philosophique ». Leurs activités scientifiques s’inscrivent le plus souvent dans le cadre d’occupations professionnelles rémunérées par le gouvernement britannique. Certains s’intéressent à la science par goût – mais ont-ils l’esprit des Lumières [13] ? Certes, les recherches scientifiques de ces personnages sont éminemment utiles à la colonie, mais elles ne sont pas faites dans 1’esprit éclectique propre aux Lumières. Très spécialisées, elles ne s’adressent pas à un large public, ne concernent pas les habitants au point de changer leur mode de vie, et ne sont pas vulgarisées pour être rendues accessibles au peuple. Bref, elles ne participent pas à l’esprit des Lumières.

Celui-ci sera diffusé, notamment, par le premier journaliste de langue française au Canada [14].

Le premier vulgarisateur scientifique au Canada

Le travail du vulgarisateur scientifique consiste à mettre à la portée du plus grand nombre possible de personnes, un ensemble de connaissances produites par des spécialistes. C’est bien ce que fait Jautard. Quoiqu’il ne soit spécialisé que dans un seul domaine, le droit, son érudition et sa compétence lui permettent de mettre tout ce qu’il connaît à la portée du plus grand nombre par l’entremise de la Gazette du Commerce et Littéraire, journal fondé en 1778 à Montréal, par 1’imprimeur Fleury Mesplet [15]. Il espère ainsi les « éclairer », c’est-à-dire leur permettre d’acquérir des notions nouvelles en se servant de leur raison. Dans ce sens-là, Jautard est bien un « philosophe » lorsqu’il répand la connaissance éclectique de son époque.

On ne peut dire de Jautard qu’il était un savant, au sens actuel du terme, mais il possédait néanmoins de vastes connaissances qui lui permettaient de discourir avec clarté sur de nombreux sujets. En ce sens, il est bien un homme de son siècle. Il participe au mouvement d’émancipation de l’esprit humain par l’éducation scientifique. Il est ainsi un sage, ou encore un « philosophe » tel qu’on l’entendait à son époque [16]. L’oeuvre de vulgarisation scientifique de Jautard, à la fois par ses écrits dans la Gazette Littéraire, de 1778 à 1779, et par la création, encore en 1778, de l’Académie de Montréal, la première société de pensée au pays fondée en l’honneur de Voltaire, ainsi que par les nombreuses interventions qu’il y fit, participe à ce mouvement général de propagation des connaissances, et subséquemment, d’émancipation des individus par l’usage qu’ils sont amenés à faire de leur raison. C’est d’ailleurs pourquoi l’attitude fondamentale du vulgarisateur scientifique ne peut être qu’une ouverture au monde et aux curiosités qu’il contient. En conséquence, son travail ne peut être accompli que dans l’absence totale de dogmatisme, comme le rappellera plus tard Fernand Seguin. Dans les nombreux articles qu’il signe sous le pseudonyme de « Spectateur tranquille », la principale préoccupation de Valentin Jautard est la propagation des idéaux philosophiques et scientifiques des Lumières par l’éducation de la jeunesse Canadienne. Comme il l’explique dans sa Première lettre, publiée dans le deuxième numéro de la Gazette du Commerce et Littéraire, où il s’adresse à l’imprimeur [17]. Jautard demande aux Canadiens d’écrire sur des sujets variés. Il se propose de corriger et de critiquer leurs « productions » littéraires afin de faire progresser le commerce des belles-lettres et de la connaissance scientifique dans le pays. Ce projet est généralement bien accueilli. Néanmoins, Jautard se découvre rapidement un adversaire, qui signe « Moi Un », son unique article dans le journal, y faisant l’apologie de l’ignorance [18]. Cette lettre ne demeure pas sans réponse : plusieurs lecteurs se joignent au rédacteur du journal pour la désapprouver. Fin lettré, citant volontiers Boileau et Voltaire, Jautard compose proses et poésies, fort agréables à lire, traite de tous les sujets que ses correspondants veulent bien aborder, de la philosophie à la géologie, en passant par la géographie, l’histoire, etc. Tout lui semble familier, rien ne le rebute. Il fait réellement oeuvre de vulgarisateur scientifique et de professeur de composition française. Les corrections qu’il envoie à ses correspondants ne paraissent pas toutes dans le périodique : il sait être aussi indulgent et discret qu’efficace, tant sur le fond que sur la forme des missives qu’il reçoit. Il entretient ainsi dans le journal un échange fort instructif et très utile à la collectivité.

Aux alentours des années 1780, le gouverneur général Frederick Haldimand, le juge René-Ovide Hertel de Rouville, le sulpicien Etienne Montgolfier, seigneur de Montréal, et leurs affiliés, détenaient la toute-puissance dans la colonie et maintenaient les Canadiens dans un état proche de l’esclavage, comme le soutient Pierre de Calvet [19]. Ils furent les principaux opposants à la propagation des Lumières au Québec, alors que la majorité de l’intelligentsia de la province se montrait très favorable aux idées qui avaient suscité l’éclosion de la société à fondement scientifique en Europe occidentale. Malgré les oppositions, la diffusion des idées scientifiques et politiques des Lumières progressait au Québec. Entre 1789 et 1792 par exemple, la Gazette de Québec, dirigée par le jeune Samuel Nelson, publia à quatre reprises, dont trois fois intégralement, le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [20]. On peut estimer que le travail de vulgarisation de Jautard et celui de diffusion de Mesplet ne sont pas étrangers aux progrès de la raison à cette époque.

Le frère Marie-Victorin, éducateur et vulgarisateur

L’oeuvre scientifique du Frère Marie- Victorin (1885-1944) ne peut s’inscrire, évidemment, dans le courant de libre pensée inauguré par Jautard. Néanmoins, il faut reconnaître qu’à l’époque où Marie-Victorin commence ses travaux, la vulgarisation scientifique s’impose déjà depuis longtemps comme une nécessité. Marie-Victorin ne conçoit son rôle d’éducateur que par le biais de la diffusion du savoir scientifique. Un éducateur est celui « qui sort les autres de leur coquille ; quelqu’un qui conduit les autres hors d’eux-mêmes pour les lancer dans 1’immense quête de soi, à soi qui passe par le monde entier, par les plantes, par les chats, par tout » [21]. Dans ce sens-là, Marie-Victorin était vulgarisateur. Sa bibliographie renferme, en plus de 84 ouvrages spécifiquement scientifiques, plus de 200 titres de vulgarisation, d’éducation, de littérature et d’histoire, s’échelonnant de 1916 à 1944, et s’adressant en particulier aux Cercles des Jeunes naturalistes et aux amateurs de « petites sciences » [22]. Il fut un des premiers à utiliser la radio pour répandre les connaissances scientifiques et à publier ses discours radiophoniques dans le quotidien Le Devoir. Mais bien plus encore, il a fondé le Jardin botanique de Montréal pour rendre accessible au grand public non seulement la beauté de la flore laurentienne, mais surtout pour mettre les gens ordinaires face à un portrait exact de la nature canadienne.

On ne peut imaginer de meilleure oeuvre de vulgarisation à une époque où le savoir se transmettait dans le dogmatisme le plus intransigeant. Marie-Victorin fut un grand éducateur de son peuple parce qu’il créa et organisa la beauté. Ce qui comptait pour lui, c’était l’émerveillement, l’étonnement, le questionnement, et que les jeunes soient mis en contact avec les splendeurs de la nature et de la science. Sur ce plan, Marie-Victorin a été celui qui nous a permis de redécouvrir notre propre pays [23].

Fernand Seguin ou la lumière de la science

On retrouve chez Fernand Seguin (1922-1988) toutes les belles qualités rencontrées chez les vulgarisateurs scientifiques du passé. Au service de la liberté, Fernand Seguin a eu, plus d’une fois, à lutter pour que la science ait sa place parmi les connaissances diffusées sur les ondes. Bâtisseur infatigable, il a fait de ses chroniques écrites, radiophoniques ou télévisées, de véritables institutions, des lieux d’échanges et d’érudition scientifiques, comme Jautard l’avait fait avec la Gazette Littéraire et l’Académie de Montréal et comme Marie-Victorin le fit avec les Cercles de Jeunes naturalistes et le Jardin botanique. Tel Fontenelle en son temps, il savait s’adresser aux gens ordinaires, non pour se moquer d’eux mais pour les éduquer et leur permettre de mieux comprendre 1eur univers. Comme un philosophe des Lumières, il abordait tous les sujets possibles dans l’éclectisme le plus pur, foulant au pied les préjugés et les conceptions erronées.

Mais bien plus encore, Fernand Seguin a contribué à l’avancement des sciences en réservant à celles-ci la place qu’elles doivent occuper dans l’éducation de base de tous les citoyens. Philanthrope, Fernand Seguin a multiplié les images pour démystifier la connaissance scientifique et redonner confiance aux gens en leur raison et en leur jugement personnel. Il a sans cesse souligné les dangers du dogmatisme scientifique et montré que la science ne peut, ne doit pas, servir à la domination [24], mais au partage [25] et à l’éclatement de la vie [26]. Dans ce sens-là, Fernand Seguin était amené à prôner des valeurs où l’on sentait nettement le besoin de liberté et de fraternité de la part d’un homme qui avait volontairement choisi de se tourner vers le grand public plutôt que de se renfermer dans un laboratoire [27].

De Fernand Seguin, il nous restera trois images. D’abord celle de l’homme souriant et en paix avec lui -même, portrait que les médias ont diffusé comme une lumière. Puis, les deux métaphores que constituent, les titres de ses derniers ouvrages. D’abord La bombe et l’orchidée exprime le choix que Fernand Seguin opère quand, mis en face de deux systèmes de bombardement, celui de la bombe binaire, destinée à tuer les seuls êtres vivants (sans endommager les constructions), et celui de la fleur, qui catapulte son pollen sur les abeilles pour qu’elles aillent féconder d’autres fleurs et ainsi créer de nouvelles vies. Fernand nous disait qu’il choisissait la fleur, et que si l’on plaçait encore autre chose entre la bombe et la fleur, alors il choisirait l’homme. Enfin, le titre de son ouvrage posthume, Le cristal et la chimère (qui paraîtra bientôt aux Éditions Libre Expression), illustre lui aussi un choix, qui, comme le précédent, s’impose de lui-même à l’esprit généreux. Le cristal pur, parfait et d’une beauté éternelle, qui se forme en divers endroits de la nature, et la chimère, la construction boiteuse que les hommes érigent comme des châteaux de cartes et « qui ne résiste ni au temps, ni à la fluctuation des goûts ou des intérêts humains ». Entre les deux, il y a « la science, tantôt cristal, tantôt chimère, mais en laquelle l’homme de bien sait distinguer le vrai du faux. »

Fernand Seguin restera celui qui, toute sa vie, a su choisir le vrai et nous a montré que seule la connaissance intime de 1’ univers nous permet de juger de la valeur de la science.

Références

  1. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Editions universitaires, 1963 (réédition), p. 1364.
  2. Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686). Présentation de Jacques Berger, Verviers, Marabout, – 1973.
  3. Jean Lerond d’Alembert, Oeuvres, Paris, Didier, 1853, p. 217.
  4. « L’ éclectique est un philosophe qui foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’ autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience et de sa raison (…) », Denis Diderot, Éclectique, Denis Diderot et al, Encyclopédie ou dictionnaire -raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Neufchastel, Samuel Faulche, 1765, réédition : Stuttgart, Friedrich Fromnann, 1967, vol. 5, p. 270.
  5. « Et comment devient-on savant en ce siècle des Lumières ? Peu de cours gratuits, peu d’écoles, pas d’universités comme nous les connaissons aujourd’hui, le meilleur de l’éducation que nous appelons supérieure s’obtient par la lecture, ou mieux, l’adoption par un maître. » Charles Morazé, Le siècle de la curiosité, René Taton, éd. , Histoire générale des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 1969, tome 2, pp. 438-440.
  6. Guy H. Allard, Les arts mécaniques aux yeux de l’idéologie médiévale, Guy H. Allard et Serge Lusignan, éd., Les arts mécaniques au Moyen Âge, Montréal, Bellarmin, 1982, p. 19.
  7. La religion ramènera toujours les hommes à la crainte. Tout objet vague qui les fait trembler les occupera sans relâche, fera fermenter leurs esprits, excitera des disputes entre eux et les portera tôt ou tard à des extrémités. Toute religion demande pour premier sacrifice un renoncement total à la raison (…). Paul Dietrick, baron d’Holbach, Premières oeuvres, préface et notes de Paulette Charbonnel, Paris, Editions sociales, 1972, p 170.
  8. Antoine-Laurent Lavoisier Pages choisies, notes et commentaires- d’Ernest Kahane, Paris, Editions sociales, 1974.
  9. Jean Lacroix (Bibliophile Jacob), XVIIIe siècle. Lettres, sciences et arts, Paris, Firmin Didot, 1878, p. 4 0 .
  10. Ibid. p. 4.
  11. « Fontenelle a créé un genre nouveau parmi les ouvrages de l’esprit. Il s’est donné pour but d’exposer à l’honnête homme du XVIIe siècle les découvertes scientifiques récemment acquises et les hypothèses qu’elles suggéraient. Ce faisant, il établissait un lien nécessaire entre les formes d’esprit très diverses et les préoccupations très variées des gens cultivés. Obtenir que l’honnête homme ne soit pas étranger aux sciences, ni le savant un étranger dans la Cité, est une tâche si importante que nous pourrions peut-être, usant du langage moderne, l’appeler une fonction sociale. La preuve en est que Fontenelle eut tôt des imitateurs : Derham en 1704, Pluche en 1732, Voltaire lui-même en 1738. Ici commence la gloire. De ce temps et jusqu’ à nos jours, de bons écrivains et même des savants du premier rang se sont essayés dans ce nouveau genre littéraire. Depuis qu’il a rempli – et il faut s’en réjouir sans réserve – jusqu’aux bibliothèques des gares, on lui a donné un nom : la vulgarisation scientifique. A. Couder, « Fontenelle, homme de science », Revue de synthèse, 1951, p. 44. Cité dans : Marie- Françoise Mortureux, La formation et le fonctionnement d’un discours de la vulgarisation scientifique au XVIIIe siècle à travers l’oeuvre de Fontenelle, Lille, Atelier national de reproduction des thèses de l’Université de Lille III, 1983, p. 110. Sur Fontenelle, voir aussi : Jean Dagen, « L’histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet », Strasbourg, Klincksieck, 1977; Louis Maigron, « Fontenelle, l’homme, l’oeuvre, l’influence », Genève, Slatkine, 1970, (réimpression) ; Émile Callot, « La philosophie de la vie au XVIIIe siècle, étudiée chez Fontenelle, Montesquieu. Maupertuis, La Mettrie, Diderot, d’Holbach, Linné ». Paris, Marcel Rivière, 1965.
  12. « La plupart des travaux scientifiques de cette époque ont une origine et des buts pratiques. Les observations astronomiques servent généralement au travail des cartographes et des arpenteurs, et l’histoire naturelle est liée à la médecine et à l’agriculture. » Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoire des sciences au Québec, Montréal, Boréal, 1987, p. 77.
  13. L’ingénieur hollandais Samuel Holland, après avoir assisté à la chute de Louisbourg et pris part au siège de Québec, est nommé en 1764 premier arpenteur général du Canada. Holland se livre à des observations astronomiques qui dépassent les besoins de l’arpentage et de la cartographie. Nommé gouverneur général du Canada en 1777, Frederick Haldimand s’intéresse aux sciences et échange à l’occasion sur des questions d’astronomie et d’histoire naturelle avec le capitaine Twiss, ingénieur militaire en chef de la colonie, et des correspondants européens. Son successeur, lord Dorchester, fonde la Société d’agriculture en 1789, qui publie dès l’année suivante un volume de Papers and Letters chez l’imprimeur John Nelson. John Mervin Nooth, médecin éminent de la colonie, accueille le botaniste français André Michaux lors de son passage à Québec, en 1792, et lui fait les honneurs de son jardin. Enfin, les recherches du docteur Philippe Louis François Badelard et du docteur Charles Blake sur la mystérieuse maladie de la Baie Saint Paul – il s’agissait vraisemblablement de la syphilis – donnent lieu aux premières publications médicales au pays. Ibid., pp. 75- 77.
  14. Jean-Paul de Lagrave et Jacques G. Ruelland, Valentin Jautard 1736-1787), premier· journaliste de langue française au Canada, Sainte-Foy, Le Griffon d’Argile, 1988. 15. Jean-Paul de Lagrave, Fleury Mesplet (1734-1794), imprimeur, éditeur, libraire, journaliste, diffuseur des Lumières au Québec, Montréal, Patenaude, 1985.
  15. « Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse, les moeurs et les qualités sociables. » « Philosophe », Denis Diderot et al., op. cit., vol 12, p. 510.
  16. « Un point essentiel que vous pouvez toucher avec profit est celui de l’éducation des enfants. Qu’il serait heureux pour la province si vous pouviez engager les pères et mères à les aimer moins ! La proposition paraît ridicule, le projet dénaturé, mais, Monsieur, écoutez. On appelle ici aimer un enfant lui laisser une liberté entière, ne pas gêner ses inclinations, tolérer ses défauts et même les approuver. La jeunesse ne peut être ici vertueuse, (car) on ne lui parle jamais de vertu. Ce mot et celui de science l’effaroucheraient. Cet enfant est trop jeune (dit-on à l’âge de dix ans) pour aller à l’école. Il aura bien assez le temps d’apprendre. Cette jeune fille aura peut-être bien assez de peine, à l’avenir, dans son ménage, laissons-la jouir du temps présent. Envoie-t-on un jeune homme à l’école, il est défendu au maître de le corriger. Il en est de même de la jeune fille. Les pères et mères ne prévoient pas qu’ ils font une semence d’ignorance et de corruption. C’est cependant ce qu’on appelle aimer. Quant à moi, je crois que c’est réellement haïr ses enfants. (…) J’ai raison de croire que plusieurs bons citoyens vous feront part de leurs réflexions et qu’ils concourront d’un grand coeur à l’utilité de leurs compatriotes.» Gazette du Commerce et Littéraire, no II, 10 juin 1778, 2e page, p. 6.
  17. « Pourquoi faire tant d’efforts pour engager la jeunesse à acquérir la science ? C’est le plus mauvais service que vous puissiez lui rendre. (…) -Par qui se commettent les plus grands crimes ? D’où naissent les hérésies, l’impiété, l’athéisme et ce nombre infini d’erreurs qui inondent l’univers, sinon des savants ou ceux que l’on croit tels ? D’où les disputes, les vols, les meurtres et en général tous les crimes tirent-ils leur origine, sinon de ceux qui en savent le plus ? Parcourez les villages ou les lieux où règne l’ignorance, c’est le temple de la vertu. » Gazette du commerce et, littéraire, no V, 1er juillet 1778, 3e et 4e pages, pp. 19-20.
  18. Jean-Paul de Lagrave et Jacques G. Ruelland, Appel à la Justice de l’État, de Pierre du Calvet (extraits), préface de Claude Perrault, Sainte-Foy. Le Griffon D’argile, 1986, p. 4.
  19. Jacques G. Ruelland, « La publication de la Déclaration des droits de l’homme dans la Gazette de Québec », Dix-huitième siècle, no 19, (1988), pp. 314-315.
  20. Jean-Paul Desbiens, Le Frère Mari-Victorin, éducateur, Colloque du centenaire du Frère Marie-Victorin, Montréal, Société d’animation du Jardin et de l’Institut botaniques, 1985, pp. 22-25.
  21. Céline Arseneault, Mise à jour bibliographique de Marie-Victorin: 1942- 1985 et corrections, Ibid., pp. 62-65.
  22. « Grâce à lui, nous avons redécouvert notre pays, nous avons conquis une nouvelle fois le milieu où nous vivons, nos arbres, nos fleurs, notre sol, le milieu dont nous sommes solidaires et auquel nous sommes liés indissolublement. Au frère Marie-Victorin, nous devons de mieux aimer une patrie mieux connue, et aussi de mieux conprendre la valeur de la science qui n’a pas de patrie. » Roger Gauthier, Le Frère Marie-Victorin (1885- 1944), Montréal, Bibliothèque des jeunes naturalistes, tract no 79 (1er octobre 1944).
  23. « Le but principal que je poursuis en écrivant, c’est de redonner confiance aux gens dans les connaissances qu’ ils ont acquises, et, pour qu’ils ne se laissent pas impressionner par les connaissances de ceux qui font profession de tout savoir et qui détiennent le pouvoir. Celui-ci doit être partagé et ne doit pas être un instrument de domination. ». Jacques G. Ruelland (éditeur) Le pouvoir ne doit pas servir à là domination. Le Devoir, 22 juin 1988, p. 11. 25. « Tout au long de son oeuvre, Fernand Seguin a tenté de transformer la science en un partage et non en une domination ». Pierre Cayouette, Fernand Seguin n’est plus, Le Devoir, 20 juin 1988, pp l et 8.
  24. « L’homme ne devait pas être inféodé à la technique et ses exigences mais cette dernière à l’homme··et à la nature. » Gabrielle Cloutier, « Le sens de sa vie » Le Devoir, 14 juillet. 1988, p 8.
  25. Jacques G. Ruelland, Fernand Seguin entre la bombe et l’orchidée, à paraître dans Philosopher no 7. (Automne 1988), propos recueillis le 22 octobre- l987 à l’émission de radio Science et bon sens. de CIBL 104, 5 MF à Montréal.

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