Benjamin Gingras

Benjamin Gingras

L’auteur est étudiant au doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Montréal, et militant actif au sein du mouvement étudiant et porte-parole de l’ASSÉ

Depuis le début de leur existence, les mouvements politiques progressistes visent l’amélioration de la condition humaine. Que ce soit par petits pas en réformant les structures en place ou dans une optique révolutionnaire visant l’abolition immédiate des systèmes d’oppression, les militants et militantes de gauche ont comme objectif commun l’établissement de la dignité pour tous et toutes. Malgré la vertu de leurs revendications, les embûches demeurent très présentes et très fortes. Une méfiance et un cynisme se ressentent au Québec et ailleurs dans le monde devant ces mouvements, souvent qualifiés d’utopistes. Mais qu’en est-il de cette étiquette d’utopiste? Ou par extension, qu’entend-on par utopie? Il y a lieu de se poser la question de la faisabilité d’une visée politique que l’on qualifie presque par définition d’inatteignable ou fantaisiste, discréditée, déconnectée de la réalité matérielle.

Cependant, la réalité est toute autre. Malgré le révisionnisme historique et sa négation par les pouvoirs en place, il existe bel et bien un précédent d’une société pouvant s’apparenter à une utopie. C’est le cas de la Catalogne libertaire qui a vu le jour dans la foulée de la guerre civile espagnole de 1936. Ce texte propose un survol d’une société et d’un mouvement populaire uniques dans l’histoire contemporaine, où pour la première fois, des millions de personnes ont pu connaître un monde de liberté totale, émancipé du capitalisme, de l’État, des patrons et de la religion.

Avant de regarder de plus près la société révolutionnaire catalane, il est crucial de bien la situer dans son contexte politique et social. Or, l’Espagne était un pays parmi les plus pauvres de l’Europe même avant la crise économique de 1929. Les industries qui se sont installées au début du 20ème siècle se sont concentrées autour de Barcelone et ailleurs en Catalogne. Ce fut une période où l’Espagne était dominée par une oligarchie politique contrôlant l’État et l’armée, en parallèle à l’Église catholique encore extrêmement influente. Cependant, malgré l’oppression de l’Église et de l’État, les théories syndicalistes et anarchistes y trouvèrent un terreau fertile.

Deux auteurs ont retenu particulièrement l’attention des ouvriers espagnols. D’abord, les écrits de l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine rejettent toute forme d’autorité, désignant en particulier la religion comme principal obstacle à l’humanité et comme source ultime de l’esclavage à des fausses divinités. Ses charges contre l’autorité s’appliquent également à l’État et à la démocratie représentative parlementaire, usurpatrice du pouvoir populaire et siège de privilèges pour une minorité influente au détriment des intérêts de la majorité. Une parole de Bakounine mérite particulièrement d’être citée :

« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres, de sorte que, plus nombreuses sont les personnes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde de plus large devient la mienne. » [3]

En second lieu, Piotr Kropotkine attache davantage l’anarchisme aux réalités matérielles et économiques de la production capitaliste. Il propose une économie basée sur les besoins humains, à l’opposé de la multiplication du capital; c’est l’anarcho-communisme [5].

Le bourgeonnement de la pensée anarchiste culmine en 1910 avec la création de la Confederación Nacional del Trabajo (Confédération Nationale du Travail, CNT) à Barcelone, un syndicat libertaire qui comprendra en 1936 plus de 1,5 million de membres. La CNT répand la pensée anarchiste à travers de nombreuses publications (journaux, tracts), discours, et débats à l’intérieur des usines et ailleurs dans les villes et villages. Les courants anarchistes ont également permis la naissance du modèle éducatif de Francesco Ferrer. Ferrer a conçu une éducation fondée sur la raison plutôt que l’autorité, axée sur le respect de l’enfant sur les plans moral, physique, et intellectuel. Selon les personnes l’ayant vécu, ce n’était pas une instruction révolutionnaire, mais plutôt une éducation humaniste [4].

C’était un temps de grand dynamisme en Espagne. Bien que sous la gouvernance d’un gouvernement de droite, les idées anarchistes mais aussi socialistes et communistes ont pris de l’ampleur. Un moment clé fut le déclenchement des élections générales de 1936. La CNT appela ses membres à participer au vote. Le 18 février 1936 une coalition de gauche, le Frente Popular (Front Populaire), remporta le scrutin. Les mois suivant les élections se déroulèrent sous haute tension. Le parlement était encore très divisé et alors que l’État républicain tentait d’exclure des fascistes de l’armée, une série d’assassinats, autant de membres de la gauche que de la droite, s’ensuivit, culminant dans le meurtre de José Calvo Sotelo, député monarchiste et sympathisant fasciste. Cet assassinant galvanisa des hauts-placés de l’armée, dont le général Francisco Franco Bahamonde, qui préparaient déjà un coup d’État militariste. Le 17 juillet 1936 commence el alzamiento, le soulèvement. Or, le coup d’État fasciste échoua, grâce en grande partie à la résistance des milices ouvrières. Le pays fut cependant coupé en deux : c’était le début de la guerre civile espagnole.

Le gouvernement de coalition peina à combattre l’insurrection fasciste tout en maintenant une mainmise sur les territoires retenus, et le pouvoir étatique s’éroda. Les patrons d’usine et propriétaires de terres fuirent et s’exilèrent, laissant les fermes et fabriques à l’abandon. Spontanément, les ouvriers réclamèrent la possession de leurs lieux de travail, proclamant l’autogestion comme mode d’organisation. Les fermes furent collectivisées et les terres des grandes villas, souvent des vastes terrains inutilisés, furent appropriées pour l’agriculture. À une vitesse fulgurante, l’autorité de l’État et des élites patronales s’effrita au profit de l’autogestion et la collectivisation des milieux de travail. Des comités de travailleurs furent élus pour coordonner la production. La richesse fut redistribuée selon les besoins des familles. Cette expérience se propagea rapidement à l’extérieur des fermes et usines pour affecter les services sociaux et, ultimement, chaque sphère de la vie fut orientée autour de cette nouvelle forme d’organisation, où chacun travailla pour son bien et le bien des autres, et non au profit d’un patron. Tout fut collectivisé. La propriété privée devint superflue. Dans certains cas, même l’argent fut aboli ou des monnaies locales furent créées, alors que dans d’autres cas, les travailleurs se payèrent en bons d’heures de travail qui furent échangés pour des biens, donnant valeur égale au travail de tous. Dans chaque entreprise, l’assemblée ouvrière était l’unité de base dans les décisions.

Ainsi, à travers une véritable révolution populaire, le peuple espagnol est devenu le premier à expérimenter le communisme libertaire. Des agriculteurs et ouvriers d’usine, pauvres et souvent analphabètes, ont réussi à réfuter la notion selon laquelle toute société nécessite la présence de chefs, de patrons, de gouvernement, voir, d’autorité. L’historien français Gaston Leval, lui-même un participant à cette révolution, a estimé que 8 millions de personnes y ont contribué [1]. Le célèbre écrivain anglais George Orwell, lui-même volontaire dans une milice trotskiste en Espagne, raconta ses expériences en Catalogne libertaire, s’étonnant de comment la pensée révolutionnaire était universalisée : des drapeaux rouges et noirs partout, l’autogestion des grandes usines aux petits cafés, et même jusque dans le discours quotidien des citoyens et citoyennes (par exemple, l’usage du pronom usted, équivalent du vouvoiement en Français, a simplement cessé).

À Barcelone, où était concentré une part très importante de l’industrie catalane, l’exemple de la collectivisation des tramways retient particulièrement l’attention. Les combats urbains suivant le soulèvement initial des fascistes a causé un arrêt total du transport en commun de la ville, mais des militants de la CNT ont occupé les bureaux d’administration du service de tramway pendant que d’autres ont inspecté les voies ferrées et préparé des plans pour leur réparation. Six jours après la fin des combats, 700 trams, plutôt que les 600 habituels, circulaient dans les rues de Barcelone. Jamais le système de tramway n’avait été aussi utilisé tout en étant aussi efficace [2].

Les anarchistes ont contribué à l’effort de guerre en formant des milices, ayant comme premier objectif de lutter contre les fascistes. Ces milices se distinguaient des autres forces armées de deux façons. Ce fut la toute première armée non hiérarchique et elle accueilli les femmes au même niveau que les hommes. La plus célèbre de ces milices était la Colonne Durruti (informellement nommée ainsi d’après le célèbre Buenaventura Durruti, figure de front de la lutte anarchiste). La Colonne Durruti a, entre autres, joué un rôle important dans la défense de Madrid en novembre 1936.

Normand Baillargeon (2004) souligne que l’erreur fatale des anarchistes fut de participer au gouvernement de la République. Quatre ministres anarchistes furent nommés (dont Federica Montseny, la toute première femme à occuper un titre de ministre en Europe). Au fur et à mesure que le pouvoir de l’État se reconsolida, la révolution commença à stagner. La montée du stalinisme, une forme extrême de l’autoritarisme et de l’étatisme préconisés par les bolcheviques et qui était dénoncée par Bakounine et Kropotkine, constitua une menace sérieuse pour les anarchistes espagnols (Lénine et même Marx étaient très hostiles à la pensée anarchiste). L’alliance objective des forces de gauche contre les fascistes s’effrita, et le gouvernement Républicain commença la répression des communes libertaires. Les communistes commencèrent à piller les locaux de la CNT et rétablissent la propriété privée. Parallèlement, les lignes de front de l’armée Républicaine se firent percer par les fascistes, et, peu après, le gouvernement fut vaincu.

L’Espagne tomba dans la dictature sous le général Franco. La guerre civile espagnole se termina au printemps de 1939. Quelques mois plus tard, le reste de l’Europe subit les foudres des dictatures autoritaires. En Espagne et ailleurs en Europe les anarchistes restants ont été très sévèrement réprimés par les nouveaux gouvernements dictatoriaux et la pensée révolutionnaire s’estompa.

L’importance de la révolution espagnole dans les courants anarchistes est inestimable. Les exploits d’une aussi grande expérience libertaire, somme toute assez récente, témoignent de l’importance que peuvent avoir les courants anarchistes dans les mouvements de gauche. Tel que mentionné plus tôt, ce ne sont pas quelques petites communautés isolées les unes des autres qui ont participé à la collectivisation des milieux de travail, mais des régions entières regroupant des millions de personnes. En entrevue pour un documentaire sur l’anarchisme en Espagne, une militante exilée raconte son expérience dans les communes :

« Presque tout le monde dit que c’est une utopie. Non, [l’anarchisme] est la seule chose qui peut sauver le monde. L’anarchisme est la plus belle des choses. Tout le monde y travaille, et il n’y a pas de maîtres ni de patrons. Tout le monde fait ce qu’il peut, car tout le monde à de quoi y contribuer » (Gamero, 1997)

Bien que la révolution fût, au bout du compte, éphémère, et que les communes n’ont pas eu le temps de mûrir, il demeure que la Catalogne libertaire était véritablement un exemple d’utopie. Grâce à un travail d’éducation populaire sur les idées anarchistes et un contexte social et politique propice aux idées révolutionnaires, l’utopie proposée par les courants libertaires a bel et bien un précédent historique.

Cet article présente de façon extrêmement partielle une philosophie politique complexe et une partie très riche et importante de l’histoire espagnole. L’idée n’est pas de faire l’éloge de l’anarchisme espagnol, mais plutôt d’adresser la notion que l’utopie est inatteignable et fantaisiste, et que les personnes qui militent en faveur de la justice sociale ont la tête dans les nuages car, supposément, nous revendiquons l’impossible. Sans nécessairement proposer que ce soit la direction du communisme libertaire que devrait prendre le Québec à l’avenir, il apparait faux d’affirmer que les tenants du statut quo ont le monopole du réalisme.

En terminant, laissons-nous avec une citation de Emma Goldman, auteure et théoricienne anarchiste : « L’avenir appartient aux courageux. Quand nous ne pouvons plus rêver, nous mourons ».

 

  1. Baillargeon, N. (2004). L’ordre moins le pouvoir : histoire & actualité de l’anarchisme. (4é éd.) Montréal, Qc : Lux Éditeur.
  2. Conlon, E. (1986). The Spanish Civil War : Anarchism in Action. (1é éd.) Dublin, Irelande: Workers Solidarity Movement.
  3. Dolgoff, S. (1980) Bakunin on Anarchism. (1é éd). Montréal, Qc: Black Rose Books.
  4. Gamero, J. (1997) Vivir la Utopia [Vidéo en ligne] Repéré à URL http://www.youtube.com/watch?v=jPl_Y3Qdb7Y
  5. Kropotkin, P. (1892). La conquête du pain (Traduit par H. Trinquier). Paris, France : Éditions Tops.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *