Humanisme et environnement : Un point de vue matérialiste
Jacques Savard
Membre de l’Association humaniste du Québec
L’athéisme est une position ontologique fondamentale représentant davantage qu’une simple négation de Dieu. Il implique le rejet de tout un système de valeurs et une nouvelle appréhension du monde répudiant cette hypothèse inutile et dangereuse. L’athée cohérent voudra donc faire disparaître Dieu partout où il s’est incrusté dans sa vie : il n’en sera évidemment plus la raison d’être ; il n’aura plus à définir la morale ou l’éthique ; il n’interviendra plus dans la genèse de l’univers ni dans son évolution ni dans l’explication de ses mécanismes ; il ne justifiera plus le pouvoir politique ; il ne gouvernera plus les interactions entre les individus ni entre les communautés ; il ne guidera plus les règles de pratique médicale, ni avant la naissance, ni pendant la vie, ni à la mort ; il n’influencera plus les jugements à l’égard des diverses croyances et de leurs fidèles et, idéalement, il devrait cesser de dominer les débats sociaux et politiques.
En somme, après avoir rejeté son existence, il reste à l’athée la tâche titanesque d’extirper Dieu de sa vie et, hypothétiquement, de la communauté qui l’accueille. Il lui faudra aussi parfois décider par quoi le remplacer. La question peut se poser, entre autres, en réfléchissant au sens de la vie.
Raison d’être
Le déploiement de la vie sur terre m’a toujours impressionné par sa persévérance à s’incruster, à se perpétuer et à s’étendre jusque dans les lieux les plus hostiles. Dans les déserts les plus arides, les plus chauds ou les plus froids ; dans les profondeurs océaniques les plus insondables — y compris autour des cheminées thermiques les plus toxiques — ; dans les lacs volcaniques les plus acides ou au plus profond des cavernes les moins accessibles, il y a la vie. Dans la plus innocente de ses manifestations se cachent les traces de son acharnement, de sa volonté de s’imposer et de se surpasser, en dépit de sa fragilité. Toutes ses interactions vont inlassablement dans le même sens : entretenir et faire proliférer la vie. Voilà donc la direction, le projet, le but vers lequel progressent, à travers l’expression de
leurs instincts et de leur pulsion de vie, tous ces organismes ; le projet vitaliste furtif qui traverse la nature. [1] La protection, la perpétuation et le foisonnement de la vie sont l’unique raison d’être de tous les êtres vivants. Dans cette optique, aucune liberté n’est laissée aux espèces ou aux individus, sauf pour l’homme qui, seul, possède une capacité limitée, mais réelle, de moduler ce déterminisme.
C’est pourquoi toute personne normale protégera les enfants en difficulté ; aidera les malades et les vieillards ; soutiendra instinctivement celui qui trébuche et assistera la victime d’un accident, au-delà de ses croyances. Homo sapiens, plus que
toute autre espèce, doit s’engager activement et consciemment dans le maintien et la propagation de la vie, sous toutes ses formes. Assurer d’abord la survie de l’humanité et, pour ce faire, celle de tous les êtres vivants.
La « rage d’exister »
Les êtres vivants sont donc soumis à une impulsion inconsciente, involontaire, incontrôlée et irrépressible, tendant vers un même objectif irrésistible et se manifestant aussi bien dans la vie animale que végétale ou microbienne. Je la nomme la « rage d’exister ». Pourquoi une rage ? Parce qu’elle est une fureur incoercible et débordante, toujours inassouvie et cherchant à dominer.
Nos capacités intellectuelles supérieures exigent cependant que nous mobilisions notre compréhension des mécanismes de l’univers pour soutenir avec intelligence la présence de la vie sur terre. Pour continuer son évolution incomplète, notre espèce doit d’abord survivre, et à cette fin, sa biosphère doit être protégée, de toute urgence. Nos dirigeants doivent en conséquence adopter des solutions qui doivent commencer par une réponse appropriée à la crise climatique.
Rien de nouveau
Le premier philosophe à avoir découvert un mouvement semblable fut Arthur Schopenhauer. Il l’a nommé « Volonté », ou « vouloir-vivre ». Il l’a décrite ainsi. « La volonté, […] désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer […] dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, grâce au monde représenté, […] arrive à savoir qu’elle veut, à savoir ce qu’est ce qu’elle veut : c’est ce monde même, c’est la vie […]. » [2]
Il est important de ne pas confondre la « Volonté » de Schopenhauer avec un hypothétique dessein intelligent : le philosophe n’admet aucune intention derrière son vouloir vivre — il ne fait que constater et décrire l’action d’un mécanisme purement automatique.
Il est intéressant de souligner que l’univers physique possède une impulsion téléonomique similaire qui a, entre autres, mené à l’apparition de la vie. En effet, depuis sa naissance, le monde a évolué spontanément, guidé par les lois de la thermodynamique qui ont tout contrôlé dans son développement — elles étaient déjà actives dès les premières millisecondes de l’univers et ont présidé à son expansion, un mouvement vers l’entropie maximale. Il est probable que la « rage d’exister » à l’œuvre ans le monde biologique ne soit tout simplement qu’une manifestation des lois de la thermodynamique.
Finalité vitaliste
On a tous entendu des croyants affirmer que la foi dans leur Dieu et la pratique de leur religion donnaient un sens à leur réalité. Que veulent-ils dire exactement ? Je suppose que l’existence de Dieu leur fournit une cause première, une sorte d’ascendance, alors que leur confiance dans une vie après la mort leur propose une raison de vivre. Ils en tirent donc à la fois une genèse et une finalité. Où l’athée peut-il trouver quelque chose d’équivalent ? Les options sont infinies, variant pour chacun. Voici ma version.
L’image que la science se fait de l’univers a changé dramatiquement depuis un siècle. Lorsqu’il publia sa théorie de la relativité générale au printemps de 1916, Einstein croyait encore à un univers stable et immuable composé d’une seule galaxie. Depuis, nous avons appris qu’il a eu un commencement, il y a 13,72 milliards d’années, dans une prodigieuse éruption d’énergie — incidemment sous la forme de matière. Ce fut le Big Bang. Certains suggèrent aujourd’hui qu’il y aurait 2 000 milliards de galaxies, seulement pour l’espace observable, chacune contenant des centaines de milliards d’étoiles. On a aussi découvert que le vide n’est pas vide ! Nous savons
maintenant que des particules subatomiques en surgissent constamment pour s’annihiler rapidement, mais en influençant
néanmoins l’espace environnant par leur présence furtive. Le vide est devenu un bouillonnement de matière et d’énergie. [3]
Un des postulats les plus fondamentaux de la physique moderne — le premier principe de la thermodynamique — affirme que dans un système isolé comme l’univers [4], l’énergie est invariable dans le temps, c’est-à-dire que son niveau total demeure constant. Traduit dans un vocabulaire religieux, elle est éternelle. Je présume que cette règle, à laquelle on ne connaît encore aucune exception, s’appliquait aussi avant le Big Bang, même si la science contemporaine ne peut se prononcer sur l’état des choses avant cette épiphanie. La matière primitive a subi ensuite d’innombrables transformations qui ont mené à l’apparition de la vie et à celle d’Homo sapiens sur terre. Voilà mon ascendance, ma cause première : l’énergie primordiale de l’univers d’où proviennent tous les atomes de mon corps.
Quant à la finalité, je la tire de la nécessité de protéger la vie et de provoquer son explosion partout et dans toute sa diversité, en connivence avec la « rage d’exister ». J’y trouve non seulement une raison d’être mobilisatrice, mais en plus, l’impression de participer à quelque chose de grandiose. Mais il y a encore plus !
L’objectif d’une apothéose vitaliste se révèle être un outil étonnamment puissant dans l’élaboration d’une éthique matérialiste orientée vers l’épanouissement de la vie — en soi et dans le monde. En effet, le caractère immanent de la « rage d’exister » ainsi que sa finalité peuvent servir de modèle et de guides dans la formulation d’un système athée de valeurs, celles d’une éthique vitaliste, en particulier, dans le cadre d’un hédonisme solaire.
Notes et références
1- Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, définit comme vitalistes les théories dites téléonomiques pour lesquelles les êtres vivants sont dotés d’un but vers lequel ils progressent à travers l’expression de leurs instincts et de leur pulsion de vie. Il s’agit cependant d’une finalité purement mécanique et non intentionnelle.
2- A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, (1818), Chapitre 54. https://www. schopenhauer.fr/oeuvres/le-monde-ebook.html
3- L. M. Krauss, A Universe from Nothing, Atria Paperback, New York, 2012, 236p. 4- L’univers comme système ne peut perdre de l’énergie vers l’extérieur, car il n’a pas d’extérieur. Il est tout.
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