Petite introduction à l’éthique
Loyla Leroux
Membre du conseil d'administration de l'AHQ
Loyola Leroux a enseigné la philosophie pendant 36 années au Cégep de Saint-Jérôme; baccalauréat en philosophie (UQAM)
L’éthique est un sujet qui touche de près les humanistes. Elle est au cœur de ce que nous sommes ou aspirons à être. Donc il est tout naturel de nous y intéresser. Le Dr Lewis Vaughn est l’auteur du texte suivant qui propose une courte introduction au concept d’éthique. Philosophe et éthicien, auteur de nombreux livres sur le sujet, Lewis Vaughn enseigne la philosophie et la bioéthique à l’université d’Oxford en Angleterre. Le texte qui suit a été traduit, avec permission, par votre serviteur et apparaitra bientôt dans le cadre d’un cours en ligne sur l’humanisme dont une grande partie est déjà disponible via notre site
Prendre ces questions à la légère est à vos risques et périls, car votre théorie de la moralité, quelle qu’elle soit, sera déterminante et influencera le cours de votre vie. Qu’elles soient justifiées ou non, vos idées sur la moralité influencent vos actions. Une mauvaise théorie morale débouche sur de mauvais jugements. Une bonne théorie morale, au contraire, vous aide à faire de bons choix. Et la différence entre les deux peut être significative.
Les théories morales peuvent prendre différents visages et la plupart d’entre elles ont leurs adeptes et ces dernières peuvent à l’occasion insister pour que leurs points de vue priment sur d’autres. Les conflits moraux surgissent continuellement, non seulement sur des points particuliers, mais parfois entre deux conceptions rivales de la morale elle-même.
Ces rivalités semblent particulièrement intenses entre celles qui ont un fondement religieux et celles qui, au contraire, ne font pas appel au surnaturel. Les théories morales religieuses dépendent essentiellement des idées théistes ou surnaturelles des choses. Les théories morales séculières ou laïques laissent de côté de telles idées. Les théories morales humanistes sont également laïques, mais insistent sur le respect et la considération du bien-être et droits des personnes. Les différences entre les théories religieuses et laïques peuvent être très marquées et se manifestent souvent de façon éclatante lors des débats sur l’avortement, l’euthanasie, la peine capitale, les droits des femmes, les droits des homosexuels, la violence chez les adolescents, le clonage humain et plus encore. Dans d’autres cas cependant, les différences sont minimes, les références au surnaturel étant quasiment le seul élément contrastant.
Indépendamment de ce qui précède, ce qui est important de savoir à propos des théories morales religieuses ou laïques est si elles sont dignes de notre engagement et comment en juger. Ce qui suit vous aidera à trouver vos repères afin que vous puissiez commencer à trouver des débuts de réponses à ces questions. Nous allons plonger au cœur de la question sans plus attendre. Pour ce faire, nous allons ignorer pour le moment certaines questions fondamentales qui reviennent habituellement dans les cours d’éthique à savoir s’il est possible d’évaluer des concepts moraux et si les déclarations de moralité sont sans signification.
Les deux chemins
Quand les gens pensent à une théorie religieuse de la moralité, ils donnent souvent en exemple le code moral (ensemble de règles) composé des dix commandements (certaines personnes pensent que la morale entière tient dans les dix commandements). Cette vision suppose que les dix règles établies dans l’Ancien Testament peuvent constituer une théorie complète de la morale. Cette théorie, que nous appellerons la théorie des Dix Commandements (TDC) suggère que les bonnes actions sont celles qui se conforment aux dix règles qu’on retrouve dans l’ancien testament. Ces règles sont des absolus, qui ne permettent aucune exception, aucune « marge de manœuvre » pour les transgresseurs, indépendamment des conséquences de leurs actions.
À l’opposé, l’utilitarisme est une théorie laïque de la morale, que la majorité des humanistes acceptent. C’est le point de vue selon lequel les bonnes actions sont celles qui maximisent le bonheur, en prenant en considération le plus de gens possible. En d’autres mots une action est bonne s’il en résulte plus de bonheur que tout autre geste, en tenant compte du plus grand nombre de gens possible. En utilitarisme, être moral signifie faire en sorte que vos actions maximisent le bonheur. Il n’y a pas d’absolutisme, seules comptent les conséquences des actions.
Les différences entre ces deux systèmes sont assez évidentes. Mais ils ont aussi des points en commun. Les deux théories supposent qu’une connaissance de la moralité est possible, que des principes moraux peuvent être appliqués universellement et qu’il y a de bonnes raisons d’agir moralement. Ces deux théories supposent également que la connaissance morale (si une action est bonne, ou si une personne est bonne) est objective et qu’elle ne dépend pas de l’état d’esprit de quelqu’un. La TDC rend possible un jugement moral objectif et l’utilitarisme également, car la détermination des conséquences d’une action est une question d’observation objective. On retrouve ces éléments communs à travers de nombreuses autres théories de la morale, qu’elles soient religieuses ou profanes.
Tout ce qui précède vous a peut-être mis la puce à l’oreille à propos d’un paradoxe qui deviendra encore plus évident à mesure que nous avancerons : les jugements de valeur sur les théories religieuses par rapport aux laïques sont susceptibles d’être très ambigus. Il y a de mauvaises théories laïques tout comme de mauvaises théories religieuses. Cela signifie que toute théorie morale doit être jugée selon ses propres mérites. Simplement étiqueter une théorie morale comme étant du domaine du sacré ou du profane ne sera pas suffisant.
Certains théistes (les gens qui croient en Dieu) rejettent les théories de la morale laïque, simplement parce qu’ils les jugent « impies ». En d’autres termes, le problème avec les théories profanes, c’est qu’elles ignorent le religieux. De même, un non croyant peut rejeter les systèmes moraux religieux uniquement parce qu’elles supposent l’existence de Dieu. Autrement dit le problème avec les théories religieuses, c’est justement qu’elles le sont. Ces critiques ont leur place dans le débat. Il est certainement légitime de critiquer une théorie en soulignant que certaines de ses hypothèses sous-jacentes sont fausses. Mais dans de nombreux cas, les théories morales sont vulnérables aux critiques en dépit des arguments, en faveur de l’existence ou de l’inexistence de Dieu.
Quelques fondements
Les théories morales sont des théories sur la validité de certaines actions et ce qui fait qu’une action est considérée comme bonne. Deux grands types de théories sont le conséquentialistes (ou téléologie) et le formalisme (ou déontologie). Les théories morales conséquentialistes prétendent que la justesse d’une action dépend de ses conséquences. L’utilitarisme est une théorie conséquentialiste parce que les bonnes actions sont censées conduire à davantage de bonheur que d’autres actions possibles. Pour simplifier les choses, l’idée de base derrière ces théories est que la fin justifie les moyens.
Les théories morales formalistes prétendent que la justesse d’une action dépend de sa forme. Ici, les conséquences d’une action n’ont que très peu d’importance (ou pas du tout), mais la forme ou la nature de l’action en a. Une telle théorie pourrait prétendre, par exemple, que tuer une personne innocente est toujours mal à cause de la nature de cette action, même si ce faisant, cela sauve la vie d’une centaine d’autres personnes. Selon cette définition, la théorie des Dix Commandements (TDC) est formaliste.
Les théories conséquentialistes peuvent être religieuses où non. Une personne religieuse ne pourrait dire qu’une action est juste si elle se traduit par un plus grand respect pour des objets sacrés. Une personne non religieuse pourrait prétendre qu’une action est bonne si le résultat produit la plus grande quantité de plaisir pour le plus grand nombre de personnes. Les théories formalistes peuvent aussi être religieuses ou non. L’éthique chrétienne est traditionnellement formaliste, affirmant souvent qu’un certain type d’action est bien ou mal, peu importe le résultat. Les théories formalistes non religieuses existent également. Certaines affirment, par exemple, qu’une action est bonne si elle constitue l’exécution d’un devoir, comme dans les systèmes éthiques d’Emmanuel Kant et W.D. Ross.
Toutes les théories humanistes sont non religieuses, et peuvent être soit conséquentialistes ou formalistes. Ce n’est pas parce qu’une théorie est non-religieuse, toutefois, qu’elle peut automatiquement être considéré comme humaniste. L’humanisme en tant que vision du monde a traditionnellement intégré un respect et une préoccupation pour le bien-être et les droits de chaque individu. Ainsi l’utilitarisme mérite l’étiquette d’humaniste parce que le point crucial de cette théorie est la maximisation du bonheur des autres êtres humains.
Mais la théorie connue sous le nom d’égoïsme éthique ne peut pas raisonnablement être considérée comme humaniste. C’est le point de vue selon lequel les bonnes actions sont celles qui favorisent l’intérêt personnel avant tout, une sorte de morale égocentrique, qui n’a rien à voir avec les principes humanistes. L’égoïsme éthique permet aussi toutes sortes d’actes odieux pour autant qu’ils soient dans notre meilleur intérêt, actes que l’humanisme ne serait cautionné.
Certaines théories morales sont naturalistes et certaines font appel au surnaturel. Voilà une distinction importante que les philosophes ont débattue pendant des siècles. Les théories naturalistes affirment que la morale peut être dérivée, ou définie en termes de phénomènes naturels. C’est-à-dire que nous pouvons déterminer les effets des principes moraux de la même manière qu’un scientifique peut observer des faits physiques ou matériels. Une théorie naturaliste, par exemple, pourrait affirmer qu’une action est « moralement juste » sur la base qu’il puisse être démontré empiriquement que cette action « produit plus de plaisir que de douleur. » Ou cette théorie pourrait prétendre qu’avoir un comportement moral signifie s’assurer que certains besoins humains fondamentaux sont comblés. L’utilitarisme est une théorie morale naturaliste.
Les théories non naturalistes rejettent l’idée que la moralité peut être confirmée empiriquement. Les partisans de ces théories affirment que la moralité ne peut être réduite à des termes rationnels.
L’idée que la moralité ne puisse être déduite à partir de faits observables a été défendue vigoureusement par le philosophe du XVIIIe siècle, David Hume, et ce même si sa propre théorie morale était naturaliste. La philosophie non naturaliste la plus célèbre est celle d’Emmanuel Kant, qui a affirmé que les gens ont des devoirs moraux absolus qui sont dérivés non pas de faits empiriques, mais de considérations logiques. Certains philosophes modernes même s’ils sont non naturalistes (et non religieux) font valoir qu’il y a des principes moraux universels qui sont logiquement irréfutables.
Certaines personnes utilisent le terme « naturaliste » comme synonyme de non-religieux. L’utilisation de ce mot est parfaitement acceptable, pour autant que l’on s’entende sur sa signification. Il faut juste garder à l’esprit qu’en éthique, la plupart des philosophes définissent « naturaliste », comme nous l’avons fait plus haut, en utilisant ce terme afin de bien distinguer entre une moralité fondée, ou non, sur la base de phénomènes naturels. Cela revient à dire que les théories morales religieuses peuvent être naturalistes (des faits empiriques peuvent définir la moralité) ou alors non naturalistes (la moralité vient de Dieu). Les théories non religieuses peuvent également se retrouver dans l’une ou l’autre catégorie. Remarque: Les philosophes appliquent également ce termes « naturalistes » aux théories concernant l’épistémologie (l’étude des connaissances) et aussi à certaines parties de la métaphysique (l’étude de la nature de la réalité), tels que le problème du dualisme et celui du libre-arbitre par opposition au déterminisme.
Évaluation des théories morales
Les théories morales sont comme les théories scientifiques. La science tente d’expliquer les causes des événements, comme une réaction chimique, l’orbite d’une planète, ou la croissance d’une tumeur. Une théorie scientifique plausible est compatible avec toutes les données pertinentes. Les théories morales essaient d’expliquer ce qui fait une bonne action ou une bonne personne. Une théorie morale valide doit également être compatible avec toutes les données pertinentes.
Les données que les théories morales doivent évaluer sont ce que les philosophes appellent « nos jugements moraux raisonnés » c’est-à-dire les jugements moraux que nous acceptons, après réflexion critique sur eux. Toute théorie morale digne de ce nom sera conforme à ces jugements. Si elle ne l’est pas, par exemple lorsqu’elle approuve des actes manifestement immoraux, la théorie est irrecevable et doit être mise de côté. Si notre théorie morale cautionne, par exemple, le fait d’infliger des souffrances non méritées et inutiles à des enfants innocents, nous devons conclure que quelque chose ne va pas avec notre théorie.
Les théories scientifiques acceptées doivent également être compatibles avec toutes les informations pertinentes. Une théorie au sujet de l’explosion d’une étoile, par exemple, ne doit pas seulement être cohérente avec les données concernant l’explosion elle-même, mais avec ce que nous savons déjà de la gravité, de l’espace, de la chaleur, de la lumière et avec les instruments de mesure scientifiques. De même, les théories morales valides doivent être cohérentes avec les renseignements généraux pertinents concernant la situation, qui est dans ce cas-ci, notre expérience de ce en quoi consiste une vie morale. Quoi que notre expérience de la moralité entraîne, elle implique certainement de
- porter des jugements moraux
- faire face occasionnellement à des dilemmes
- agir parfois de manière immorale.
Toute théorie qui suggère que nous n’avons pas ces expériences fondamentales doit être considéré suspecte.
Il est logiquement possible que notre expérience de la moralité soit une illusion et que nous ayons seulement l’impression que cela implique des jugements moraux, des conflits et des erreurs. Il est également possible que nos jugements moraux raisonnés n’aient pas le caractère objectif que nous leur attribuons. Mais à moins que nous ayions de bonnes raisons de rejeter notre vécu comme n’étant qu’un leurre, il est légitime de l’accepter comme étant réel et tangible. Beaucoup, sinon la plupart des éthiciens, ont tendance à accorder à nos jugements moraux raisonnés, ou à nos intuitions morales, un poids considérable quand vient le temps d’évaluer la preuve pour ou contre les théories proposées. Toute théorie morale, si elle doit être considérée comme plausible, doit pouvoir expliquer comment elle peut être réconciliée avec nos intuitions morales.
La raison d’être d’une théorie morale, c’est qu’elle nous sert de guide pour faire les bons choix. Et son utilité la plus importante est la façon dont elle nous aide à résoudre les dilemmes moraux, les situations où nos principes moraux et notre jugement sont en conflit. Toute théorie morale qui n’est d’aucun secours dans ces situations est dite inapplicable, et toute théorie inapplicable est une mauvaise théorie.
Donc, toutes les théories morales doivent …
- être cohérentes avec nos jugements moraux raisonnés
- être compatibles avec notre expérience d’une vie morale
- être praticables.
Ces critères nous permettent de procéder à une évaluation juste de tous les types de théories morales religieuses, laïques et humanistes.
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