CLAUDE BRAUN

CLAUDE BRAUN

Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"

Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque"  et est depuis quelques années l'éditeur en chef  de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec  les compliments de l'auteur.

Dans un magnifique essai de juste neuf pages, essai trop peu connu des humanistes et militants athées et agnostiques [1], le libre penseur et grand scientifique en neuroendocrinologie, Robert Sapolsky, offre une réflexion intrigante sur la teneur écologique des cultures religieuses humaines. Le titre de son essai est « Le désert culturel ». Dans cet essai, Sapolsky prétend qu’aux antipodes de la culture humaine on trouve les cultures désertiques versus forêt pluviale. Ces deux écologies ont différé suffisamment, écrit-il, pour conditionner de manière très distincte la vision du monde, et aussi la religion, des peuples qui y vivaient.

«La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu, la connaissance de soi de l’homme.» [2]

Si Ludwig Feuerbach a pu, dès 1841, ainsi clairement affirmer la dynamique de projection de soi-même sur Dieu, dans un sens général, assez abstrait, encore fallait-il montrer en quoi les images très diverses qu’ont les humains d’eux-mêmes, d’une culture à l’autre, se projettent isomorphiquement, concrètement, pour ainsi dire, dans les représentations que chaque culture aurait de Dieu. Voilà le propos de Sapolsky.

Pour nous aider à visualiser cette éventualité, imaginons un peuple de pygmées de la forêt pluviale et imaginons un peuple de bédouins (bergers nomades) vivant dans un désert. Où mieux, comprenons que le contraste de Sapolsky entre deux cultures oppose fondamentalement les chasseurs-cueilleurs aux agriculteurs-bergers. Vu sous cet angle, les peuples désertiques peuvent alors être compris comme étant à la marge des agriculteurs-bergers : particulièrement guerriers et violents. Sapolsky nous montre comment ces peuples vivent au quotidien. Il nous fait réaliser, du même coup, avec une étonnante limpidité, en quoi la culture religieuse de chacun de ces peuples reflètera leur culture générale qui elle-même reflète l’écosystème dans lequel ils vivent.

Les deux tableaux qui suivent résultent de mes propres efforts, appuyés sur de nombreuses lectures stratégiques, de rendre plus précis les arguments de Sapolsky

Lui-même primatologue, Sapolsky fait remarquer que les cultures « désertique » et « pluvieuse », très différentes l’une de l’autre, s’observent aussi chez les primates non humains. Malheureusement, il ne spécifie rien de plus dans le texte cité ici. En ce qui concerne des primates analogues à nos deux types d’humains, il n’y a nul besoin de chercher si loin que l’opposition, excessive, entre écologies désertique et de forêt pluviale. Les deux rives de la rivière Congo ont donné une jungle riche en aliments au sud (pour les bonobos) et relativement pauvre (pour les chimpanzés) au nord (le territoire actuel des chimpanzés inclut la savane). Le bonobo est plus filiforme, néotène, matriarcal, matrilocal, festif, doux, égalitariste (incluant entre les sexes), végétarien, libidineux, polygame (même souvent bisexuel) et il est moins sexuellement dimorphe (canines et taille) et moins territorial que le chimpanzé.

Comme Sapolsky, les lecteurs de ce texte trouveront sans doute la culture religieuse « chasseure-cueilleur » beaucoup plus attrayante que « l’agraire-bergère ». Et ils se demanderont avec angoisse: « Mais pourquoi et comment nous sommes-nous donc trouvés aujourd’hui partout au monde dans un environnement culturel religieux si détestable, si DÉSERTIQUE ? Pourquoi ressemblons-nous plus au chimpanzé qu’au bonobo ? »

Un premier avertissement s’impose. Les chasseurs-cueilleurs n’ont jamais été et ne sont toujours pas aussi pacifiques que Sapolsky le laisse entendre dans son bref texte. Les rencontres en forêt entre groupes de chasseurs-cueilleurs ont toujours été et restent souvent violentes et le taux de meurtre (entre hommes) reste élevé. Par ailleurs, le mode de vie chasseur-cueilleur n’a jamais été et n’est pas aujourd’hui aussi paradisiaque que Sapolsky laisse entendre dans son bref essai. Voilà, la rhétorique est déboulonnée, mais l’ensemble du propos reste néanmoins intéressant et essentiellement vrai.

Pour ce qui est du triomphe du mode de vie agraire-berger, cela s’est fait bien plus de manière fortuite que délibérée, pense Sapolsky. Notre espèce a adopté le mode de vie « agraire-bergère » toujours et partout, dès qu’elle l’a pu, sur la surface du globe. Les chasseurs-cueilleurs ainsi que leurs cultures ont été dépassés en nombre, remplacés par les agriculteurs-bergers et les premiers ont été soit assimilés ou presque exterminés par les seconds. Il eut pu en être autrement si seulement l’humain n’avait pas cette propension à occuper au maximum la planète.

D’abord, la jungle est loin de recouvrir la planète. Il y a beaucoup d’autre territoire à occuper lorsqu’on trouve le moyen écologiquement viable d’y arriver. Sur ce point, notre espèce ne fait aucunement exception aux 8,7 millions d’autres espèces vivantes [3] qui peuplent notre planète depuis au moins 3,4 milliards d’années [4].

Ensuite, rappelons-nous que nous avons littéralement « désertifié » le monde. Nous l’avons défolié et remplacé par des prés, nous y avons répandu la monoculture, nous avons couvert la surface de la terre de notre cheptel, ne laissant que très peu de place aux jungles. Et nous avons transformé de gigantesques et luxuriantes forêts en déserts : c’est le cas notamment du berceau de la civilisation agraire-bergère, le croissant fertile, dont l’épicentre fut l’Irak d’aujourd’hui.

Il existe un lien puissant entre la montée de l’agriculture et celle du cheptel animal : l’un rend l’autre possible. Cette dynamique est à tel point importante que l’acquisition génétique des peuples eurasiens d’allèles de gènes autosomiques dominants (75 % de la population mondiale) leur permettant de digérer le lait d’autres espèces leur a donné un avantage certain sur les peuples des forêts pluvieuses qui ne présentent toujours pas ces allèles [5]. De même, ces peuples cohabitant la niche écologique d’espèces animales domestiquées ont acquis, par sélection naturelle, une immunité contre les microbes portés par les animaux domestiques.

Ensuite il faut comprendre, avec Jared Diamond [6], auteur apprécié et cité par Sapolsky, que les peuples eurasiens ont réussi à dominer les peuples proximaux par voie de guerre, qu’ensuite les eurasiens ont pu conquérir le monde entier pour des raisons étonnamment fortuites : présence chez eux, et pas ailleurs, d’espèces végétales (plantes riches en hydrates de carbone et d’autres en protéines) et animales (moutons, bœufs, chevaux) aisément et efficacement domesticables, résistance à plusieurs microbes dévastateurs (qui ont par exemple décimé les habitants du nouveau monde incluant ceux des forêts pluvieuses).

Dès qu’une société devient capable d’accumuler la richesse, elle justifie l’institutionnalisation du chef et sa déification. Se crée alors une idéologie, précurseur de la religion, qui arc-boute l’autorité du chef. Le chef peut dès lors combiner les rôles de leader politique et de prêtre dans une même personne, ou il peut s’adjoindre un groupe séparé de kleptocrates (c’est-à-dire des prêtres) dont la fonction est de justifier idéologiquement le chef. À partir de ce moment on construit à grands frais les temples et on réalise d’autres travaux publics dont la fonction sera d’exercer la religion et fournir des signes visibles de la puissance du chef. En plus de justifier le transfert des richesses vers les kleptocrates, la religion institutionnalisée apporte deux bénéfices aux sociétés centralisées. D’abord, elle fournit des règles sur comment des gens sans liens de famille vont pouvoir vivre ensemble sans se tuer. Deuxièmement, elle fournit un motif aux gens, au-delà de leur intérêt génétique, de sacrifier leur vie aux autres. Ce sacrifice devient absolu pour ceux qui seront appelés à partir en guerre et qui n’en reviendront pas [6].

Les chasseurs-cueilleurs sont à un cheveu de l’extinction aujourd’hui. Les pygmées d’Afrique subissent d’ailleurs aujourd’hui de tels assauts de tribus guerrières envahissantes (bantous) qu’ils font des représentations juridiques auprès de l’Organisation des Nations Unies pour faire arrêter le « génocide » dont ils sont victimes [7].

On ne peut que constater que le monde est aujourd’hui organisé sur le mode écologique « désertique » où les peuples sont divisés en États-nation à localisation fixe, défendant vigoureusement leurs territoires, augmentant constamment les disparités sociales, vidant la planète de ses ressources non renouvelables. On se doit aussi de constater qu’il y a une idéologie toute faite et toute désignée pour encadrer et perpétuer cette forme écologique qui n’est pas viable. On peut la dénommer aujourd’hui néolibéralisme ou monothéisme. Ce sont les envers de la même médaille : la version moderne de la culture désertique.

Qui eut cru que la solution globale au destin de l’humanité se soit trouvée correctement formulée dans la tête des pygmées de la jungle profonde d’Afrique, sans qu’ils n’en aient eu la moindre idée… Il fallait simplement y penser.

On pourrait caricaturer Sartre [8] en disant que la civilisation atteint son apogée là où il n’y a pas de pénurie. À partir du moment où l’homme est en manque, c’est la bisbille. Et l’enfer, « c’est dès lors… les autres ».

En raison du manque chronique de moyens d’existence, tout homme est un adversaire pour les autres hommes et une menace permanente pour leur existence. La question du bien moral n’est plus celle de la bonne volonté et de l’action humaine, mais celle du dépassement de cette situation de rareté. Cette bataille doit cependant être gagnée sur deux fronts : celui du progrès technologique et économique, de manière à pouvoir contrôler les conditions matérielles de l’existence humaine, et celui du combat en faveur des opprimés et des classes exploitées, pour leur libération [9].

On pourra rétorquer que la vie n’a jamais été aussi abondante en dehors de la forêt pluviale qu’aujourd’hui. Il faut effectivement comprendre que la notion de « pénurie » ne s’applique pas de façon absolue, mais de façon relative. Il suffit qu’une écologie soit inégalitaire pour que toutes les mauvaises conditions du style de vie « désertique » puissent s’appliquer. La logique des premiers empires s’articulait d’abord et avant tout sur la nourriture, mais la logique des empires actuels s’articule sur des multitudes d’inégalités. Leurs religions n’ont toutefois à peine eu à changer.

  1. Sapolsky, R. (2005). The cultural desert. Dans: Monkeyluv and other essays on our lives as animals. New York : Scribner.
  2. Feuerbach, L. (1841). L’Essence du christianisme. Lacroix, Paris : Verboeckhoven & Cie, (1864).
  3. Mora, M., Tittensor, D.P., Adl, S., Alastair G. B. Simpson, A.G.B., & Boris Worm, B. (2011). How many species are there on earth and in the ocean? Plos Biology, 9, 1-8.
  4. Wacey, D., Kilburn, M.R., Saunders, M., Cliff, J., & Brasier. M.D. (2011). Microfossils of sulphur-metabolizing cells in 3.4-billion-year-old rocks of Western Australia. Nature Geoscience, 21, 1-5.
  5. Valenze, D. (2011). Milk : A local and global history. Boston : Yale University Press.
  6. Diamond, J. (1997). Guns, germs and steel. New York : Norton.
  7. Éditorial (2003). Democratic Republic of Congo pygmies appeal to UN. 23 mai, BBC News.
  8. Sartre, J.P. (1985). Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard.
  9. Seel, G. (2005). La morale de Sartre. Une reconstruction. Conscience et Liberté, Vol 16, pp 1-13.

Note 1. On peut accéder gratuitement au site internet de l’organisation américaine « Freedom from religion foundation » qui publie un autre texte extrêmement intéressant de Sapolsky sur les aspects psychiatriques de la religiosité : http://ffrf.org/legacy/ fttoday/2003/april/index.php?ft=sapolsky

Note 2. Je remercie Daniel Baril, anthropologue, et Marc Bigras et Jacques Beaugrand, éthologistes, pour leurs commentaires constructifs à propose de ce texte.

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