La psychologie humaniste… Notre étrange cousin
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
Nous, membres de l’Association humaniste du Québec, savons que l’humanisme des associations humanistes militantes est bien particulier et qu’il se distingue de la représentation populaire. La International Humanist and Ethical Union, qui fédère les associations humanistes nationales de tout pays qui le souhaite, est représentative de ces associations quant aux principes qu’elle promulgue. Les principes officiels de l’IHEU consistent en une prise de position antidogmatique, en une recherche de vérité constamment renouvelée, d’un amour et d’un respect des congénères des générations actuelles et futures, d’un attachement au progrès, à la modernité, à la bonne vie pour tous. Il s’agit d’une approche naturaliste, laïque, explicitement non religieuse, attachée à la science (voir les huit principes directeurs de l’Association humaniste du Québec à la fin du présent numéro).
Il existe encore une autre forme d’humanisme, très peu connue du grand public, mais néanmoins bien répandue dans un grand secteur académique et d’emploi, la psychologie. Cet humanisme rejoint un peu quelques-unes des valeurs humanistes énoncées plus haut, mais s’en distingue aussi tellement qu’on peut sincèrement se poser des questions à son sujet. Curieusement, les humanistes militants et les psychologues humanistes ne connaissent généralement pas l’existence l’un de l’autre. Ce sont deux mondes qui se sont déployés chacun à sa façon. Au fait, les uns risquent de passer pour des extra-terrestres aux yeux des autres… Ainsi, afin de faire connaissance avec notre étrange cousin, le texte qui suit est une tentative d’expliquer à un lectorat humaniste militant ce qu’est la psychologie dite « humaniste ».
La psychologie humaniste n’a pas émergé des mêmes courants que l’humanisme éthique ou militant. Elle ne provient aucunement, ou si peu, des idées de la Renaissance ni de celles des Lumières. Elle ne consiste en rien en une laïcisation du christianisme. Il n’y a pas d’Érasme, Copernic, Gallilée, Bruno, D’Alembert, Diderot, Condorcet, dans l’histoire de la psychologie humaniste. La psychologie humaniste ne s’est pas non plus distillée de la vision positive du monde ni des écrits des grands scientifiques de la psychologie, ni même les grands penseurs de la psychologie. Les grands noms de l’histoire de la psychologie, Yvan Pavlov, William James et Wilhelm Wundt (les fondateurs), Sigmund Freud, Burrus Frederik Skinner (les systématiseurs), n’ont jamais été décrits comme « humanistes ». Au contraire, les psychologues humanistes sont généralement hostiles aux piliers de la science psychologique. Quant aux philosophes, ceux desquels les psychologues humanistes tirent leur inspiration, comme Socrate, Husserl, Heidegger, ceux-là sont peu connus des humanistes militants qui se réclament plutôt des Bertrand Russell, Sartre et Dennett. Si elle ne tire pas ses origines des mêmes sources que l’humanisme militant, d’où donc la psychologie humaniste tire-telle ses sources ?
C’est effectivement en caractérisant la conjoncture de naissance de la psychologie humaniste qu’on peut arriver à en comprendre le sens. La psychologie est une jeune science, à peine centenaire. Son objet, l’esprit et le comportement, est d’une complexité inouïe. Les premiers protagonistes d’une psychologie scientifique, Ivan Pavlov en Russie, William James aux États-Unis et Wilhelm Wundt en Allemagne, furent confrontés à la fin du 19e siècle à une immense difficulté consistant à essayer d’adapter la méthode scientifique, hypothético-déductive, quantitative et expérimentale, pour comprendre l’esprit et le comportement des organismes vivants. Ils tentèrent de produire des résultats probants, vérifiables et réplicables. Au début du vingtième siècle la discipline scientifique était déjà acceptée et implantée dans les universités tandis que des diplômés en psychologie tentaient d’appliquer les principes et les « connaissances » de la nouvelle discipline aux personnes en mal de vivre, les gens aux prises avec des problèmes émotionnels en particulier. Une nouvelle profession naquit, la psychothérapie. Ces tentatives se structurèrent en deux écoles de pensée et façons de faire diamétralement opposées : la psychanalyse versus le béhaviorisme. La psychanalyse partait de l’inconscient et ratissait ce jardin chez le « patient » en « cure parlante ». Le béhaviorisme partait des « mauvaises habitudes » et tentait de les remplacer par de meilleures. Ces deux approches étaient fortement encadrées par des idéologies et méthodologies implacables, intransigeantes, et hautement polarisées.
Maintenant imaginez la réalité de psychothérapeutes professionnels confrontés à des clients ou patients aux prises avec les difficultés et souffrances de toutes sortes, essayant d’apporter à ces gens soulagement et satisfaction. Le patient du psychanalyste est constamment renvoyé à ses rêves et à ce qui est caché de sa conscience. Ceci peut être frustrant pour les deux parties. Le patient du béhavioriste est constamment confronté à quelques-unes de ses mauvaises habitudes, ses « vices » en quelque sorte. Ceci peut être frustrant pour les deux parties. Dans les deux cas, c’est très limitatif.
Un immense désir de libération de ces carcans théoriques/ méthodologiques a surgi rapidement. On a voulu rétablir la dignité du patient en tant que personne. On a voulu implanter une attitude de service, de respect et d’écoute, bienveillante et égalitariste, de la part du clinicien. On a voulu laisser le patient présenter ses problèmes à sa propre façon. On a imaginé que la relation d’aide devait ressembler à un accompagnement dans une démarche de croissance personnelle et d’auto actualisation. En quelques décennies, des années 1920 à 1960, les psychologues adeptes de cette façon de penser se regroupèrent non seulement en clinique mais même en milieu universitaire sous la rubrique de « psychologie humaniste ». Des revues de psychologie humaniste furent instaurées, des écoles universitaires de psychologie humaniste furent fondées. La puissante American Psychological Association, ainsi que beaucoup d’autres associations nationales de psychologues, accréditèrent une « division » à la psychologie humaniste (la Division 32 à l’APA). Des départements universitaires de psychologie, comme celui de l’UQAM par exemple, établirent une section « humaniste » parmi d’autres. On dénomma la psychologie humaniste « troisième force » après la psychanalyse (première) et le béhaviorisme (deuxième), une hyperbole extravagante suggérant que la psychologie humaniste passait devant tout pour expliquer l’esprit et le comportement. Bugental [1] affirma que les cinq principes fondateurs de la psychologie humaniste étaient les suivants :
-Les êtres humains, en tant qu’humains, comportent davantage que la somme de leurs parties. Ils ne peuvent pas être réduits à des composantes.
-Les êtres humains existent dans un contexte propre à l’homme, ainsi que dans une écologie cosmique.
-Les êtres humains sont conscients et sont conscients d’être conscients. La conscience humaine comporte toujours une prise de conscience de soi-même dans le contexte d’autres personnes.
-Les êtres humains ont la capacité de faire des choix et ont donc la responsabilité.
-Les êtres humains sont intentionnels, visent des objectifs, sont conscients qu’ils provoquent des événements futurs, et cherchent un sens, des valeurs et à être créatifs.
En faisant leur transition afin de plus confortablement, agréablement et efficacement « soigner » leurs patients, les psychologues humanistes commencèrent à remettre en question tout l’édifice théorique et méthodologique de la psychologie scientifique académique, qui apparut comme largement illusoire, futile, et toxique. La psychanalyse fut considérée trop « pessimiste », le béhaviorisme, trop « simpliste ». Il fallait dorénavant traiter de la personne humaine sans réduction, dans son intégralité, dans sa pleine conscience et auto conscience. Les chefs de file de la psychologie humaniste, Otto Rank, Carl Rogers, Abraham Maslow, Rollo May, connurent un immense succès de librairie. Et ensuite, dans le milieu universitaire, la psychologie humaniste connut un éclatement inouï. Tout philosophe s’étant intéressé à la « conscience humaine », au concept de « personne humaine » devint objet d’étude et d’éloges, tant de l’antiquité (Socrate, penseurs bouddhistes, etc.) que du christianisme (Kieerkegarde, Buber, Maritain) que de la gauche antifasciste (Sartre, Fromm). S’ajoutent à cette liste les philosophes phénoménologistes, dont Husserl, et même le très réactionnaire Heidegger qui était anti-science, anti-modernité, et anti-humaniste.
Autant la vraie science a généré des outils puissants de modification de l’esprit et du comportement, autant il fut nécessaire et salubre d’arrimer le tout avec une mise en application la plus humaniste possible. On doit respecter la dignité et l’autonomie des gens avant de les électroconvulser, de les lobotomiser ou lobectomiser, de les castrer, de les droguer, de les enfermer ou même de les assujettir à des environnements artificiels et aliénants. L’humanisme a constamment opéré un transfert de pouvoir vers le citoyen face à la machine institutionnelle des soins ainsi qu’à ses représentants officiels. La culmination de cet exercice au Québec fut sa nouvelle loi sur le droit de mourir dans la dignité. Nous avons décidé au Québec que c’est au patient et non au médecin de décider. On voit en quoi cette lutte est nécessaire quand on constate que des médecins fanatiques et sadiques prennent, au moment où ces lignes s’écrivent, à parti toute la classe politique et le peuple québécois en déposant un appel en cour supérieure contre le droit à une mort digne. Ces maniaques veulent décider à la place du patient que ce dernier devra agoniser jusqu’à la dernière minute, incluant pendant la période où le médecin aura le contrôle absolu sur la totalité des paramètres de la vie du patient. La situation est moins dramatique en psychologie clinique mais on convient que c’est une bonne chose que le patient soit traité comme une personne autonome et digne de respect en tout temps. N’est pas loin l’époque où les psychologues utilisaient l’électrochoc pour conditionner par la punition et contre leur volonté les agressifs et les homosexuels… C’est dans cet aspect, et dans ce seul aspect, qu’il existe la moindre connexion entre l’humanisme militant et la psychologie humaniste. C’est ainsi qu’on a pu voir la American Humanist Association donner son prix de l’humaniste de l’année à Carl Rogers en 1964 et à Abraham Maslow en 1967…
Maslow a conceptualisé une hiérarchie, en quelque sorte développementale, des besoins, un ordre chronologique à travers lequel nous répondons à des besoins humains fondamentaux : d’abord les besoins vitaux (thermiques, alimentaires, physiologiques), ensuite de protection et sécurité, ensuite d’amour et d’appartenance, ensuite d’estime de soi, finalement d’accomplissement personnel. On dénomme ceci la pyramide de Maslow.
Cette pyramide, à mon sens, n’a que bien peu à voir avec l’humanisme militant. Tout est formulé en termes compatibles avec la consommation, ou la satisfaction personnelle.
À mon sens, l’humanisme militant débute là où la pyramide de Maslow finit. On devient humain non pas à la pointe de cette pyramide, mais lorsqu’on en émerge, et qu’on se préoccupe des besoins vitaux de quelqu’un d’autre, qu’on protège et sécurise d’autres que soi, qu’on veille aux amours et à l’appartenance des autres, qu’on développe l’estime de soi des autres, et qu’on oublie sa propre glorification pour mieux servir la dignité des autres. Et il y a dans cette démarche, une pyramide des engagements : respecter sa capacité de générosité en évitant la complaisance de l’excès des plaisirs corporels individuels, s’engager dans la vie de couple et de famille, respecter et apprendre à aimer les gens de nos diverses familles (familles biologiques, domiciliaires, au travail, de loisirs, etc.), s’engager dans les communautés (faire sa part pour polluer le moins possible, voter diligemment aux niveaux locaux et intermédiaires, etc., et si possible militer dans des causes communautaires), participer au destin de la nation ou de l’État ou des peuples (travailler pour la république, être actif à l’échelle de la vie politique nationale, etc.), et finalement se préoccuper du sort des générations futures, de l’écologie planétaire, de la pérennité de la biosphère [2].
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