Topographie de la moralité selon Sam Harris
CLAUDE BRAUN
Administrateur et éditeur en chef du "Québec humaniste"
Claude Braun a été professeur de neurosciences cognitives à l'UQAM de nombreuses années. Retraité depuis peu, Il a publié nombres de documents de recherches sur le sujet. Il a été également éditeur du "Québec laïque" et est depuis quelques années l'éditeur en chef de notre revue "Québec humaniste" Il a également publié "Québec Athée" en 2010. Téléchargeable gratuitement en utilisant ce lien avec les compliments de l'auteur.
Voici la définition que Harris propose de la moralité : « La moralité c’est la bonne vie. Elle concerne ce qui promeut le bien-être (wellbeing) d’être conscients ». Harris ne semble pas déboussolé par le fait que le qualificatif « bonne » est tautologique du terme « morale », ni que le terme « bienêtre » est lui-même presqu’indéfinissable, ni que le qualificatif « conscient » comporte lui-même autant de définitions qu’il y a de personnes désirant la définir, ni par le fait qu’il définit plus tard dans son livre la conscience comme presque une illusion.
Néanmoins, avec cette définition un peu « bon enfant » de la morale, il marque de nombreux bons points à la défense des sciences et contre les religions en matière de moralité. Il tente plus courageusement qu’efficacement de dégager l’athéisme de l’accusation de « nihilisme moral ». Il s’en prend particulièrement à l’aphorisme de Hume voulant que « Ce qui DOIT ÊTRE est indépendant de ce qui EST ». Pour Harris, le « bien-être » est quelque chose qui peut être mesuré scientifiquement et les « faits » ainsi mesurés donnent son contenu à la morale. Par contre, aussi pro-science qu’il veuille être, au moins Harris ne tombe pas dans le piège réductionniste et stérile d’une morale évolutionniste selon laquelle serait bon tout ce qui favoriserait la survie du plus grand nombre.
Malheureusement, il manque une dimension importante à l’essai de Harris, celui de l’histoire. Il n’arrive pas tout-à-fait à concevoir l’importance, en morale, de travailler pour les civilisations durables. Il en parle un peu, mais il passe trop vite sur cet aspect capital de la moralité. Harris présente l’avantage d’être éduqué dans le domaine scientifique de la sociobiologie. Il n’hésite pas à reconnaitre que dans la nature humaine il n’y a pas que l’immonde Léviathan, la bête égoïste, ni que le noble sauvage. Il y reconnait un capital d’altruisme, longuement canalisé par la sélection naturelle, sur lequel bâtir…
Une autre prise de position que fait ressortit la recherche scientifique sur la moralité, et sur laquelle Harris insiste à fort juste titre, est que la morale est bien plus une question d’émotions que de raison. Touché ! Kropotkine serait content. Là où Harris est le plus intéressant, c’est effectivement lorsqu’il décrit les recherches scientifiques sur le comportement moral. Par exemple, les gens hésitent beaucoup plus à pêcher par commission que par omission. Ils hésitent à « commettre » un petit mal pour un grand bien. Ils préfèrent généralement s’abstenir, ce qui n’est pas rationnel, mais s’explique bien par des mécanismes émotifs. Harris est aussi très habile à reformuler des principes moraux abstraits en termes beaucoup plus terre-à-terre. Par exemple, il reformule l’impératif catégorique de Kant en termes simples d’équité, de dignité et de sympathie. On notera toutefois, qu’il s’attaque plus loin à l’impératif catégorique en le ridiculisant…
Il y a des perles dans cet essai qui nous surprennent et qui nous rafraichissent. Par exemple, Harris propose qu’il doive surement exister des surdoués moraux… (il ne s’attarde pas à donner d’exemples). À l’échelle du Québec, mon vote irait à Fred Pellerin…
Harris est aussi très articulé dans sa réfutation de concepts idéalistes de la morale : « la conscience est une toute petite fraction de l’information traitée par notre cerveau… ». « Le libre arbitre est notre ignorance des causes préalables dans notre cerveau ».
Il est remarquable de constater à quel point Harris est contre la justice rétributive (punitive). Il la considère irrévocablement immorale. Si on enlève les influences des mauvais gènes, mauvais parents, mauvaises idées, et malchance dans le crime, que reste-t-il du libre arbitre? demande-t-il. Étant neuroscientifique de formation, en ce qui concerne les gènes, grand bien lui fasse, Harris n’est ni frileux, ni naïf. « Divers gènes poussent vers l’immoralité, d’autres, comme l’un des gènes du récepteur dopaminergique D4, poussent tout autant vers la religiosité. »
Polémiste aguerri, Harris défend bien les sciences en matière de morale : il est faux de croire, écrit-il, que la morale restera toujours insensible aux sciences chez monsieur tout-le-monde. Après tout, les superstitions très courantes d’autrefois, telle la croyance à la sorcellerie n’ont-elles pas finalement été rayées de la carte ?
Un autre bijou se trouve à la note 45 du premier chapitre. Il s’y moque de l’impératif catégorique de Kant. « Si je ménage mon moi actuel au détriment de mon moi futur, utilise-je l’un des deux comme moyen et l’autre comme fin ? »
Il y a un côté propagandiste chez Harris un peu strident. Il semble très préoccupé par l’immoralité de la burkha, mais il reste silencieux sur l’écart croissant entre les riches et les pauvres. Il n’aime pas prêcher, mais il aime ridiculiser. Il a tendance à s’attaquer à des cibles faciles, concrètes, à cruiser un peu trop sur l’actualité, à user de beaucoup d’artifices rhétoriques. Il parait opiniâtre. Ça peut agacer à la fin.
Le livre de Harris n’est peut-être pas tout-à-fait aussi jouissif pour les humanistes que le sont les livres de Shermer ou Gazzaniga sur le même sujet, mais il arrive proche troisième. J’en recommande la lecture sans aucune hésitation.
- Harris, S. (2010). The moral landscape. Free press.
- Shermer, M. (2004). The science of good and evil. Times books.
- Gazzaniga, M. (2005). The ethical brain. Dana press.
0 commentaires