Maudit recensement !
Lyne Jubinville
Membre du CA de PDF Québec et membre de l'association humaniste du Québec
NDLR Écoutant cet automne l’astronaute canadien Marc Garneau dénoncer amèrement l’attaque du gouvernement Harper contre le recensement canadien, et par le fait même contre les scientifiques, lors d’une manifestation au complexe Guy Favreau contre l’obscurantisme antiscientifique du gouvernement Harper, Lyne Jubinville, qui représentait l’AHQ-VAA à cette manifestation, faisait remarquer que d’aucuns pensent que c’est par interprétation littéraliste de la bible que le Premier Ministre en serait venu là. Lyne a généreusement accepté d’étayer ce point de vue ici pour nos lecteurs. Comprenons que si la bible dénonce tout recensement, c’est bien parce que la révolte des juifs ancestraux contre les taxes et impôts, et donc contre les recensements qui les facilitent, ont trouvé leur bonhomme de chemin dans leur cosmogonie antique qui se dénomme la bible.
Supposez que vous soyez premier ministre du Canada, que vous croyez à la véridicité textuelle de l’ensemble de la bible, et que vous ne souhaitiez pas dépasser la limite de tolérance des électeurs. Tenteriez-vous de réinstaurer par la bande la peine capitale (dent pour dent) ? Coopteriez-vous l’aide internationale canadienne pour combattre l’avortement partout dans le monde ? Créeriez-vous un Bureau fédéral des religions ? Appuieriez-vous les accommodements religieux ? Mettriez-vous la politique étrangère du Canada dans le lit d’Israël (terre promise) et subventionneriez-vous massivement les organisations internationales religieuses au nom de “l’aide canadienne” avec l’argent des payeurs de taxes ? Mèneriez-vous une guerre de tranchée aux talibans (Afghanistan) ou aux terroristes musulmans, peu importe qu’ils aient été enfants au moment de leur crime ? Placeriez-vous un ministre créationniste responsable de tout le système d’éducation au pays ? Finalement, puisqu’il est écrit dans la bible que les rois doivent renoncer aux recensements, n’amputeriez-vous pas le recensement canadien à défaut de l’éliminer ? Poser ces questions, n’est-ce pas y répondre ?
Une décision questionnable
En 2010, la décision du gouvernement Harper de modifier son « Programme du recensement » sans consultation, malgré des mises en garde répétées des experts et contre l’avis de tous les statisticiens, en a horrifié plusieurs. Sous prétexte de protéger la vie privée des citoyens du Canada mais démontrant une incompréhension inexcusable de la méthodologie de cueillette de données statistiques, le premier ministre canadien décide donc de ne rendre obligatoire que le questionnaire court pour le recensement de 2011. Même deux communiqués publiés par l’Institut de la statistique du Québec soulignant que cette décision était une menace au patrimoine statistique et que la cohérence des informations colligées jusqu’à ce jour en serait irrémédiablement altérée, l’ont laissé de marbre. Le caractère aberrant de cette décision a eu de nombreuses conséquences. Parmi les plus spectaculaires, la démission du chef statisticien de l’époque, M. Munir Sheikh qui a claqué la porte en martelant qu’il est impossible qu’une enquête volontaire puisse remplacer un recensement obligatoire.
Ainsi, envers et contre tous, à partir de 2011, l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) s’est vue vidée de son contenu détaillé pour n’être constituée que de huit questions (les mêmes qui ont figuré dans le questionnaire abrégé du Recensement de 2006), bonifiée de deux questions portant sur la langue. Questions sur la langue qui en ont laissé plus d’un perplexe et ont permis des interprétations extrêmement biaisées.
Un questionnement légitime
Bien sûr, personne n’achète le prétexte de la protection de la vie privée : le Canada fait des recensements quinquennaux depuis 1956 et tous les gouvernements se sont toujours sentis légitimes de les tenir. Pourquoi, tout à coup, ce souci de la vie privée des gens et, surtout, au mépris des recommandations de tous les experts ? Quelle est la vraie raison de ces décisions ?
La raison
Une première démarche pourrait être d’examiner comment les résultats d’un questionnaire volontaire pourraient appuyer les décisions prises par M. Harper concernant certains programmes sociaux.
Une simulation produite par des méthodologistes et analystes de Statistique Canada en 2010, à l’aide des données de 2006 et d’une hypothèse de taux de participation optimiste de 70 % (qui s’est avéré être le taux réel de participation à l’enquête volontaire de 2011) a permis de mesurer les biais d’interprétation que pourraient générer une telle stratégie.
Les résultats ont été présentés pour l’ensemble du Canada et du Québec et pour trois agglomérations : Toronto, Winnipeg et Bathurst. L’exercice révèle des biais qui, comme on peut s’y attendre, travailleraient en faveur des convictions libertariennes de M. Harper. En voici quelques exemples :
- Gonfler de plus d’un demi-million le nombre de ménages propriétaires : pourquoi mettre en place des programmes d’accès à la propriété ?
- Sous-estimer le nombre de gens faiblement scolarisés tout en gonflant artificiellement de 180,000 le nombre de détenteurs d’un diplôme universitaire : pourquoi investir dans l’éducation supérieure ?
- Améliorer la situation de la langue française puisqu’on compterait soudainement 250 000 personnes de plus maîtrisant cette langue au Canada : pourquoi subventionner des programmes de francisation ?
- Surestimer, pour le Québec, de plus de 150 000 le nombre des personnes de langue maternelle française : pourquoi subventionner des programmes de maintien de la langue française ?
- Fausser les résultats à l’échelle des agglomérations urbaines. À Toronto, par exemple :
- Faire disparaître près de 20 000 personnes à revenu très faible ;
- Créer artificiellement 50 000 personnes de plus ayant un revenu annuel de plus de 50 000 $ ;
- Augmenter de plus de 85 000 personnes la communauté chinoise directement visée par un profilage ethnique ;
- Diminuer la population noire (que les conservateurs ne courtisent pas) de 46 000 personnes ;
- Faire disparaître 12 % des membres des populations dûment inscrites au registre des Indiens du Canada.
Cet exercice nous permet d’avoir un premier éclairage sur les effets d’une réponse d’une portion de la population seulement puisque le 30% de réponses manquantes doit faire l’objet d’extrapolations dont les conséquences sont montrées dans les résultats qui précèdent.
La raison de la raison
Les effets d’une telle stratégie décrits dans le paragraphe précédent pourraient paraître suffisants pour expliquer la décision de M. Harper. Il serait même possible d’imaginer que quelques statisticiens à sa solde aient pu effectuer ces calculs bien avant les experts de Statistique Canada et ainsi le convaincre de façon évidente que c’était la décision à prendre. Mais, penser que Stephen Harper puisse s’en tenir uniquement à des considérations bassement temporelles et matérielles est mal le connaître. Ce serait, en effet, faire fi d’un aspect important de sa personnalité, à savoir, ses convictions religieuses. Ce n’est un secret pour personne que Stephen Harper soit membre de la Christian and Missionary Alliance, une Église évangéliste presbytérienne. C’est aussi bien connu que son cabinet soit largement constitué de gens qui adhèrent à l’idéologie chrétienne évangéliste. Nous pouvons d’ailleurs citer l’exemple de son ancien ministre des sciences et technologies (jusqu’en juillet 2013), Gary Goodyear, qui était resté évasif sur son adhésion à la théorie de l’évolution, se contentant de se déclarer chrétien en 2009, aux journalistes qui avaient abordé le sujet, en affirmant qu’il était inapproprié de lui poser des questions sur ses croyances religieuses.
Poursuivons notre raisonnement. D’abord, faisons un détour dans les livres de la bible pour connaître la position de dieu (ci-après pouvant être appelé « l’éternel ») sur les recensements :
- Samuel, 24 :
1.La colère de l’Éternel s’enflamma de nouveau contre Israël, et il excita David contre eux, en disant : Va, fais le dénombrement d’Israël et de Juda.
- David sentit battre son cœur, après qu’il eut ainsi fait le dénombrement du peuple. Et il dit à l’Éternel : J’ai commis un grand péché en faisant cela ! Maintenant, ô Éternel, daigne pardonner l’iniquité de ton serviteur, car j’ai complètement agi en insensé !
- Gad alla vers David, et lui fit connaître la chose, En disant : Veux-tu sept années de famine dans ton pays, ou bien trois mois de fuite devant tes ennemis qui te poursuivront, ou bien trois jours de peste dans ton pays ? Maintenant choisis, et vois ce que je dois répondre à celui qui m’envoie.
- L’Éternel envoya la peste en Israël, depuis le matin jusqu’au temps fixé ; et, de Dan à Beer-Schéba, il mourut soixante-dix mille hommes parmi le peuple.
- David bâtit là un autel à l’Éternel, et il offrit des holocaustes et des sacrifices d’actions de grâces. Alors l’Éternel fut apaisé envers le pays, et la plaie se retira d’Israël.
1 Chroniques 21 :
Satan se leva contre Israël, et il excita David à faire le dénombrement d’Israël.
- Le roi persista dans l’ordre qu’il donnait à Joab. Et Joab partit, et parcourut tout Israël ; puis il revint à Jérusalem.
- Il ne fit point parmi eux le dénombrement de Lévi et de Benjamin, car l’ordre du roi lui paraissait une abomination.
- Cet ordre déplut à Dieu, qui frappa Israël.
- Et David dit à Dieu : J’ai commis un grand péché en faisant cela ! Maintenant, daigne pardonner l’iniquité de ton serviteur, car j’ai complètement agi en insensé !
Exode 30 :
- Lorsque tu compteras les enfants d’Israël pour en faire le dénombrement, chacun d’eux paiera à l’Éternel le rachat de sa personne, afin qu’ils ne soient frappés d’aucune plaie lors de ce dénombrement.
À la lecture de ces passages de la bible, le moins qu’on puisse conclure, c’est que dieu n’est pas très en faveur des recensements. Pourquoi ? Difficile à dire. Mais, les desseins de dieu sont impénétrables. Pour nous aider à comprendre, Émile Nicole, dans un texte de 1988, nous explique que « Pour les anciens […], compter les sujets d’un État […] était une opération risquée. […] La crainte de porter atteinte aux droits de Dieu (ou des dieux) était telle que dans les États anciens où le recensement était pratiqué, il était toujours accompagné de cérémonies expiatoires ou purificatrices destinées à apaiser les dieux. »
Quel raisonnement tordu ! Que de contorsions mentales faut-il faire pour arriver à justifier et tenter d’expliquer ces croyances. Mais c’est ici qu’apparaît toute l’horreur de la situation : nous avons de bonnes raisons de croire que des décisions engageant la destinée de notre pays sont prises sur la base de ces croyances archaïques et injustifiées dans un monde où la science permet une connaissance objective du monde dans lequel nous vivons.
Pour revenir à Stephen Harper, nous imaginons aisément que sa dernière intention est de porter atteinte aux droits de Dieu ! Pour lui montrer sa bonne volonté, il va même jusqu’à se préoccuper du droit à la vie privée des enfants de dieu canadiens. Disons, qu’il semble jouer de prudence : on ne badine pas avec les desseins de dieu.
Par contre, éliminer totalement le recensement canadien aurait été une entreprise comportant un trop grand risque d’alerter les autres nations. On peut donc l’imaginer, discutant avec dieu, et lui proposant le compromis du questionnaire court. Le premier ministre canadien est un fin négociateur. Dieu a dû accepter. La preuve, c’est que le peuple canadien n’a reçu aucune plaie suite au dernier recensement !
Genèse 1
- Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.
Pour en remettre un peu plus, certains observateurs prétendent que Stephen Harper ne s’est jamais distancié de la Cornwall Alliance for the Stewardship of Creation (l’Alliance Cornwall pour l’administration de la création) qui aussi, à partir d’une approche littérale de la bible, émet des avis climatosceptiques basés sur ce seul verset de la Genèse qui rapporte les paroles de dieu à Adam et Ève. Ces avis permettent de justifier l’exploitation des ressources sans aucune restriction puisque dieu a donné ce mandat aux hommes qui seraient bien mal venus de s’opposer à la volonté divine. Que les conséquences statistiques en soient les bénéfices marginaux dont on voit les conséquences dramatiques dans la publication des résultats. Par exemple, le 11 septembre dernier, Statistique Canada a diffusé les données de l’ENM de 2011 concernant les revenus. Ces données présentent des résultats parcellaires, comme le taux d’emploi d’une certaine région, les revenus d’emploi d’individus d’une autre région, le revenu du canadien médian. Mais ces chiffres ne permettent nullement de savoir si les choses s’améliorent où se détériorent. Avec ces données morcelées, nous sommes contraints à nous rabattre sur des faits anecdotiques publiés dans les médias. La fin d’une collecte systématique et rigoureuse d’informations sur la société nous prive de cadres de références essentiels à la compréhension de l’évolution de la société.
Statistique Canada nous éclaire : « Toute modification significative apportée au contenu ou à la méthode d’enquête peut avoir une incidence sur la comparabilité des données au fil du temps, et cela concerne également l’ENM. »
La nouvelle stratégie de recensement crée des trous irréparables dans les données. Cette décision aura des impacts majeurs même si un autre gouvernement revient à la stratégie convenable. Ces données sont perdues à tout jamais. Et nous pouvons raisonnablement penser qu’une doctrine religieuse en est la cause.
D’autant plus que la doctrine évangéliste, où chacun considère dieu comme son sauveur personnel, sert merveilleusement les idéologies libertarienne et multiculturaliste qui mettent les droits individuels au-dessus des droits collectifs et qui servent à diviser beaucoup plus qu’à unir les Canadiens.
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