Michel Virard

Michel Virard

Président de l'AHQ

Michel Virard est un des fondateurs de l’AHQ en 2005 avec Bernard Cloutier et Normand Baillargeon. Ingénieur et entrepreneur, il a également été administrateur des Sceptiques du Québec. il est depuis les tout débuts l’une des âmes dirigeantes de l’AHQ. 

Le texte suivant publié en 2009 par notre président, Michel Virard, n’a rien perdu de sa pertinence. En cette journée de Pâques nous avons décidé de vous le faire découvrir de nouveau. MP

(Le texte suivant est paru dans « Les cahiers de spiritualité ignacienne » du printemps 2009)

S’il existe de nombreuses façons de vivre sa foi dans le surnaturel, il existe également de nombreuses façons de vivre sans référence au surnaturel. Je m’identifie moi-même comme humaniste athée après un long parcours qui commença par une foi en un Dieu personnel instillée par une éducation catholique classique (de 1947 à 1954). J’ajouterai aussi que je n’ai jamais eu à souffrir de quelconques abus ou mauvais traitements de la part du clergé ou des croyants  assignés à mon éducation. La perte de la foi ne fut pas particulièrement douloureuse et se situe vers l’âge de quatorze ans. Ce fut un processus entièrement dicté par la découverte progressive de contradictions (réelles ou perçues comme telles) à la fois entre les différentes parties du discours chrétien, et aussi entre ce discours et ma connaissance progressive des faits scientifiques établis. A aucun moment je n’ai eu l’impression de « choisir » l’athéisme : il s’est imposé à moi avec une clarté de plus en plus évidente. J’ai continué et je continue d’approfondir ce sujet auprès des meilleurs auteurs scientifiques et même religieux et cette conviction s’est renforcées au cours des années : l’idée d’un Dieu à la fois personnel et omnipotent a, pour moi, complètement disparu des « possibles » envisageables, n’en déplaise à Blaise Pascal.

Pendant longtemps, j’ai cependant dû composer avec une famille officiellement catholique et avec les relations significatives de mes parents avec les milieux catholiques de la petite ville où j’étais né. J’ai donc accepté le mariage catholique, accepté le baptême catholique de mes enfants, tout cela au nom de la paix sociale. J’ai attendu le décès de mes parents avant de prendre publiquement le parti d’aider d’autres malheureux agnostiques et athées pris dans ce genre de contradiction. C’est donc seulement à partir de 2004 que j’ai décidé de co-fonder plusieurs organismes humanistes athées : je n’aurais pas eu le courage de le faire du vivant de mes parents.

Vous avez dit spiritualité ?

Le terme spiritualité renvoie à plusieurs définitions qui, de façon générale, font explicitement référence à une distinction tranchée entre matériel et spirituel. J’entends montrer que, pour les humanistes athées, ce que nous appelons habituellement le domaine spirituel ne requiert pas forcément une explication surnaturelle ni un lien avec une divinité, mais est une propriété émergente de la forme d’intelligence que l’évolution nous a donné. Or cette spiritualité est elle-même issue de notre matérialité et qu’il est donc possible de parler de spiritualité même chez les humanistes athées. Je précise que ce que couple matériel-spirituel ne coïncide pas avec celui de réel-imaginaire car, pour nous, l’activité cérébrale constituant la spiritualité chez les humains n’est pas moins réelle que les autres activités biologiques.

Le cerveau humain est doté d’une faculté remarquable de simulation. Pour des raisons d’efficacité dans sa lutte pour sa propre survie, notre espèce s’est trouvée à bénéficier d’un cerveau capable de représentation symbolique, de langage, de sentiments sophistiqués, etc. Un des effets de ce développement a été cette capacité surprenante que nous avons à imaginer ce que les autres agents de notre environnement pensent, qu’ils soient de nature animale ou humaine. Notre capacité à deviner les intentions des prédateurs, des proies et surtout des autres humains avec qui nous sommes constamment en contact s’est révélée une clé du succès d’homo sapiens sapiens en tant qu’espèce dominante sur notre planète. Cette activité de simulation chez l’être humain est réalisée par des réseaux à double usage: ces réseaux peuvent fonctionner selon un mode d’action réelle, lorsque nous exécutons nous-mêmes une action ou que nous ressentons quelque chose, ou bien suivant ce mode de simulation. Avec ce dernier mode nous sommes capables, par exemple, de répéter dans notre tête un mouvement tel l’exécution sur un instrument d’une pièce musicale sans pour autant bouger un doigt. De la même façon, nous sommes capables d’empathie vis-à-vis un tiers ressentant une douleur; les mêmes circuits neuronaux réagissant dans une douleur en une personne sont mis à contribution en une autre, pour lui permettre de ressentir la douleur d’autrui. Cette faculté de simulation opère à des degrés variables d’un individu à l’autre de sorte que l’empathie, comme les muscles, a besoin d’exercice pour se développer. Dans un premier temps, cette faculté d’empathie exige la stimulation directe des sens : la douleur de l’autre doit être perçue avant de pouvoir être partagée. Sans cette perception directe, généralement par la vue et l’ouïe, il demeure difficile, pour beaucoup, de faire preuve d’empathie. Tous les organismes de bienfaisance le savent. Toutefois, par l’éducation et aussi par l’effet de la maturité, il devient possible d’avoir de l’empathie simplement avec le souvenir de la douleur de l’autre : nos circuits neuronaux ont appris à souffrir juste avec l’idée de la souffrance de l’autre. Cela n’est pas sans conséquence.

Comme beaucoup d’autres avancées dans l’évolution des espèces, cette capacité de simulation a elle-même créé des opportunités de stratégies nouvelles, complètement inédites. À partir du moment où je suis capable de me représenter – même approximativement – ce qui se passe mentalement dans le cerveau d’un autre humain, je peux me poser une question dont les conséquences sont extraordinairement raffinées : que pense-t-il de moi ? Mais encore, par un jeu de miroirs fascinant: que croit-il que je pense de lui ? Ma conception de la spiritualité est d’abord et avant tout liée à cette « intelligence sociale » qu’on mesure à la capacité plus ou moins grande de deviner, avec précision, les états mentaux des personnes côtoyées. Toutes nos relations sociales sont basées sur cette faculté de simulation grâce à laquelle nous pensons connaître l’autre un tant soit peu.

Revenons à ce jeu de miroirs. Une partie des simulations dont nous sommes mentalement le lieu se réalisent à travers des dialogues intérieurs. Très tôt après l’acquisition du langage parlé, les enfants parlent, ouvertement ou dans leur tête, à des personnages imaginaires. Ils s’entraînent à imaginer ce que l’autre pense et se conditionnent à simuler les autres. Toute cette activité est cruciale pour leur avenir social et, à moins d’accident cérébral ou de maladie grave, cette capacité ne disparaît jamais. Qui n’a jamais parlé « dans sa tête » à une personne qui lui est chère, à un être disparu ou à quelqu’un qu’il compte convaincre. Le fil de notre conscience est bien souvent constitué d’étranges monologues dans lesquels nous jouons forcément deux rôles: celui qui énonce et celui qui écoute. Nous pouvons très bien nous mettre nous-mêmes en scène dans nos dialogues intérieurs et devenir notre propre interlocuteur, c’est-à-dire à la fois celui qui énonce et celui qui répond.

Beaucoup d’humanistes athées pensent que cette capacité à dialoguer non seulement avec des personnes réelles mais avec des personnages construits par notre imagination est un phénomène clé dans l’émergence des religions. Sans cette capacité au dialogue intérieur, on imagine mal les révélations dont l’histoire humaine est tissée; on imagine mal la facilité avec laquelle un enfant pense s’adresser à Dieu. Ayant élevé dans une famille catholique, je me souviens encore très bien de ma (défunte) conviction selon laquelle il est possible de parler à Dieu en y pensant fortement. Mon interprétation personnelle, aujourd’hui, à la lumière de ce je sais maintenant, est plutôt que je faisais usage de cette imagination, si utile dans d’autres circonstances, pour construire un personnage fictif, une figure paternelle, conforme à l’image projetée par mes éducateurs.

Toutes ces activités de dialogue ou de monologues intérieurs constituent, pour moi, une « spiritualité » de base. Y correspond une activité cérébrale dont les effets – ces dialogues intérieurs et, par le fait même, ces simulations – sont habituellement invisibles des autres agents (ceci est en train de changer : il est maintenant possible de détecter, non pas des dialogues internes, mais au moins certaines « intentions » du sujet grâce aux techniques d’imagerie médicale). Les athées ne sont donc pas dépourvus de ce type de « spiritualité » puisque eux aussi peuvent vivre d’intenses dialogues intérieurs; toutefois, ces dialogues ne font pas intervenir d’entités surnaturelles car c’est l’activité cérébrale qui génère, qui est à l’origine de ces simulations à caractère psychospirituel.

La tension spirituelle

Le terme spiritualité a d’autres dimensions. Il peut désigner une élévation qualitative par rapport à ce qui est considéré comme du domaine de la matière, présumé inférieur. Cette perception du « matériel » a une longue histoire et elle est indissociable de nos conditions de vie primitive. Plusieurs facteurs peuvent avoir contribué à construire cette perception de la matérialité comme fondamentalement inférieure. J’en vois principalement quatre: les fonctions d’excrétions du corps humain, les pulsions sexuelles, la dégradation des corps due au vieillissement et, enfin, la décomposition même du corps humain à la mort.

Chacun de ces facteurs a longtemps été perçu comme une sorte de malédiction liée à la « matérialité » du corps humain, par opposition à la perfection du monde interne, subjectif, que représente la vie spirituelle vécue. Dans l’imaginaire d’un enfant, l’empreinte de l’image de la mère reste gravée jusqu’à la mort. Or il s’agit nécessairement de l’image d’une femme en âge de procréer et donc généralement jeune et en santé. La comparaison entre cette image et celle, des années plus tard, de la vielle femme ou du corps inerte de cette mère décédée ne peut jamais être à l’avantage du « matériel » sur le «spirituel ». On tend ainsi à associer la notion du bien à cette présumée perfection du « spirituel » plutôt qu’aux aléas du monde matériel.

Puisque la notion de perfection est issue de notre vie interne et qu’elle demeure généralement inaccessible dans le monde objectif ou matériel, il n’est pas surprenant que le « spirituel » ait fini par bénéficier d’une suprématie quasi-totale – jusqu’à l’ère moderne du moins. Les cultures humaines ont ceci en commun qu’elles proposent un univers spirituel comprenant généralement des formes parfaites. Les tensions générées entre un tel univers spirituel trop parfait et un monde matériel trop médiocre sont à l’origine de bien des choses : que l’on pense au Parthénon, aux cathédrales, à la perfection mathématique de certaines lois physiques, aux tentatives pour obtenir des croyants parfaits, une race parfaite, un homme nouveau, etc. Or, tout cela a d’abord pris forme en tant qu’idée (au sens de Platon) avant d’être un succès, ou une catastrophe, dans le monde matériel. Il faut croire que, quel qu’en soit le résultat, la perfection nous fascine.

La dichotomie matériel-spirituel n’a plus rien d’une évidence avec l’âge moderne. À la lumière des connaissances scientifiques modernes et, essentiellement, des découvertes sur le fonctionnement du cerveau, les humanistes athées estiment que le spirituel a cessé d’appartenir à un autre ordre et est constitué par une activité cérébrale qui le rend semblable à d’autres activités biologiques. Un changement de paradigme s’est produit, qui permet de considérer le spirituel comme le résultat de l’activité bien matérielle du cerveau humain, et la fonction ou la raison d’être du « spirituel » doit alors être cherchée du côté d’une contribution à la survie de notre espèce. C’est pourquoi on ne peut plus parler d’une rivalité, d’une lutte à finir, entre deux domaines bien tranchés, le « matériel » et le « spirituel », mais plutôt d’un continuum de fonctions allant de mécanismes élémentaires partagés par de nombreux êtres vivants à des ensembles symboliques extrêmement sophistiqués, et propres aux seuls êtres humains. Il est vrai que l’évolution nous ainsi fait un cadeau sublime, que nous pouvons choisir d’apprécier ou non. Cette capacité symbolique, clef de notre succès en tant qu’espèce, nous a donnée entre autres l’éthique et la politique, mais a aussi ouvert un espace fascinant sur des activités que nous apprécions indépendamment de tout autre bénéfice : l’émotion esthétique, le plaisir de connaître, l’extase de la découverte. En ce sens, la spiritualité, même intégrée à ce continuum matériel-spirituel, reste ce qui nous distingue clairement de nos plus proches cousins du monde animal. Les humanistes athées ne sont pas moins susceptibles que les croyants de contribuer à l’édification de la cathédrale sémantique que nous partageons tous et de ressentir les émotions profondes qui donnent un sens à la vie. Cependant, pour André Comte-Sponville, penseur athée notoire, il existe des différences importantes entre spiritualité athée et spiritualité théiste : il conçoit la spiritualité des athées comme une spiritualité de la fidélité plutôt que de la foi, de l’action plutôt que l’espérance et enfin de l’amour plutôt que la crainte et la soumission[1]. Pour Bernard Kouchner, co-fondateur de Médecins sans frontière, « être athée représente aussi un fardeau : il y a d’avantage d’obligations de résultat chez ceux qui ne croient pas que chez ceux qui croient »[2] ce qui rejoint Compte-Sponville sur l’importance de l’action. Le même Kouchner ressent vivement la trahison et déclare « j’aime les gens fidèles à leurs principes, à leurs amitiés, à leur morale. »[3]

L’expérience dite mystique

L’expérience mystique, a longtemps été une source d’étonnement pour les athées. Non pas que la réalité physique de l’expérience mystique ait été mise en doute par les athées mais, en l’absence d’un mécanisme plausible pour l’expliquer, la croyance à quelque chose de surnaturel, même chez des gens sans affiliation religieuse précise, est demeurée très forte jusqu’à récemment.

Toutefois, les expériences contrôlées et réalisées en laboratoire dans les dernières décennies permettent maintenant d’avoir une idée plus précise de ces phénomènes dits « mystiques ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les athées n’y échappent pas, mais ils interprètent différemment ce genre d’expériences. Je préfère utiliser le terme « d’état modifié de la conscience » (altered state of consciousness) qui est désormais l’expression consacrée. Le Dr Michael Persinger, professeur de neuropsychologie à l’université Laurentienne[4], a conduit des expériences d’excitation du lobe temporal grâce à un champ magnétique focalisé et obtenu des « expériences mystiques » en créant les conditions d’une épilepsie (TLE, Temporal Lobe Epilepsy) chez plusieurs sujets participants à ses investigations. Ceux-ci ont parlé d’un « sentiment de ne pas être seul ». L’usage de drogues psychotropes a donné également des résultats similaires. De plus, toujours d’après Persinger, plusieurs drogues donnent des « expériences religieuses » chez un grand nombre de sujets. Même si ce sentiment n’est pas généralisable à tous les individus, il s’agit d’expériences répétables. Enfin, ces états modifiés de conscience semblent bien apparaître également, spontanément, chez un petit nombre d’individus et dans certaines circonstances, indépendamment de leurs croyances. La réalité objective de ces états modifiés de conscience est donc un fait bien établi. Toutefois cela ne nous renseigne que partiellement sur l’expérience vue du sujet. Nous savons que les sujets croyants décrivent généralement leurs expériences en termes se rapportant à leurs croyances particulières. Mais qu’en est-il des athées ?

Michel Hulin[5] , professeur de philosophie indienne à la Sorbonne, a bien décrit la perplexité de Sigmund Freud lorsque Romain Rolland lui a décrit la « sensation océanique », de fusion avec un grand tout, qu’il éprouvait assez souvent. Il précise aussi que cette « sensation religieuse » n’était liée à aucun espoir de survie et qu’il n’espérait pas autre chose après la mort que le repos éternel[6].

André Comte-Sponville relate, dans L’esprit de l’athéisme, comment il a lui-même eu une expérience quasi-mystique, du type « sentiment océanique »; il admet « n’avoir jamais vécu depuis rien de plus fort, ni de plus délectable, ni de plus bouleversant, ni de plus apaisant[7] ».

J’en conclu que, même si je n’ai pas moi-même vécu cette forme de spiritualité, les athées n’en sont pas exclus, quelque soit la signification qu’on voudra donner à ce phénomène.

Le rapport à autrui

« Si Dieu n’existait pas, alors tout serait permis[8]. » Cette phrase célèbre a fait plus de mal aux humanistes athées que toute autre calomnie à leur endroit. Pourtant, rien ne permet d’affirmer que les athées soient plus susceptibles que d’autres de « sauter sur leur voisin » pour en abuser. Ce serait plutôt le contraire car, selon l’étude de Paul Gregory, les sociétés occidentales modernes caractérisées par une moindre religiosité ont généralement moins de problèmes sociaux graves que les sociétés ayant un degré de religiosité plus élevé[9]. Quoiqu’il en soit, la plupart des athées ne se conduisent pas comme des êtres égoïstes et éhontés, comme beaucoup on craint qu’ils doivent théoriquement être. Pourquoi ?

Dans Passions Within Reason, l’économiste Robert H. Frank propose une explication de l’altruisme « irrationnel », qui va donc au-delà de l’altruisme réciproque et de l’altruisme de parentèle[10]. Dans les sociétés saines (où les profiteurs restent une minorité), la pratique des valeurs altruistes procurent des avantages (de survie et de reproduction) qui dépassent le coût des efforts encourus. Il y a certes un avantage à construire une réputation d’intégrité, de générosité, de respect de la parole donnée. Frank démontre, en outre, que de tels avantages sont maximisés par l’intériorisation complète de ces valeurs. Ainsi, la personne qui est devenue « inconsciente » de sa générosité, de son empathie, etc. n’a pas à se préoccuper de sa réputation. Il est exact que cette explication vaut aussi bien pour les croyants que pour les athées mais elle contredit Dostoïevski: pour vivre une bonne vie, en société, mieux vaut ne pas s’imaginer que tout est permis.

Dans un tout autre genre, Tzvetan Todorov, un historien des idées, commence son ouvrage Le Jardin imparfait avec une fable. Le Diable proposa à l’Homme de la Renaissance un pacte faustien mais avec la variante que voici: « Cette fois-ci, ce que le diable offrit, ce n’était plus le pouvoir, ni le savoir mais le vouloir. L’Homme moderne aurait la possibilité de vouloir librement, d’acquérir la maîtrise de sa propre volonté, et de mener sa vie à sa guise[11]. » Le Diable décida par ailleurs de cacher le plus longtemps possible le prix à payer pour cette situation afin que l’Homme prenne goût à cette liberté nouvelle et qu’il se retrouve effectivement dans l’obligation de payer sa dette. Plus tard, à la fin des Lumières, le Diable commença à réclamer son dû: l’homme devra se séparer de son Dieu, puis de son prochain, puis de lui-même.

Todorov se sert de cette fable pour constater que les réponses possibles à ce genre de pacte permettent de définir quatre courants de pensée majeurs dans l’histoire de la pensée occidentale. En premier lieu, la réponse des conservateurs s’énonce comme suit: si le prix à payer est Dieu, la société et le moi, alors ce prix est trop élevé et il vaut mieux renoncer à la liberté. Par contre, les scientistes, les individualistes et les humanistes acceptent le marché du Diable mais y réagissent fort différemment. Ainsi les scientistes pensent que le Diable repartira les mains vides car ils sont persuadés de n’avoir rien à perdre; la seule liberté est celle du savoir et ce que les hommes prennent pour la liberté et ses conditions est simplement le fruit de leur ignorance. Pour les individualistes, on se porte fort bien sans Dieu, sans valeurs communes, sans moi stable et cohérent de sorte que le prix à payer est finalement dérisoire; il n’y a pas de perte mais plutôt une libération supplémentaire de l’être humain. Enfin, les humanistes pensent que la liberté existe et qu’elle est précieuse, mais ils apprécient aussi les valeurs partagées avec d’autres humains et postulent un moi responsable de ses actes; ils veulent la liberté sans avoir à en payer le prix et prétendent qu’aucun pacte n’a jamais été signé!

Todorov évalue ensuite les résultats tangibles de ces différents pactes. Pour lui, les scientistes ont fait le lit aux totalitarismes[12]; on reconnaît donc maintenant qu’il y avait bien un prix à payer pour l’existence humaine, comme quoi le Diable n’est pas reparti les mains vides. De leur côté, les individualistes forcenés – pensons à Sade[13] – n’ont pas produit des foules de descendants mais notre société de consommation est tout de même traversée et marquée par l’hédonisme ; en ce qui concerne le prix à payer pour une existence purement centrée sur soi-même, il n’a pas été aussi dérisoire que prévu puisque nier continuellement la nature profondément sociale de son être conduit à une solitude pénible tandis que laisser son moi en friche ne mène nulle part. Reste les humanistes. Prétendre que le pacte n’a jamais été signé oblige à une vigilance de tous les instants: le Diable n’est jamais très loin pour réclamer son dû et la méfiance est de rigueur. L’établissement de valeurs communes, sans guide divin, demande un effort considérable et continu, tout autant que le développement de son moi d’ailleurs.

Les quatre courants identifiés par Todorov continuent d’irriguer nos sociétés modernes. Chacun a contribué, avec des fortunes variables, à ce que nous sommes aujourd’hui. Si le courant humaniste est ancien, l’humanisme véritablement athée est relativement récent et, n’étant ni dogmatique ni dissolu, reste une oeuvre dont chaque élément, quel qu’il soit, est susceptible d’être remise en cause en tout temps par les humanistes eux-mêmes. Les humanistes n’ont pas toujours toutes les réponses et se posent des questions, en particulier sur le devenir de notre espèce. Ils acceptent cependant de vivre sans certitudes absolues même si cela n’est pas très populaire. J’avoue pencher pour l’attitude de Bernard Kouchner dans le chapitre « L’amour n’est pas aimé » du livre cité précédemment :

« Je crois le mal absolu, permanent, constant, ce qui me permet d’aménager des plages de soleil de temps en temps à l’intérieur de cette noirceur. Une éclaircie, la bonté, ce que nous recherchons. Je m’attends au pire. Ainsi je suis sûr de ne pas être déçu…Ce pessimisme actif est indispensable à ma survie. Sinon je serais mort d’infarctus depuis longtemps. Je ne compte pas sur la rencontre du bien. Si je le trouve sur ma route, tant mieux, je suis heureux. Mais je vis et agis sans certitude. »[14]


[1] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme : introduction à une spiritualité sans dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p. 152

[2] Abbé Pierre et Bernard Kouchner – Dieu et les hommes, Paris, Robert Laffont 1993, p. 18

[3] Idem – p. 145-146

[4] Micheal Persinger : Neuropsychological Base of God Beliefs (1987) et une conférence remarquable visible à http://video.google.com/videoplay?docid=4292093832329014323

[5] Michel Hulin, La mystique sauvage : aux antipodes de l’esprit, Quadrige PUF, édition de 2008, pages 29 à 44

[6] Idem – p. 35

[7] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme : introduction à une spiritualité sans dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p. 166

[8]Fyodor Dostoïevski, Les frères Karamazov, Gallimard 1952 – NRF de la Pléiade. En fait, dans cette édition (p. 88), le texte est : ‘ Pas d’immortalité de l’âme, donc pas de vertu, ce qui veut dire que tout est permis. ‘ Le thème revient tout au long du livre (p. 67, 73-74, 88, 144, 249, 339, 431, 617, 621, 633, 653, 661, 679, 723-726).

[9]Paul S. Gregory, Cross-National Correlations of Quantifiable Societal Health with Popular Religiosity and Secularism in the Prosperous Democracies, 10ème article dans le Volume 7 (2005) du Journal of Religion and Society – ISSN: 1522-5658 – http://moses.creighton.edu/JRS/toc/2005.html

[10] Robert H. Frank, Passions within reason. The Strategic Role of the Emotions, New York, W. W. Norton & Company Inc, 1988. – Chapitres 3 et 4.

[11] Tzvetan Todorov, Le jardin imparfait : la pensée humaniste en France, Paris, G. Grasset, 1998, page 8.

[12] Lire Ernest Renan, Dialogues philosophiques – Œuvres complètes – p.622-624 – 3ème dialogue.

[13]Sade – La philosophie dans le boudoir III p.57, 61,66,68, 77 et 123, V p173 et 178.

[14] Abbé Pierre et Bernard Kouchner – Dieu et les hommes, Paris, Robert Laffont 1993, p. 41

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