Compte rendu de lecture du livre Homo deus de Yuval Noah Harari
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
Voici que le professeur Harari récidive avec une deuxième bombe [1], après Sapiens [2], qui se vendra par millions d’exemplaires, un livre-essai dans lequel il affirme encore une fois que tout est illusion : l’argent, les valeurs, les règles et lois sociales, les croyances, le droit, l’économie, le corps social, tout sens à la vie, et la religion bien sûr. Il nous annonce même que le slogan « liberté, égalité, fraternité », comme tous les autres slogans, est caduc.
Dans ce deuxième essai, il consacre la troisième partie de son livre au futur de l’humanité. Il divise essentiellement la marche de la culture humaine en trois étapes. Il y eut d’abord, la théocratie, ensuite l’humanisme et poindra maintenant à l’horizon la religion BIG DATA.
Notre auteur a une façon unique de définir l’humanisme. Il s’agirait du passage à une « culture du ressenti individuel ». Ainsi, le mythe central, partagé par tous, depuis la renaissance, serait, selon lui, que notre destin est une affaire de ce que chacun d’entre nous
ressent. Dieu c’est nous. Homo deus. Selon ce mythe, est bon ce que veut, ce que ressent, l’individu humain, ou la majorité des gens
ou à tout le moins le groupe dominant du moment. C’est le principe de base de la démocratie libérale comme des dictatures modernes. C’est le principe des élections, du commerce, de l’évolution de notre sens esthétique, de notre éthique, de nos systèmes économiques.
Harari distingue trois humanismes, de vulgaires anicrocs des 19e -20e siècles, tous de monumentaux échecs. La conscience humaine était illusoire, bien entendu, mais chacun y croyait à sa façon, l’évoquait, s’en inspirait, qu’elle ait pris la forme d’un élan individualiste (libéralisme), collectiviste (socialisme), ou naturaliste (darwinisme, nazisme). Harari affirme explicitement que les différences entre ces trois « humanismes » sont bien moindres que celles entre ce bloc des trois humanismes et la vision théocratique qui les précédaient. Auparavant, pendant 40,000 ans, tout ne relevait que d’une seule chose, la volonté de dieu.
On s’étonne de constater l’aisance avec laquelle Harari regroupe sous la rubrique de l’humanisme des valeurs aussi antagonistes que libéralisme, socialisme et nazisme. Après tout, on voit mal en quoi le nazisme a pu comporter un projet pour l’ensemble de l’humanité pour tous les temps (n’estce pas une condition de tout positionnement humaniste, par définition ?). N’y cherchera-t-on pas en vain la moindre valeur universelle ? Ne s’est-il pas toujours agi d’un parti pris pour un groupe national ? Peut-être, mais Harari rétorquerait que le socialisme a toujours été un parti pris pour une classe sociale en particulier, alors que le libéralisme est un parti pris en faveur du chacun pour soi. Et de toute façon les trois humanismes sont toujours un « spécisme » où seul le ressenti humain ne comporte de
valeur tandis que le ressenti animal est soit nié, soit complètement dénigré, faisant en sorte que notre espèce s’est développée au
prix de la torture incessante de milliards d’animaux domestiques. Comme je l’ai dit en entrée de jeu, il y a un fort courant de nihilisme, ou à tout le moins de désenchantement, chez le professeur Harari.
Accrochez-vous bien car pour ce qui est du nihilisme, notre flamboyant professeur le fait passer à un niveau ahurissant dans sa représentation du futur. Au fait, il n’invente rien sauf qu’il maîtrise à merveille un certain ton hyper cynique et des exemples particulièrement concrets et bien fignolés. Ce qu’il a à dire d’important sur le sujet a pourtant déjà été dit par les commentateurs du transhumanisme, incluant le philosophe québécois Hervé Fischer [3]. Sur cette question spécifique consistant à créditer les prédécesseurs, il faut le dire, Hariri se montre aussi chiche qu’il est péremptoire dans ses affirmations. Alors en quoi consistera notre monde inévitablement post-humaniste ? Eh bien, en se basant sur son socle cognitiviste, Harari propose que l’humain va massivement abdiquer la « conscience », ce monde d’agentivité, de libre arbitre, de ressentis, du moi-intentionnel, en la troquant pour une irrésistible « intelligence » dépersonnalisée et inhumaine à laquelle personne ne pourra résister.
Harari commence cet argumentaire avec un artifice qui lui est coutumier : les sciences cognitives et les neurosciences nous montrent que la conscience, l’agentivité, le libre arbitre, le ressenti, le moi-intentionnel et, bien entendu la raison humaine, sont profondément défectueux, illusoires s’ils existent du tout. Soit. Ensuite il nous montre que le projet socioéconomique global n’a pas été plus reluisant puisque les guerres n’ont mené à rien qui vaille puisque l’activité humaine est en train de rapidement détruire l’écologie planétaire. Soit.
Ce sont les humains, avec leurs intentions mal avisées et leur conscience tordue, qui ont foutu le bordel. En réalité, au point où nous en sommes, dit-il, personne n’est proche de comprendre une toute petite fraction de la complexité du monde dans lequel nous vivons. Soit.
Mais on pourra, et l’on voudra bientôt se passer de ce vieux réflexe consistant à penser qu’on puisse se « faire une tête » sur quoi que ce soit. Déjà, si le cyber monde se mettait globalement et totalement en panne aujourd’hui, notre monde ne pourrait aucunement fonctionner. Mais la chose ira beaucoup plus loin nous explique notre professeur. Les décisions humaines « conscientes » sont devenues nuisibles, tant au niveau individuel que collectif. Nous abdiquerons cette minable « conscience » pour la beaucoup plus performante
« intelligence ».
Déjà, explique-t-il, exemples concrets (saisissants même) à l’appui, nous optimisons nos décisions concernant notre vie personnelle en nous fiant plutôt à l’intelligence artificielle : comment choisir et répartir nos loisirs, nos occupations, nos poursuites professionnelles, nos choix de partenaires amoureux, notre alimentation. On se branche sur des senseurs, on télécharge sa vie personnelle, et on installe des applications qui nous prennent en charge en nous guidant à chaque pas. Personne ne voudra se lancer dans le vide sur ces
questions sachant que diverses applications « intelligentes » arrivent, de façon statistiquement très probante, à mieux nous
conseiller et guider que nous-mêmes ou nos amis et famille, car ces applications recueillent justement TOUTE trace des trajectoires, gestes, édits de chacun, les compilent, assemblent et optimisent, prédisent et gèrent. Elles travaillent avec le « big data », un corpus de faits que notre conscience est incapable de maîtriser. Chacun aura son cyber-coach personnel. Google et Apple travaillent présentement sur ce « produit » : une appli globale personnalisée, parlante, qui prend en charge toute notre vie.
Au plan social, ce sera la même chose. Les problèmes des guerres, du partage international de l’eau, du trafic des véhicules de transport, des migrations humaines, de l’éducation publique, les services fournis par la majorité des métiers et professions, tout cela sera assimilé, compilé, organisé, et géré, mieux par l’intelligence artificielle que par les décisions « conscientes » de nos politiciens, des pourvoyeurs de services autour de nous, etc. Les Watson d’IBM et émules seront de bien meilleurs diagnosticiens que notre médecin,
conseillers que notre avocat, enseignants que notre prof, et même compositeurs, peintres, sculpteurs, écrivains… Les imprimantes 3D remplaceront le secteur manufacturier. Des Amazon, Uber et émules distribueront les biens et personnes de façon autonome, en minimisant le trafic, la pollution, les erreurs, les accidents. L’issue des élections et des guerres n’est déjà plus déterminée par qui a la plus grosse armée : elle est et sera décidée par qui possède les meilleures « aps » pour traiter les « données » pertinentes, et les meilleurs « bots » pour exécuter les manœuvres. La loi du pouvoir par le « nombre d’humains » disparaîtra, les disparités entre humains seront décuplées.
Que feront les gens maintenant superflus ? Ils s’amuseront sur le web. Ils joueront des jeux, mais malhabilement. Qui gèrera le web ? Le web. Cette logique s’appuiera tout de même pendant un certain temps, pendant « l’agonie civilisationnelle », sur un vestige de « conscience » que nous possédons tous et qui consiste à vouloir maximiser notre « satisfaction ». Mais même cela sera éventuellement perdu par la force de l’habitude. Nous cesserons de désirer et ne saurons qu’obéir. Le web et les cyborgs vont-ils éventuellement en avoir marre des humains superflus, inutiles et incompétents ? Probablement. Ils nous extermineront.
1. Harari, N. (2016). Homo deus. Paris: Albin Michel
2. Harari, N. (2015). Sapiens. Paris: Albin Michel.
0 commentaires