Compte rendu de lecture : Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste

par Août 25, 2014Livres, Québec humaniste, Réflexions0 commentaires

CLAUDE BRAUN

CLAUDE BRAUN

Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"

Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque"  et est depuis quelques années l'éditeur en chef  de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec  les compliments de l'auteur.

J’ai le bonheur de partager avec vous, chers lecteurs, une des expériences marquantes de mon été. En visitant la librairie du Pavillon central des sciences de l’UQAM quelle ne fut pas ma surprise de trouver là, en vente, un ouvrage récent (2010) d’un de mes héros, Jean-Didier Vincent. Étant chercheur en neurobiologie, il m’avait été incontournable de lire le magistral « Biologie des passions » de cet éminent neurobiologiste français. Seul le livre « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux avait pu m’en apprendre autant et m’inspirer à un tel point, dans mon domaine de spécialité scientifique, dans la langue de Molière. Je fus donc très intrigué de voir mon héros proposer le titre « Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste » chez Flammarion.

Je n’avais jamais entendu parler de Reclus alors je fus étonné de lire sur la pochette que Vincent le considère comme un des penseurs les plus importants de l’histoire de l’anarchie. Reclus, fils d’un pasteur protestant et d’une enseignante, est né en 1830 à Ste-Foy-la-Grande en Gironde et est décédé en 1905 en Belgique après avoir vécu dans de nombreux pays sur trois continents. À cette époque le mot anarchie n’était pas courant. C’est Reclus qui le popularisa et lui donna une forme. C’est Reclus qui a mis au point les notes de ses amis Bakounine et Kropotkine pour qu’elles puissent être publiées. Mais il écrivit et publia bien plus que ceux-là, des dizaines de milliers de pages.

Si l’on se fie à Vincent, Reclus fut le grand théoricien anarchiste doté de la plus agréable et la plus conviviale des personnalités. Trente-cinq rues portent son nom en France. Plusieurs ont dit et écrit qu’il fut le plus grand géographe de son temps [1] et même qu’il inventa cette discipline tout en anticipant son évolution. C’est Reclus qui a défini la géographie comme « l’histoire universelle rigoureusement située dans l’espace et dans le temps ». Mais sa contribution scientifique va plus loin encore. Il était tout naturellement homme de terrain et écrivain inlassable, un vrai bourreau de travail, et développa une sensibilité profondément « écologique » longtemps avant qu’on ne comprenne l’importance de la chose. Darwin fut d’ailleurs inspiré par lui et intervint personnellement en sa faveur lors d’un procès qu’on mena contre Reclus pour faire taire ses idées libertaires.

Chers lecteurs, si vous voulez lire un livre, un seul, qui vous donne un sens aigu, jusque dans la moelle de vos os, de ce qu’est l’anarchie, lisez ce livre. Si vous avez l’habitude de lire des essais intellectuels et des biographies de grands personnages, vous serez ravis. Car Vincent écrit ici comme un poète, comme un scientifique, comme un journaliste, comme un romancier d’aventures, comme un historien (extraits judicieux de lettres à l’appui montrant par ailleurs une plume reclusienne de très grande finesse) en maniant ces genres littéraires bigarrés de façon naturellement intégrée. Au fait, le style narratif est délibérément et radicalement « anarchiste ». C’est une histoire d’amour avec son personnage…, à en pleurer, dans laquelle l’hagiographie est remplacée par l’amitié (le narrateur réfère à son protagoniste par son prénom). On comprend immédiatement, dès la première page que le style narratif non orthodoxe de Vincent lui vient directement de la vie de son protagoniste

Il est impossible de donner un compte rendu synthétique satisfaisant de ce dense ouvrage : il rend compte de façon très précise et détaillée (mais jamais fastidieuse) de l’environnement naturel, culturel, matériel, spirituel, intellectuel de l’anarchie en Europe pendant la deuxième moitié du 19ième siècle, ainsi que du contexte intellectuel d’un grand scientifique autodidacte, d’une intelligence et d’un savoir suprêmes. Il décrit jusque dans le moindre flottement d’âme le personnage de Reclus. Ce récit, cette histoire, cette aventure, cette sociologie, ce roman, appelons–le comme on veut, est riche en descriptions et surtout en explications non dites, mais intuitivement saillantes des anarchistes connus et moins connus de cette époque. L’amour fou de la liberté vécue par Élisée Reclus n’a pas à être dit. On le vit en lisant ses péripéties jusqu’à ce que notre cœur éclate et qu’on se sente obligé de déposer le livre le temps de se recomposer ! (et je ne suis même pas anarchiste !, ou si peu…, c’est pour dire).

Vincent explique aussi de façon étonnante et vivifiante, encore sans jamais sentir le besoin d’être didactique, le très grand statut de cette discipline scientifique considérée encore, et à tort, « mineure » qu’est la géographie. Ici, elle devient le pivot de toutes les sciences. D’ailleurs, en lisant ce livre on comprend parfaitement pourquoi les trois grands anarchistes, Reclus, Bakounine et Kropotkine, furent tous d’importants chercheurs scientifiques en géographie ! Je vous laisse, chers lecteurs, le soin d’aligner, en lisant ce livre, vos compréhensions de ce phénomène extraordinaire.

Et partout ce livre est imprégné, en toute liberté narratrice, des délices et difficultés atroces, toujours sensuelles, des rapports homme-nature d’un participant maximalement engagé dans son époque dans des décors palpables, humables, parfaitement visibles, d’une très grande diversité.

Et voici ce qui est le plus intéressant. Comment peut vivre un romanichel des trois continents, doté du cœur le plus pur et généreux et de l’intelligence la plus vive qu’on puisse imaginer, dans un monde d’une si incroyable âpreté (Reclus s’est tenu toute sa vie avec les plus pauvres) ? Une dernière impression rattache Reclus à notre tribu des humanistes. Reclus a vu de très près l’esclavage aux États-Unis qu’il a abhorré alors que personne là-bas ne soulevait la moindre protestation. Reclus a fréquenté les esclaves et a même formé couple avec des indigènes, non leurs maîtres. Ses écrits dénonciateurs, anti-esclavagistes et antiracistes, mais aussi très analytiques et bien informés, ont probablement eu plus d’impact pour en arriver à l’abolition de l’esclavage que les diverses révoltes d’esclaves. Reclus croyait en la valeur suprême de la bonté et de la raison.

Maintenant, il ne reste plus qu’à partager avec vous en vrac certaines des impressions les plus fortes qui me sont restées de ma lecture. Il s’agit là d’un choix très personnel sans doute, mais sincère et senti. Un homme peut-il être contre l’instruction publique et donner un tiers de sa vie, bénévolement à l’enseignement universitaire ? Un homme peut-il être radicalement contre l’institution du mariage et néanmoins adopter, 100 ans avant leur application commune dans la société civile des pays avancés, un ensemble de règles de partage égalitaristes entre amants –au point même, suite à une célébration d’engagement amoureux non officielle, que les deux amants prennent le surnom l’un de l’autre (incluant, en composé, dans les publications) ? Un intellectuel qui arpente, observe, lit et écrit à longueur de journée et qui est reconnu de son vivant comme maître incontesté de sa discipline peut-il s’enrôler bénévolement, au risque de sa vie ou d’emprisonnement à perpétuité, comme simple soldat pour défendre la Commune de Paris ? Une telle chose est-elle vraiment possible ? Un homme de totale convivialité, accueillant pour tous, uniformément poli et optimiste peut-il prendre la défense de criminels affolés qui placent des bombes et assassinent au nom de la justice et de la liberté ? Comment expliquer qu’un homme puisse être végétalien par pure compassion pour les animaux au milieu du 19ième siècle ? Kant n’était-il pas omnivore ? Imaginez le dernier cours de Reclus à l’Université populaire Belge pendant lequel il venait d’apprendre avec trépidation la révolte des marins du cuirassé Potempkine et leur attachement à la révolution communiste. Le cœur malade du vieux Reclus lâcha presque complètement à ce moment précis et on appela les médecins. Sa solidarité n’avait aucune borne.

 

  1. Pour se faire une tête sur le statut de Reclus comme géographe on peut commencer par lire sa « Nouvelle Géographie Universelle, la Terre et les Hommes », 19 volumes, Paris, Hachette, 1876-1894 et ensuite « L’Homme et la Terre », 6 volumes, Paris, Librairie universelle.

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