Idéologies abolitionniste vs libertaire des humanistes: Le cas troublant de la prostitution
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
En quoi des idéologies se confrontent-elles dans le discours humaniste sur la prostitution ?
La prostitution fait partie des mœurs humaines problématiques et indisposantes qui divisent les gens, incluant les humanistes, quant à la façon de les gérer. On peut distinguer deux attitudes plus ou moins opposées sur cette question. Décrivons-les en les exagérant et caricaturant quelque peu. Une première position extrême sur la prostitution, est radicalement abolitionniste/ punitiviste. On y détecte souvent des attitudes religieuses, conservatrices, moralistes, intransigeantes et dures qui tiennent l’humain en faible estime, considérant le mal comme intrinsèque, appréciant davantage le devoir que la liberté, interprétant les rapports humains en termes de domination/ soumission. À l’opposé extrême, on distingue une position permissiviste / décriminalisante, derrière laquelle on détecte souvent des attitudes anticléricales, gauchistes, anarchistes, tenant l’humain en haute estime, valorisant la liberté davantage que le devoir, et associant les mœurs détestables davantage à la pauvreté qu’à une nature intrinsèque des personnes. Ces types de positions, abolitionniste vs permissiviste, ont tendance chez une même personne à former un ensemble, une attitude, une idéologie. Une personne abolitionniste et punitiviste sur la consommation et vente de drogues risquera d’être du même avis à l’égard des jeux de hasard et de la prostitution et toutes autres mœurs peu savoureuses. Il en ira de même à l’inverse pour les libertaires.
Les positions abolitionniste et permissiviste sur la prostitution.
L’alignement droite/gauche est moins apparent dans le débat sur la répression vs décriminalisation de la prostitution que sur la question de décriminalisation des psychotropes ou des jeux de hasard. Un pays de gauche, la Suède, est libertariste avec les prostituées mais répressif avec les clients. À l’opposé, un pays de droite comme les États-Unis permet la prostitution légale dans un de ses états. Ce sont dans les milieux de droite qu’on trouve affichés les manifestations les plus évocatrices de la prostitution : l’empire médiatique Berlusconi qui ressemble à une orgie de prostituées, les télévisions et producteurs privés qui vendent la chair fraîche pour leur profit, le monde des courses automobiles et de leurs millionnaires qui courent les escortes. Mais curieusement, c’est dans les milieux de gauche qu’on trouve des protagonistes de la décriminalisation de la prostitution.
Une sensibilité particulière de l’humanisme séculier sur la question de la prostitution
Il est intéressant de constater qu’on trouve les deux discours, respectueusement opposés et déchirants, sous les plumes des porte-paroles humanistes. Disons tout de même que le discours humaniste sur la prostitution a tendance à être moins enflammé, moins radical que le discours des gens vouant une passion à changer la situation de la prostitution dans l’une ou l’autre direction. Les humanistes ont tendance à considérer les deux côtés de la médaille avant de prendre position pour ou contre la décriminalisation et recherchent plutôt des solutions souples et complexes.
Dans le discours humaniste, on trouve aussi, habituellement, ou certainement à l’occasion, une analyse de l’impact négatif de la culture religieuse sur la sexualité. On dénonce la motivation hégémoniste/nataliste ethnoculturelle derrière toute religion. On dénonce l’archaïsme de l’obligation de procréer, le dédain du plaisir sexuel, la mentalité répressive, les valeurs autoritaristes, restrictives, paternalistes, rigides et bornées en matière de sexualité. On dénonce la tentative des religions d’institutionnaliser la sexualité par le mariage, visant par là à encadrer de force et de manière absolutiste la sexualité. On en profite pour associer ces attitudes aux préjugés contre les homosexuels, transgenres, célibataires, infertiles, acheteurs/ vendeurs de sexe et autres supposés atypiques et dégénérés moraux.
Chez les humanistes comme dans le reste de la société, l’alignement de l’opinion sur la prostitution se répartit davantage en fonction du sexe du protagoniste qu’en fonction de son orientation politique de droite ou de gauche. Cela n’est pas tellement surprenant en fin de compte. On peut s’adonner aux jeux de hasard ou à l’abus de psychotropes de la même façon, que l’on soit homme ou femme. La prostitution, par contre, présente une immense asymétrie entre les sexes : les femmes sont plus souvent fournisseuses et les hommes consommateurs et les victimes de la prostitution sont plus souvent des femmes que des hommes. Ainsi le débat éthique et politique sur la prostitution ressemble beaucoup à celui sur le viol : il y a des différences notables de sensibilité entre les deux sexes.
Des perspectives féminines sur la question
Venant des femmes, le discours sur la prostitution tient pour acquis que l’offre ne provient que des femmes et la demande que des hommes. La prostitution gaie, qui est importante, est complètement laissée pour compte. La prostitution inversée, homme prostitué/femme cliente n’est jamais effleurée. On ne trouve que des femmes pour préconiser que les prostituées soient laissées libres, sans aucune entrave, de pratiquer la prostitution tandis que les hommes-clients devraient être mis à l’amende voire même traités comme des criminels dignes d’emprisonnement. Et dans le discours féminin sur la prostitution, on insiste sur une vision uniforme et stéréotypée du tempérament, des motivations, et de la situation des prostituées : avant de devenir prostituée, une femme a été négligée, maltraitée, abandonnée, pitoyable, droguée et rebutante. C’est lorsqu’elle en sera à sa pire déchéance qu’elle vendra son corps pour de l’argent, ceci sous le joug et sous la menace d’un maquereau violent. Il faut donc porter secours aux femmes en les protégeant contre les prédateurs masculins. Voilà la teneur exclusive du propos de Sonja Eggerickx dans son allocution au congrès 2011 de l’IHEU, reproduit dans le numéro 8(2) de Québec humaniste.
Il existe aussi un courant féministe, très minoritaire, qui ne supporte aucune restriction des libertés des femmes : celles qui veulent se prostituer ne doivent pas être considérées comme des enfants mais comme des adultes responsables. On note toutefois dans ce discours peu de sensibilité à l’égard de la question de la responsabilité des prostituées de payer des taxes et impôts sur leurs services et revenus.
Des perspectives masculines sur la question
Venant des hommes, l’opinion est plus partagée. Bien entendu il est extrêmement gênant pour un homme d’affirmer une opinion libertaire sur la prostitution : il craint de se faire taxer de maquereau ou de client ou à tout le moins de protagoniste de la marchandisation de la sexualité. Le membre et porte-parole de la British Humanist Association et philosophe masculin A.C. Grayling fait état de ce fait dans son livre « The god argument ». Il y écrit qu’aucun politicien en Grande Bretagne n’a osé affirmer une préférence pour la légalisation de la prostitution de crainte de se faire taxer de turpidité morale. C’est ainsi, écrit-il, malgré le fait qu’en privé, une grande proportion de politiciens britanniques a une préférence pour la légalisation. Il reste que le positionnement libertaire publique sur la prostitution, aussi rare qu’elle soit, est généralement exprimée par des hommes, humanistes ou pas. Il y a aussi un gène proprement masculin sur la question de la prostitution : les hommes vivent leur sexualité davantage à fleur de peau, plus visuelle, plus immédiate, moins romantique que les femmes. Ceci les rend « suspects » comme commentateurs sur la question de la prostitution.
Des perspectives de porte-paroles humanistes notoires
Deux humanistes éminents, le philosophe masculin A.C. Grayling, porte-parole de la British humanist association et J.C. Sommer, avocat masculin, ancien président d’une association locale d’humanistes, membre et porte-parole officiel de la American Humanist Association, ont plaidé publiquement pour la légalisation de la prostitution. Grayling rappelle qu’on peut évaluer l’impact de la légalisation autant des psychotropes que de la prostitution. On sait que la prohibition d’alcool aux États-Unis fut une erreur. On s’en est débarrassé parce que ce fut une catastrophe : le principal moteur de développement du crime organisé à l’époque. Les États-Unis évoluent maintenant rapidement vers la décriminalisation des drogues douces comme la marihuana pour les mêmes raisons. Pour ce qui est de la prostitution, beaucoup de pays l’ont partiellement ou complètement légalisée. Par exemple, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne et l’État américain du Nevada [note 1] l’ont légalisée et encadrée depuis nombre de décennies [note 2].
Sommer ajoute à son plaidoyer une valeur associée à la légalisation de la prostitution, le droit à l’intimité, à notre vie privée et à disposer de son notre corps comme bon nous semble entre adultes consentants. On retrouve aussi une autre sensibilité chez Sommer qui peut paraître surprenante : il affirme que la sexualité est un besoin. Il donne une série d’exemples de personnes qui n’y ont pas accès pour toutes sortes de raisons : laideur, handicap, etc. Il exprime sa compassion à leur égard. Un autre argument de la part de Sommers est encore plus étonnant. La répression policière de la prostitution coûte très cher mais est très recherchée par les policiers masculins. Il est plus facile de gérer des femmes non violentes que les vrais criminels. En plus, les policiers sont très souvent usagers des prostituées qu’ils « répriment », l’occasion faisant le larron. Un autre argument qui a été mobilisé pour la légalisation de la prostitution s’appuie sur des recherches sociologiques sur les prostituées des bordels du Nevada. Rien ne laisse croire aux chercheurs que les prostituées sont entrées dans la profession sous coercition. [Note 3] Bien entendu, tel n’est pas le cas pour la prostitution illégale de rue où les souteneurs violents sont omniprésents.
La position masculine dominante dans le monde officiel des organisations humanistes semble s’appuyer sur l’ensemble des considérations, incluant les préoccupations féminines traditionnelles, pour en arriver à proposer 1) l’évolution vers une société équitable où la réduction généralisée de la maltraitance des femmes va réduire la prévalence de la prostitution, 2) la répression de toute forme de prostitution comportant la fraude, la coercition, la violence, l’abus des enfants, le travail des enfants, le viol, le racisme, 3) la décriminalisation de la prostitution réalisée entre adultes consentants, dans des conditions de travail équivalentes aux autres professions, 4) la mise en place de services spécifiques pour les travailleuses du sexe visant leur protection et leur bien-être, et éventuellement, leur passage à une autre profession étant donné que la marchandisation de la sexualité est une blessure de l’âme pour nous tous qui préférons l’amour au commerce. Ainsi en témoigne l’extrait suivant du Humanist Manifesto-II rédigé par les célèbres humanistes masculins Paul Kurtz et Edwin H. Wilson en 1973.
In the area of sexuality, we believe that intolerant attitudes, often cultivated by orthodox religions and puritanical cultures, unduly repress sexual conduct. The right to birth control, abortion, and divorce should be recognized. While we do not approve of exploitive, denigrating forms of sexual expression, neither do we wish to prohibit, by law or social sanction, sexual behavior between consenting adults. The many varieties of sexual exploration should not in themselves be considered «evil.» Without countenancing mindless permissiveness or unbridled promiscuity, a civilized society should be a tolerant one. Short of harming others or compelling them to do likewise, individuals should be permitted to express their sexual proclivities and pursue their lifestyles as they desire. We wish to cultivate the development of a responsible attitude toward sexuality, in which humans are not exploited as sexual objects, and in which intimacy, sensitivity, respect, and honesty in interpersonal relations are encouraged. Moral education for children and adults is an important way of developing awareness and sexual maturity
Note 1. C’est en cédant aux pressions du lobby des casinos que l’État du Nevada a accepté de créer des bordels légaux. L’intention était de capter le marché des casinos tout en le nettoyant de son accompagnateur traditionnel, la prostitution. On a voulu gérer le problème inévitable de la prostitution de façon serrée, en encadrant les conditions des travailleuses du sexe, en éloignant les bordels des centres urbains, etc. La question du jeu ressemble d’ailleurs à celle des psychotropes et de la prostitution : il engendre des débats entre abolitionnistes et libertaires. Ce n’est que récemment qu’on a décidé d’autoriser la consommation d’alcool au Casino de Montréal et il y a de nombreux protagonistes de la criminalisation des jeux. Ce sont toutefois les libertaires qui ont clairement gagné au Québec sur la question de la légalisation du jeu et du pari. On a fait de ce marché un monopole d’État et le niveau de taxation de l’alcool fait de l’état un souteneur particulièrement vorace.
Note 2. Quelle que soit la forme de légalisation adoptée, l’effet a été de réduire l’impact de la pègre, assurer des services sociaux aux travailleuses et travailleurs du sexe, réduire la prévalence de la prostitution des enfants. Dans les cas de légalisation avec encadrement économico-médico-légal, comme les bordels d’État à Zurich ou les bordels du Nevada, il n’y a pas eu de vague de prostitution, ni dissolution des familles ou des couples, ni abandon des enfants. De plus, il n’y a pas eu de violences à l’égard des prostituées et pas de traite des femmes, la police surveillant de près les bordels. Ces prostituées bénéficient de conditions de travail normées et paient leurs taxes et impôts. Finalement, l’hygiène publique est contrôlée dans ces établissements.
Note 3. Bien que les conditions de travail des prostituées légales du Nevada soient infiniment meilleures que les prostituées illégales de rue, les recherches sur l’intimité sexuelle des premières indiquent tout de même un niveau certain d’aliénation.
Références
-Eggerickx, S. (2013). La traite des femmes dans le monde soi-disant civilisé: la problématique des prostituées. Québec humaniste Vol 8(2)
-Grayling, A.C. (2012). The God argument. Londres : Bloombury
-Kurtz, P., & Wilson, E.H. (1973). Humanist manifesto-II.
-Sommer, J.C. (2000). Legalize Prostitution. http:// humanismbyjoe.co/legalize-prostitution.
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