Les lois économiques sous le joug des croyances religieuses
André Joyal
André Joyal Membre de l’Association des humanistes du Québec. Il est l’auteur de Le néo-libéralisme à travers la pensée économique publié aux Presses de l’Université Laval.
Les plus vieux d’entre nous se rappelleront de cette fameuse scène de la série « Duplessis », scénarisée par Denys Arcand
et présentée par Radio-Canada au début de 1978. Le soir où le sang a coulé à Louiseville, Daniel Johnson encore tout jeune, incarné par Raymond Cloutier, ne peut s’empêcher de solliciter un entretien avec le « Cheuf » fort brillamment interprété par Jean Lapointe. « Que s’est-il passé cet après-midi là à Louiseville ? » il demande à celui qui, le prenant sous son aile, l’avait déjà choisi comme éventuel successeur. Recevant une main fort paternaliste sur l’épaule, il se fait expliquer que l’on ne peut enfreindre les lois de l’économie : les syndicats vont trop loin avec leurs revendications. Les salaires sont régulés par des forces contre lesquelles on ne peut s’opposer aux dires de celui qui se faisait élire à Trois-Rivières en offrant des frigidaires. Le personnage de Duplessis faisait allusion à ce que les premiers économistes qualifiaient de salaire naturel : un salaire tout juste suffisant pour satisfaire les besoins essentiels. Il ne pouvait en être autrement, à Asbestos en 1949 ou à Louiseville en 1952, comme ailleurs à travers le monde.
Plus près de nous dans le temps, Stephen Harper, dont le cabinet comprenait de fervents évangélistes, n’en pensait pas moins en évoquant « nos » valeurs. En misant sur la Révélation, la société n’avait pas à être tributaire des travaux de ses scientifiques, il ne s’agissait que de respecter l’« ordre » établi.
La loi naturelle
En effet, la loi naturelle (ou les lois naturelles) découle d’un ordre qui, il va sans dire, ne peut être qu’inhérent à la nature humaine. Ici, comme pour nombre d’autres concepts, pour en Les lois économiques sous le joug des croyances religieuses connaître l’origine, il faut remonter à Aristote (384-322 AC). Sans utiliser le mot « droit », Aristote se réfère à ce qui est « juste » ou universellement valide (un « juste naturel »), car relié à la nature ou à son observation en ce qui regarde le bien et le mal. Ce qui conduira, des siècles plus tard, Francis Bacon (1561-1626) à dire : « On commande la nature qu’en lui obéissant ». Oui, à ses yeux, il existe un ordre dans lequel chacun a sa place. C’est bien ce qu’expliquait dans « Downtown Abbey », cette autre série appelée à demeurer célèbre, le compte Crawley à son futur gendre trop empressé de se défaire d’une partie de ses futurs serviteurs.
Et l’Église alors ? Qu’en est-il des origines de sa doctrine sociale ? Dans un contexte où les grands auteurs grecs revenaient au-devant de la scène sous la houlette des savants arabes tels les Avicenne (980-1037) et Averroès (1126- 1198), il ne fallait pas conserver la plume au sec. C’est St-Thomas d’Aquin (1224-1274) qui, à son tour, prendra la responsabilité de commenter Aristote. Fidèle à ce dernier, celui dont la pensée prit une place dominante au sein de nos collèges classiques avec sa « Somme de théologie », également intitulée « Traité de la loi », se fit l’apologue de la Loi naturelle. « Qu’est-ce que la loi naturelle ? C’est une loi qui trouve son expression dans la conscience, cette voix mystérieuse, mais claire et distincte, qui, des profondeurs de notre nature où Dieu l’a mise, s’élève d’elle-même comme un maître domestique, pour nous enseigner le bien et le mal. Pour savoir que la luxure est un mal, et la chasteté un bien, nous n’avons pas besoin qu’on nous l’apprenne, nous le savons par nous-mêmes, c’est une connaissance originelle » [1].
Il en reviendra à un autre Thomas, non sanctifié par l’Église, quelque trois siècles et des poussières plus tard, de reprendre à sa façon ce qui se reporte à la loi naturelle. Rendu célèbre par son « Léviathan », Thomas Hobbes (1588-1679) évoque la loi naturelle en se rapportant à l’état de la nature et au droit naturel qui s’imposent à tout un chacun. Pour le philosophe anglais, seule la loi naturelle est prescriptive. Ce que ne manqueront pas de retenir les économistes préclassiques comme ceux qui leur succéderont.
Les lois économiques
Pour Karl Marx (1817-1883), les physiocrates (du grec« phusis » (nature) et « kratos » (pouvoir) sont les véritables fondateurs de l’économie moderne. Sous la gouverne de leur maître à penser, François Quesnay (1694- 1774) qui fut le médecin de Mme de
Pompadour et de Louis XV, cette école de pensée française a appuyé sa doctrine économique sur la croyance en un ordre naturel. Celui-ci correspondrait à l’idéal vers lequel doit tendre la société ; le respect de la propriété privée s’avérant la condition sine qua non de l’atteinte de cet idéal. En conséquence, l’inégalité des fortunes (le fameux 1% de l’ère contemporaine) devait être admise sans restriction. L’agriculture étant l’œuvre de Dieu, elle serait pour eux la seule activité créatrice de richesses. Les autres secteurs
d’activité, ne faisant que transformer la matière, sont identifiés comme étant « stériles ». Sur la base de ses convictions,
un jour le dauphin (qui mourra avant d’être consacré roi) demanda à Quesnay ce qu’il ferait s’il était roi. _ Rien ! lui répondit-il.
_ Mais alors, qui gouvernerait ? rétorqua le dauphin. _ Les lois, précisa le médecin-économiste [2] Quant à l’importance accordée à l’agriculture, Émile James, (que je soupçonne d’être croyant) a écrit : « Agnostiques et croyants sont parfaitement d’accord pour penser qu’il n’existe aucune branche d’activité dont la Providence puisse se servir pour aider l’homme » [3].
On traverse à nouveau la Manche pour la suite des choses concernant l’ordre naturel avec David Hume (1711-1776) auteur, entre autres, d’« Essais sur l’entendement » humain. Mais, c’est dans son « Traité de la nature humaine » où il écrit qu’avec le libéralisme économique l’existence d’un ordre économique s’impose à tous. Un ordre qui résulte de l’action spontanée des agents qui le compose. Ce qui ne l’empêchait pas de voir dans l’œuvre des physiocrates que des chimères et de l’arrogance. Grand ami d’Adam Smith (1723-1790) sur qui sa pensée n’a pas manqué d’exercer une grande influence, Hume mourra l’année de la parution du monumental Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Un ouvrage qui a valu à Smith, à tort ou à raison, le titre de père de l’économie moderne. Le mérite de celui qui, à Édimbourg, jouissait de la réputation d’être un des plus grands universitaires européens, fut de montrer que dans le désordre apparent d’une révolution industrielle en émergence, il y avait bel et bien un ordre (naturel).
Ainsi, en ce qui a trait aux salaires (comme celui que la « United Textile » refusait d’augmenter pour ses ouvriers de Louiseville), Smith considérait que le travail, comme toute marchandise, avait un prix naturel et, occasionnellement, un prix de marché. Quant au salaire naturel c’est celui qui permet à un homme d’assurer la subsistance de sa famille. Il n’en fallait pas plus pour conduire un disciple
d’Hegel, l’Allemand Ferdinand de LaSalle (1825-1864), à forger la « loi d’airain des salaires » suivant laquelle les salaires tournent autour du montant minimum permettant la survie des classes laborieuses. Cependant, Smith, en grand optimiste qu’il était, avec raison, voyait dans le progrès technique une possibilité que les salaires en arrivent à se situer au-dessus du salaire naturel. Or, aujourd’hui, dans de nombreux pays moins avancés, en Afrique comme en Asie, la pratique du salaire naturel est toujours bien présente.
L’optimisme de Smith ne sera partagé que dans une certaine mesure par son plus célèbre disciple David Ricardo (1772- 1823) qui, à défaut d’avoir l’érudition et les facilités littéraires de son illustre maître à penser, était doté d’un génie créateur qui en fera le premier économiste scientifique. Il ouvrira la voie avec son « Principes d’économie politique » dont d’autres auteurs célèbres se feront fort de publier à leur tour sous ce titre. En gagnant très bien sa vie comme agent de change à Londres, après avoir rejeté la religion juive de ses
riches parents, il favorisa, en épousant une quakeresse, une croyance en un Dieu en une personne (moins compliqué à imaginer…). À 23 ans, il découvre par hasard les 2 000 pages de la Richesse des nations. Il les lira d’un trait en constatant la nécessité de mettre de l’ordre dans toutes ces belles envolées littéraires dénuées de rigueur scientifique. Quatre cents pages lui suffiront par ses Principes pour imposer la démarche déductive aux générations d’économistes qui lui succéderont.
Concernant les salaires, il adopte la conception voulant que les faibles salaires soient favorables à l’investissement. Et, il ajoute : toute hausse de salaire correspond à un prélèvement sur les profits. Ce qui n’échappera pas à Marx qui le lira, entre autres auteurs, au « Bristish Museum » afin de rédiger son « Das Kapital ». Ricardo précisait que de telles hausses constituaient un frein à l’investissement, mais ce n’est pas ce qu’a retenu le fondateur de la 1re Internationale, ni ce qui suit : pour Ricardo le salaire est le prix naturel du travail. En accord avec Smith il écrit : « Plus la société fait des progrès, plus le prix naturel du travail tend à augmenter ».
Des progrès qui furent bien lents à venir, on en conviendra, et ce, pas partout à travers le monde, beaucoup s’en faudrait.
Revenons en Hexagone avec Jean-Baptiste Say (1767-1832), un homme d’affaires prospère dont le succès l’a incité à créer une chaire d’économie au Collège de France tout en enseignant à l’École des Arts et Métiers. Lors d’un voyage en Angleterre il découvre l’œuvre de Smith dont il s’enthousiasme au point de se donner comme mission de la faire connaître sur le continent avec son « Traité d’économie politique » paru en 1803. Comme il dégage qu’en vertu de l’ordre naturel tout peut aller bien dans le meilleur des mondes, il n’y a pas lieu de craindre l’avènement de crises économiques. En effet, pour lui, l’offre crée sa propre demande. En créant des biens, les entreprises versent des salaires, lesquels pour autant qu’ils soient audessus du salaire naturel, permettent aux ouvriers d’acheter les produits qu’elles fabriquent et ceux d’autres entreprises. Cent ans plus tard, avec son « 5$ a day », Henry Ford mettra en pratique ce principe. En mettant l’accent sur l’offre, Say forgea ainsi la « loi des débouchés » dite aussi « loi de l’offre » aussi connue sous le nom de « loi de Say ». On la retrouva au début des années 80 en Angleterre et aux États-Unis où régnèrent en maître Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Les « économistes de l’offre », avec à leur tête le chantre du néo-libéralisme, le grand maître de l’école de Chicago, Milton Friedman (1912-2006), prenaient le devant de la scène aux dépens des « économistes de la demande » qui occupaient
toute la place depuis le second conflit mondial.
En affirmant qu’un bon gouvernement est celui qui gouverne le moins, Reagan allait remettre de l’avant des principes économiques ayant émergé au 19e siècle. Ainsi, pour composer avec le problème de la pauvreté nul besoin d’assistance sociale (dont abuseraient ceux qu’il qualifiait de « welfare bums »), il suffirait de recourir à la charité des uns et des autres. Cet ordre naturel retrouvé prit le nom de « reaganomics » caractérisée, entre autres choses, par des déréglementations tous azimuts. Rien de mieux pour paver la voie à la crise de 2007 qui a vu Détroit obligé de recourir à Obama pour sauver le secteur de l’automobile de la faillite. De toute évidence, le recours à l’ordre naturel apparaissait insuffisant pour réguler un monde économique bien mal en point. Alors, que retenir des soi-disant lois naturelles susceptibles de conduire à la satisfaction de l’intérêt général?
Quel lien avec la nature ?
Lors de la grande famine en Irlande au milieu du 19e siècle, l’Angleterre possédait d’énormes quantités de réserves alimentaires. On dit que c’est avant tout pour respecter les lois économiques que les « Duplessis » de l’époque, qui entouraient la reine Victoria, refusèrent de venir en aide aux Irlandais. « Ça ne se fait pas! » comme disent si bien les Français quand il s’agit d’évoquer les convenances. Mais, y a-t-il des lois en économie? s’interroge Alain Beteine [4] en identifiant une dizaine de lois que l’on enseigne aux étudiants de 1er cycle en économie. Il précise que certains auteurs contemporains s’entendent pour admettre que la science économique ne peut revendiquer plus de deux ou trois lois, dont la plus connue : la « loi de l’offre et de la demande ». Ainsi, il y aurait lieu de se demander si l’on est en présence de lois universelles comparables aux lois des sciences de la nature ou bien est-on en présence de lois contingentes dont la validité est liée à un contexte historique déterminé. Beteine poursuit en soulignant que si les loiséconomiques expriment des tendances inhérentes à la nature humaine, elle-même invariable, alors on doit leur reconnaître un caractère universel indiscutable. On en serait loin selon Alternative économique selon lequel les lois économiques font l’objet d’une contestation due au fait que plutôt que de porter sur les phénomènes objectifs, elles se présentent souvent comme les principes normatifs du bon fonctionnement des économies. Une affirmation appuyée sur la vision de Robert Boyer : l’économiste revendique une approche causale (quels sont les facteurs explicatifs de l’inflation, du chômage ?), mais la prescription n’est jamais très loin, dans la mesure où il sera tenté de voir dans l’existence de normes sociales, juridiques ou éthiques les sources des écarts par rapport à un modèle dans lequel, par exemple, le chômage n’existerait pas ou la stabilité des prix serait garantie par principe [5]. Qu’en pense l’Église?
Le journal français « La Croix » s’interroge : le recours à la loi naturelle remet-elle en cause le pluralisme à la base de la démocratie ? « Dépénalisation de l’avortement, pratique de l’euthanasie, mariage pour tous : les questions de société représentent pour l’Église catholique une véritable claque de civilisation. » Oui, accepter ou pas les LBGTQ ? L’auteur anonyme poursuit : « Pour bien comprendre ce qui se joue, il faut évoquer l’acte créateur ». En créant l’être humain intelligent et libre, Dieu lui a donné les moyens
de découvrir, comme à tâtons, ce qui allait dans le sens de son accomplissement, de sa dignité, de sa liberté (…). Il se rapporte au « Catéchisme des évêques de France » : « En créant l’homme à son image et ressemblance, Dieu inscrit dans le cœur de celui-ci la loi de son propre développement, et le rend capable de découvrir cette loi plus ou moins clairement par lui-même, parce qu’il est une
créature douée de raison »[6]. Comme on le voit, on veut bien faire preuve d’ouverture d’esprit, mais on est coincé par les paradigmes sur lesquels s’appuient la doctrine et les dogmes. On comprend le malaise que peut causer le pape François chez certains catholiques lorsqu’il met en doute sa capacité de juger les homosexuels. Hors de l’Église (et de sa loi naturelle) point de salut. Ouf ! Quand on pense, qu’enfant on m’avait convaincu que la seule négligence d’assister à la messe du dimanche était passible des feux de l’enfer pour
l’éternité.
Alors, on fait quoi ? On en appelle comme toujours aux Lumières. Dieu (sic) sait ô combien on en a besoin quand on pense que le très « socialiste » et ineffable ex-président de la République, François Hollande, il y a deux ans, le plus sérieusement du monde, pour justifier sa politique économique, croyait utile d’évoquer la loi de Say en expliquant ce qu’est la loi de l’offre. Il ne semblait pas être conscient
qu’il ne faisait que répéter ce que disait Ronald Reagan au moment où lui et son ex-épouse (Ségolène) étaient conseillers de Mitterrand. Comme quoi la religion et la politique peuvent ne pas être très éloignées. Milton Friedman, qui servit de boussole aux républicains, avisait ces derniers de ne pas faire trop de zèle dans la lutte contre le chômage, car il existerait selon lui un taux de chômage naturel, soit celui auquel on doit s’attendre dans un contexte dit de plein emploi. Une conviction que ne manquera pas de nous rappeler le très catholique Andrew Sheer récemment appelé à remplacer Stephen Harper. Comme quoi, la religion et la politique peuvent ne pas être très éloignées. Voltaire, je te prie ! Ne t’éloigne pas de nous.
1. Médevielle, G. (2010), Recherches de sciences religieuses,
no 2, tome 98.
2. Ceux qui on assisté, dans le cadre du ciné-club de QH, au très beau film sur le conflit entre Nicolas Fouquet et le jaloux Louis XIV (étant donné que le château de Vaux-le-Vicompte faisait de l’ombre à Versailles) se rappelleront de la réponse d’un juge qui expliquait au roi pourquoi il n’était pas parvenu à condamner à mort Fouquet. « Qui gouverne, si ce n’est pas moi ! » s’étrangla le roi. La réponse fut implacable : « la loi ! ».
3. Histoire sommaire de la pensée économique, (1969) 4e éd. Paris Éditions Montchrestien..
4. https://www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/upload/docs/application/msword/2012-01/lois_eco.doc. Consulté le 1 août
2017.
5. http://www.alternatives-economiques.fr/y-a-t-loiseconomie/00036790, consulté le 3 août 2017.
6. http://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Theologie/
Qu-est-ce-que-la-loi-naturelle Consulté le 5 août 2017. Médevielle, G. (2010), Recherches de sciences religieuses, no
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