Quelqu’un qui pense est au travail

par Nov 8, 2014Articles de fond, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

Nicole Morin

Nicole Morin

Membre de l'Association humaniste du Québec

Suite à une recherche sur la philosophie pour les enfants, j’ai appris que de nombreux pédagogues se sont intéressés à ce sujet. Depuis les années 70, un mouvement est né, dont un des principaux penseurs est Matthew Lipman. Ayant enseigné la philosophie traditionnelle à l’université de Columbia pendant une vingtaine d’années, il en est venu à constater que la réflexion dans la vie quotidienne n’en était pas améliorée. Il a formulé l’hypothèse que réfléchir pouvait accompagner les premières années d’école. Dans ce livre À l’école de la pensée, il examine en profondeur les actes mentaux que nous faisons lorsque nous réfléchissons et après avoir constaté que la réflexion est plus efficace en groupe, il conseille de créer des « communautés de recherche ». Voici en résumé mon propos: qu’est-ce que philosopher, pourquoi apprendre à philosopher et comment instaurer la philosophie à l’école.

Qu’est-ce que philosopher ?

Définition du dictionnaire: « c’est s’adonner à l’étude rationnelle de la nature et de la morale ». En termes familiers, c’est « se servir de sa tête et penser par soi-même ».

La philosophie a longtemps été abordée en fin d’études comme si réfléchir n’appartenait qu’à une élite. Pourtant l’enfant qui découvre le monde pose spontanément beaucoup de questions. Pour Lipman, la philosophie n’est pas l’apanage des adultes et l’enfant est lui aussi capable spontanément de questionnement et de réflexion philosophiques. Un enfant qui s’estime puni injustement a un sens de la justice; celui qui dit d’un autre qu’il n’est plus son ami a le sens de l’amitié. Si les participants d’un groupe confrontent les diverses conceptions de la justice ou de l’amitié, ils affinent et précisent les concepts en question et peuvent s’autocorriger, ce qui est le propre d’une éducation bien comprise ]1].

Pourquoi philosopher ?

Toutes les époques ont eu des philosophes qui ont fait progresser la pensée rationnelle, laquelle a toujours influencé le cours de l’histoire. Au XXIe siècle, les défis mondiaux sont immenses et les citoyens ont le droit et le devoir de se prononcer non seulement pour choisir leurs représentants politiques, mais dans un nombre infini de situations: pensons à la publicité, à la consommation, aux diktats santé, à la destruction de la planète, aux technologies envahissantes, au pluralisme social, à la division des tâches, aux arnaques des multinationales, aux différentes légendes qui circulent… l’adulte est confronté à ces réalités, il doit adopter un comportement équilibré pour éviter la violence (guerres) ou l’autodestruction (alcool, drogue, pornographie, etc.) ou encore le repli sur soi (mon chat, mes gadgets, mes maladies…). L’enfant n’est pas exempt d’angoisse devant ce monde. Il est impressionné par tout ce que véhiculent les médias, par les comportements des adultes, il subit parfois des mauvais traitements, entend des mots blessants, est confronté aux jeux violents, traverse des deuils, des échecs, des rejets…

Les compétences réflexives existent en très bas âge, il s’agit de les renforcer. Les concepts sont les véhicules de la pensée, en saisir les nuances est un préalable à la réflexion. Certains diront: «Nous faisons ce travail dans les matières scolaires». Sans doute, car l’enfant doit apprendre à décortiquer une histoire en épisodes et à la raconter de façon logique. Pour cela il doit sélectionner certains éléments donc juger de leur importance. Selon Lipman, « les gens au discours simple ont tendance à considérer les jugements de similitude, de différence et d’identité comme très abstraits et éloignés des situations vécues » [2]. Pour que l’enfant puisse développer son jugement, il doit s’exercer aux mécanismes de la pensée: cohérence, saisir les différents contextes, imaginer des hypothèses et les vérifier, évaluer les preuves, s’ouvrir aux différents points de vue, approfondir. « Seuls les débats, avec la conscience des actes mentaux nécessaires, permet d’avancer vers des prises de décision ».

Comment philosopher ?

Matthew Lipman propose une solution vieille comme le monde: parler en groupe. Il l’intitule la « communauté de recherche ». « Quand on réfléchit tout seul, les déductions dérivent de prémisses connues et la conclusion est sans surprise, mais lorsque personne ne connait toutes les prémisses, le processus de raisonnement est bien plus vivant et la conclusion beaucoup plus surprenante » [3].

Voici une proposition simple, mais la mettre en place est plus complexe. Comme il s’agit d’un changement en profondeur de tout le système d’apprentissage que nous connaissons, nous devons d’abord prendre conscience de la valeur de l’orientation philosophique. Beaucoup d’expérimentations ont déjà été faites et les résultats semblent concluants: moins de violence, confiance dans le processus de dialogue… Depuis 1973, beaucoup de matériel a été produit (9 romans et 9 guides pédagogiques totalisant plus de 6000 pages). J’ai pris connaissance de quelques-uns de ces romans et j’ai pu constater la douceur et la subtilité des mises en situation. Comment l’enfant se perçoit dans une famille reconstituée, la peur ou la honte de la différence, les agressions, les secrets, les souvenirs…

Prendre conscience de la valeur de la réflexion philosophique engage tout le monde, dont les humanistes, les gens des structures gouvernementales et scolaires, les parents.

Pour instaurer le processus: des programmes, des formations d’animateurs, un lieu précis accepté par la collectivité, beaucoup d’accueil et d’ouverture aux autres, un encadrement souple. L’UQAM et l’Université Laval forment déjà des pédagogues selon cette approche et des implantations progressent autour de nous.

Dans ce court texte, je ne prétends pas avoir résumé ce livre de 280 pages. Je constate seulement que cette approche est sérieuse et lourde de conséquences. Ce philosophe parmi plusieurs autres a examiné de nombreux actes de la pensée humaine. Eh oui, penser requiert des habiletés comme tout autre apprentissage. Pour acquérir des habiletés, il faut s’entraîner. Puissions-nous offrir à nos jeunes, dès l’élémentaire, des « communautés de recherche ». Dans plusieurs années, nous dirons: « l’an 2000, c’était avant la connaissance de la pensée, quand le rationnel excluait l’intuition, la sensation et l’émotion.

Voici un tableau synthétique des opérations de la pensée. M. Lipman propose d’entraîner les élèves à faire des jugements génériques et intermédiaires et possiblement des conclusifs afin de développer un jugement critique, créatif et vigilant.

LA ROUE DU JUGEMENT

Jugements génériques : identité, similitude, différence

Identité = analogie, appropriation, de valeur, hypothétique, à l’encontre des faits, de méthodes

Similitude = appartenance, causal, adéquation, inférence, est comme, ressemble à… (tous les A sont B, quelques A ne sont pas B…)

Différence = de référence, de mesure, d’espace-temps, de moyen, de division, observation/distinction (ne ressemble pas, est différent de, pas le même que, est plus heureux que, est plus long que, est moins sûr)

Jugements intermédiaires :

  1. De composition : fait partie de, appartient à…
  2. D’inférence : déduction (règles) Il s’ensuit que, cela implique (inférence non valable amène à un jugement erroné)
  3. De pertinence : connexions entre les éléments
  4. De causalité : produit par, généré par…
  5. D’appartenance : classifie, regroupe
  6. D’analogique : au centre de l’inférence inductive ( en science, en technologie, en art)
  7. De l’approprié : qui convient au contexte, pour l’équité (implique la sensibilité, les sens: goût, toucher…)
  8. De valeur : juger les objets, les situations (meilleur que…
  9. De l’hypothétique : probabilité, conséquences éventuelles
  10. . Du contrefactuel : un fait existe, on imagine un autre développement possible, qui aurait été possible…
  11. . du pratique : fermier, magistrat, prêtre
  12. de fait : preuve suffisante pour garantir une affirmation
  13. de référence : correspondance entre certaines entités
  14. de mesure : chaleur, temps horaire
  15. de traduction : préserver le sens
  16. de l’instrumental : ajuster les fins aux moyens le comment au pourquoi
  17. de division : le tout et les parties

Jugements professionnels: scientifiques, technologiques, sociaux- épistémologiques, éthiques, esthétiques.

Extraits du livre de Michel Sasseville « La pratique de la philosophie avec les enfants ».

« Pour retracer les débuts de la création du programme de philosophie pour les enfants, il faut remonter en 1969, alors que Lipman, professeur de philosophie à l’université de Columbia, est insatisfait de son enseignement. Cela fait vingt ans qu’il enseigne, mais il se rend compte que ses étudiants ne raisonnent pas mieux avant qu’après ses cours. Ils ont appris les mots, les règles du raisonnement, mais cet apprentissage ne semble pas se transférer dans leurs choix, leurs décisions et leurs manières de se conduire. Il fait alors l’hypothèse que l’on commence peut-être trop tard l’enseignement et surtout la pratique des habiletés de raisonnement.

À cette époque aussi, Lipman suivait de près les efforts employés par une éducatrice auprès d’enfants en difficulté d’apprentissage de la lecture. Il eut l’idée de lui donner de petits exercices d’inférences logiques avec lesquels les enfants pourraient s’exercer. Les résultats furent encourageants, suffisamment pour le persuader qu’il était possible de commencer l’étude de la logique bien avant l’université ou le collège. Mais c’est une chose d’avoir une idée, c’en est une autre de savoir comment la mettre en route.

On suggéra alors à Lipman l’idée d’écrire une petite histoire où des enfants partent à la recherche et à la découverte des façons les plus efficaces de penser. Au début, le projet se résumait à une histoire de quelques pages. Mais assez rapidement, il lui sembla important de l’étendre et d’écrire un petit roman, qui compte aujourd’hui 96 pages. Ses réflexions le conduisirent à penser que la façon la plus efficace d’introduire les enfants à la logique serait de les y amener par la philosophie. Il reprenait alors l’idée maintes fois exprimée que les enfants et la philosophie sont des alliés naturels parce que le regard qu’ils jettent sur le monde s’enracine dans l’étonnement. Pourquoi, se disait-il, ne pas recourir aux idées de la tradition philosophique et les introduire dans le roman, de sorte que les enfants de l’histoire puissent aller au-delà de l’étonnement et aborder d’une façon réfléchie et sensée les différentes dimensions (logique, esthétique, éthique, etc.) de leur expérience ?

Finalement, le livre fut écrit et, en 1970, M. Lipman trouve une situation expérimentale lui permettant d’éprouver son hypothèse. Il rencontre un groupe d’enfants de 11, 12, 13 ans et , à l’aide de son histoire, crée une situation leur permettant de faire de la philosophie. Au bout de neuf semaines, les résultats des groupes témoins quant aux capacités reliées au raisonnement logique étaient restés inchangés. Quant aux enfants du groupe expérimental, ils avaient fait un bond de 27 mois dans leur apprentissage. C’était plus qu’encourageant.

Cette fois-ci, l’intuition commençait à s’appuyer sur des résultats provenant d’une procédure expérimentale répétable. Trois ans plus tard, il rencontre Ann Margaret Sharp, et l’idée de redessiner la philosophie pour la rendre accessible aux enfants va prendre une tournure déterminante qui les conduira jusqu’à aujourd’hui. Depuis 1973 on assiste à la création d’un matériel volumineux (9 romans et 9 guides pédagogiques totalisant plus de 6000 pages) permettant à des enfants de commencer ou de continuer à faire de la philosophie de façon régulière. »

http://www.enseignementoueducation.com/auteurs/matthew-lipman/

 

 

 

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