Le paradoxe darwinien de l’homosexualité : Un puzzle pour la science
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
À première vue il semble impossible que la nature ait sélectionné l’homosexualité exclusive. Mais les connaissances scientifiques sur les causes biologiques de l’homosexualité ont énormément progressé depuis Darwin. Le compte-rendu qui va suivre provient de la lecture du livre d’Aldo Poiani « Animal homosexuality » publié en 2010 par Cambridge University Press [1]. Darwin croyait qu’une prévalence de l’homosexualité parmi les espèces animales serait un coup mortel pour sa théorie de l’évolution. Ce même Darwin est aussi resté perplexe devant l’existence de l’altruisme dans le monde animal et chez l’humain. Ses concepts de « lutte pour la survie » et de « survie du plus apte » n’arrivaient pas à expliquer ces deux phénomènes.
En ce qui concerne l’altruisme, le problème fut largement réglé par Hamilton avec sa théorie de la parentèle : l’altruisme sera engendré et maintenu par la sélection naturelle dans la mesure où l’altruisme contribue à la perpétuation des gènes de l’organisme altruiste, et ceci dans la mesure exacte où le bénéficiaire de l’altruisme partagera les gènes de l’altruiste. On a depuis ajouté toutes sortes de complexités aux explications biologiques de l’altruisme, mais l’essentiel reste la règle de Hamilton. Cette règle est maintenant devenue une loi universellement reconnue en biologie : elle explique même exactement en quoi un organisme puisse fonctionner comme l’esclave STÉRILE d’un autre. Cet autre sera sa mère dont il est le clone (hyménoptères tels fourmis, abeilles, guêpes).
L’homosexualité exclusive, elle, est plus difficile à expliquer par la sélection naturelle. Il importe de savoir d’abord que la communauté des biologistes professionnels est presque unanime à reconnaître que l’homosexualité humaine a sûrement été « naturellement » maintenue au taux d’environ 3% (3.1% chez les hommes, 2.0 % chez les femmes selon Poiani).
Comment un organisme qui ne se reproduit pas peut-il transmettre ses gènes ou même contribuer à transmettre ses gènes ? Évidemment, la première hypothèse évolutionniste de l’homosexualité a consisté à reporter sur elle la théorie de la parentèle (la règle de Hamilton). Bien que cette explication ne soit toujours pas définitivement écartée, on s’est rendu compte que les animaux exclusivement homosexuels, et les humains exclusivement homosexuels, ne sont pas plus altruistes que les hétérosexuels. Ils ne s’occupent pas vraiment plus de leurs frères et sœurs par exemple. Ainsi, rien ne laisse croire que les homosexuels favorisent leurs propres gènes en prodiguant plus de soins à leurs consanguins. Comme on ne retrouve pas ce type d’altruisme chez les nombreuses espèces bisexuelles, incluant l’humain, ni chez les moutons mâles exclusivement homosexuels, la théorie « parentéliste » de l’homosexualité est à toutes fins pratiques écartée de la littérature biologique scientifique actuelle sur l’homosexualité.
Il est capital pour la réflexion évolutionniste de ne pas confondre la bisexualité (très répandue) avec l’homosexualité exclusive (peu répandue).
L’explication évolutionniste rend facilement compte de la bisexualité. Elle est extrêmement prévalente dans le monde animal. Chez l’humain, la bisexualité serait présente chez 65% des femmes et chez 33% des hommes. Elle est fortement héréditaire, et elle n’est aucunement incompatible avec la reproduction. Les causes biologiques de la bisexualité sont très nombreuses, très diversifiées dans le monde animal, et très complexes. La presque totalité du livre de Poiani porte sur ce type d’homosexualité. On y apprend que néoténie, coopération dans la fratrie, antagonisme dans la fratrie, antagonisme parent-enfant, sont tous des déterminants importants de la bisexualité, selon le contexte écologique avant la naissance, autour de la naissance et même à la puberté. Bref, il n’y a pas de paradoxe darwinien en ce qui concerne la bisexualité.
Un des déterminants les plus intéressants et semble-t-il importants de la bisexualité est la néoténie. La néoténie est une adaptation d’une espèce où les adultes gardent les traits juvéniles de l’espèce prédecesseure. L’espèce humaine est très néoténique. Notre enfance est prolongée. Nous restons glabres, dodus, délicats, petits et démunis pendant de longues années et même toute notre vie. Nous sommes à Néanderthal ce qu’est bonobos au chimpanzé. Bonobos est un chimpanzé néoténique. Il est beaucoup plus petit que le chimpanzé. Il garde la physionomie et le comportement juvénile du chimpanzé jusqu’à l’âge adulte : il est coopératif et pacifique comme le juvénile du chimpanzé; il s’adonne à beaucoup plus de rapports sexuels, il est beaucoup plus bisexuel, et il est plus polyandre et polygyne que le chimpanzé adulte -mais pas que le chimpanzé juvénile. Il eut été fort intéressant de voir quelle était le taux de bisexualité chez homo floriensis, cet humain « hobbit » extrêmement néotène, qui a disparu il y a à peine 12,000 ans. Mais on ne le saura jamais. Eut-il été notre bonobo à nous ?
Qu’en est-il de l’homosexualité exclusive à vie ? D’abord, notons qu’elle existe dans la nature chez d’autres organismes, mais elle est très rare. Il existe par exemple une race de mouton, ovis aries, parmi lesquels on retrouve 8% de mâles exclusivement homosexuels à vie. Il faut savoir que sexuellement, les moutons sont des « robots olfactifs ». Les mâles qui se font monter par ces moutons homosexuels rejettent leurs avances. Apparemment, ces malheureux moutons homosexuels ont un défaut de l’appareil olfactif qui les fait exciter sexuellement par l’odeur des mâles plutôt que des femelles. Je dis « malheureux » car ils ne trouvent jamais « preneur ». Cet animal ne semble pas être un modèle pour comprendre l’homosexualité masculine exclusive chez l’humain, sauf pour démontrer que l’homosexualité mâle exclusive peut persister dans une population animale, et ne pas être éliminée par sélection naturelle. L’homosexualité exclusive à faible prévalence aurait -elle été simplement bénigne dans l’évolution de l’espèce humaine ?
Selon Poiani une des causes proximales de l’homosexualité exclusive serait que le sexe masculin a un taux de mutation génétique spontané plus élevé que le sexe féminin. Parce qu’il renouvelle ses gamètes (spermatozoïdes) très fréquemment, il est plus sujet que la femme aux mutations de ces mêmes gamètes selon la règle voulant que chaque mitose comporte un facteur de risque de mutations. De plus, le mâle de notre espèce est plus sujet à exprimer un phénotype nouveau (déviant, morbide, mésadapté) via son chromosome X car son autre chromosome sexuel (Y) ne le protège pas contre des gènes récessifs atypiques, mutants ou dangereux. Ainsi, l’homosexualité, selon Poiani serait transmise d’abord par le père, mais ne serait pas exprimée (ou le serait moins) par sa fille (car le gène est inhibé par son homologue sur l’autre chromosome X). Touefois cette fille risquerait ensuite de transmettre ce gène (ou ces gènes) à son propre fils qui exprimerait le phénotype homosexuel. À l’appui de cette notion d’homosexualité exclusive transmise par un ou plusieurs gène(s) situé(s) sur le chromosome X, on trouve que l’ascendant d’homosexualité dans la généalogie est plus matrilinéaire que patrilinéaire chez l’humain. Poiani croit à un gène fortement associé à l’homosexualité masculine exclusive au site Xq28. Ce gène a maintenant été associé significativement à l’homosexualité dans au moins trois études indépendantes.
Les femmes qui ont un fils exclusivement homosexuel ont plus d’enfants, en moyenne, que les femmes qui n’ont pas un fils homosexuel. Il en est de même de la seule espèce de mammifère qui soit connue pour comporter des individus exclusivement homosexuels à vie, ovis aries. Ce dernier phénomène se dénomme un effet pléiotrope : être très fertile est évidemment adaptatif du point de vue de la sélection naturelle. Et si cette adaptation comporte quelques coûts comme celui d’avoir un fils « stérile », il suffit que la fertilité totale soit supérieure au nombre de fils exclusivement homosexuels (ou stériles) pour que le gène ou groupe de gènes puisse être maintenu sur de très longues périodes évolutives. Les études scientifiques restent à faire pour comprendre exactement comment les mères d’homosexuels exclusifs sont plus fertiles que les autres femmes. Mais ce ne sont pas les hypothèses qui manquent. On sait que le système hormonal de la mère peut moduler l’orientation sexuelle de sa progéniture -incluant vers l’homosexualité exclusive. Par exemple, on sait que l’homosexuel exclusif est plus souvent le dernier né, et on sait que l’état hormonal d’une femme évolue avec sa parité. Par exemple, elle transmet moins de testostérone à chaque embryon /fœtus. N’est-il pas possible qu’un gène ou complexe de gènes module un ou plusieurs mécanismes hormonaux qui auraient simultanément pour effet de sculpter le cerveau du rejeton mâle vers une orientation homosexuelle exclusive tout en augmentant la libido de la femme, ou en stimulant sa fertilité ?
Poiani ajoute un autre détail : une espèce philopatrique (qui se disperse peu, qui vit en communauté serrée) et coopérative offre un milieu moins mésadapté à l’homosexuel masculin exclusif, surtout si c’est le mâle qui est plus philopatrique, ce qui est le cas chez l’espèce humaine. Dans cette situation, le mâle homosexuel ne contribue pas activement (ou semble contribuer peu) à la sélection de ses gènes dans la parentèle, mais son absence de reproduction est plus bénigne pour sa parentèle, c’est-à-dire pour le corpus de ses gènes. Dit plus simplement : sa présence ne tire pas assez de ressources de l’écologie sociale pour nuire à la survie de sa parentèle. On peut même imaginer qu’une écologie à philopatrie masculine puisse gagner à ce que tous ne soient pas fertiles, surtout si le système d’accouplement est relativement égalitaire comme chez l’humain. Nous ne sommes pas comme les chevaux sauvages dont l’étalon dominant contrôle entièrement la reproduction et chez qui la philopatrie est faible et est très féminine.
Il n’y a pas que l’homosexualité exclusive qui se présente comme un paradoxe darwinien, il y a aussi l’asexualité. La grenouille est un animal assez solitaire qui se reproduit par une fertilisation de très nombreux œufs qui sont dispersés et laissés à la providence. On peut imaginer que l’homosexualité ou l’asexualité dans cette espèce serait rapidement éliminée par la sélection naturelle (à voir). Par contre, chez l’humain, même chez les personnes qui ne se définissent aucunement comme homosexuelles, il y a des gens qui n’ont aucun élan sexuel à vie. Pour compliquer encore davantage le problème darwinien, ici on retrouve à peu près autant d’individus de sexe féminin que masculin. Curieusement, Poaini ne fait presqu’aucune mention de ce phénomène dans son livre, une omission troublante… En moyenne, les sondages scientifiques estiment la prévalence de l’asexualité à vie (aucun élan sexuel, aucune intention de se reproduire) à environ 1% de la population humaine. Du point de vue de la théorie darwinienne de l’évolution, ces gens posent tout autant un problème que les homosexuels exclusifs. On observe aussi l’asexualité à vie chez une petite proportion de lapins, de gerbilles et de moutons (toujours ovis aries). Il sera intéressant de voir se développer sur ces animaux (l’humain inclus), des recherches génétiques, endocrinologiques, neurobiologiques, éthologiques, etc., visant à dénouer le suspense…
Les humanistes respectent les chartes des droits et libertés du Québec et du Canada.
Les chartes des droits et libertés du Québec et du Canada interdisent la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle. Une des raisons pourquoi les humanistes adhèrent facilement à ce principe de tolérance et même de solidarité humaine est que les humanistes adoptent une vision du monde et une éthique personnelle qui s’inspire des sciences. Les sciences nous montrent que nous sommes une espèce animale qui, comme beaucoup d’autres espèces de mammifères, n’adhère pas à une sexualité manichéenne dans les faits.
Ceci étant dit, David Hume avait raison de penser que ce qui est ne doit pas être confondu avec ce qui doit être. Mais notre jugement sur ce qui doit être sera bien faible si on ignore ce qui est. Chacun et chacune et chaque hermaphrodite pourra adopter la plus haute forme d’éthique qu’il ou elle voudra dans sa vie sexuelle personnelle, mais comme l’affirme Poiani, la persécution des personnes avec comportement sexuel atypique ne fait pas partie des prérogatives éthiques. J’ose affirmer plus : l’ignorance voulue et maintenue au sujet de l’hétérosexualité, de l’homosexualité, de la bisexualité et de l’asexualité ne fait pas partie non plus des prérogatives éthiques.
- Poiani, Aldo (2010). Animal homosexuality. Cambridge, Grande Bretagne : Cambridge University Press (558 pp).
Le ridicule tue… jusqu’en France, là où on arrive à peine à croire à l’existence du phénomène du maire Tremblay de Saguenay qui vient de se faire débouter par le Mouvement laïque québécois en ce qui a trait à la prière en Conseil municipal.
Le cancer philosophique
“Le combat contre Platon, ou pour le dire de façon plus intelligible et pour le peuple, le combat contre l’oppression millénaire de l’église chrétienne – car le christianisme est du platonisme pour le peuple – a créé en Europe une somptueuse tension de l’esprit, comme il n’en avait jamais existé sur terre.”
Friedrich Wilhelm Nietzsche, Par-delà bien et mal, préface (1886).
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