Roger Léger

Roger Léger

M. Roger Léger est un membre de longue date de l’Association humaniste du Québec.  Il est professeur retraité de philosophie, auteur et éditeur. Il a déjà siègé également au conseil d’administration de la Fondation humaniste du Québec

Tout ce que les êtres humains ont fait et pensé au cours de leur histoire a toujours consisté à rechercher une réponse à leurs besoins les plus profonds et un soulagement à leurs peines. On doit constamment avoir cela à l’esprit si l’on veut comprendre les mouvements spirituels de l’humanité ainsi que leur développement. Les émotions et les désirs sont la force qui a inspiré toutes les réalisations et toutes les créations humaines, sous quelques formes élevées et nobles qu’elles puissent se présenter à nous. Quels sont donc ces sentiments et ces besoins qui ont conduit les êtres humains à leurs croyances et à leurs pensées religieuses, dans le sens le plus fort du terme ?

Une réflexion sommaire suffira à montrer que plusieurs émotions différentes sont à la source de l’expérience et de la pensée religieuses. La peur était pour l’homme primitif à la base de sa démarche religieuse, la peur de la faim, des bêtes sauvages, de la maladie, de la mort. Comme à cette époque la compréhension des liens de causalité était peu développée, l’esprit humain créait des êtres fictifs plus ou moins analogues à lui-même, et dont la volonté et les gestes étaient sensés être à l’origine des expériences douloureuses de chacun. Les hommes espéraient s’attirer les faveurs de ces êtres imaginaires par des rites et des offrandes sacrificielles qui, selon une tradition transmise de générations en générations, devaient les apaiser ou les mieux disposer à l’égard d’un mortel.

C’est en ce sens que je parle d’une religion de la peur. Celle-ci, bien que non créée de toute pièce par elle, a été à un degré important façonnée par une caste de prêtres, qui s’est érigée en médiatrice entre le peuple et les êtres qu’il craignait, et qui a assuré ainsi son hégémonie sur cette base. Souvent, un chef ou un dirigeant, ou une classe privilégiée dont la position sociale était assurée par d’autres facteurs, réunissaient les fonctions religieuses et l’autorité politique afin de rendre cette dernière plus sûre; ou bien, encore, les dirigeants politiques et la caste des prêtres faisaient cause commune pour la défense de leurs intérêts.

Les forces sociales sont une autre source de la cristallisation religieuse. Les chefs de famille et les dirigeants de communautés plus grandes sont mortels et faillibles. Le besoin de direction, d’amour et de support a poussé les hommes à développer une conception morale et sociale de Dieu. C’est alors que le Dieu Providence fait son apparition, un dieu qui protège, récompense et punit, un dieu qui, selon les limites de la vison du croyant, aime et chérit avant tout la vie de la tribu ou de la race humaine, ou même de la vie dans sa totalité; un Dieu consolateur des peines et des aspirations insatisfaites; celui qui reçoit les âmes des morts. C’est ainsi que s’est formée la conception sociale et morale de Dieu.

Les écritures juives illustrent admirablement ce passage d’une religion basée sur la peur à une religion basée sur la morale – un développement qui se continue dans le Nouveau Testament. La religion de tous les peuples civilisés, particulièrement les peuples d’Orient, est d’abord une religion morale. Le passage d’une religion de la peur à une religion morale est un pas important dans la vie des peuples. Mais que les religions primitives soient basées uniquement sur la peur et les religions des peuples civilisés sur la seule morale est un préjugé dont il faut se garder. La vérité est que toutes les religions sont un amalgame des deux types de religion, avec cette caractéristique cependant que la religion morale prédomine généralement au plus haut niveau de la vie sociale.

Commun à tous ces types de religion est le caractère anthropomorphique de la conception de Dieu. En général, seuls des individus exceptionnels et des communautés aux sentiments nobles et élevés se hissent au-dessus de cette conception. Il y a donc ainsi un troisième stade de l’expérience religieuse qui appartient à toutes les religions, quoiqu’on la trouve rarement dans une forme pure : je l’appellerai le sentiment religieux cosmique. Il est très difficile de l’expliquer à quiconque en est dépourvu, ne l’a jamais expérimenté, en particulier parce qu’il n’y a pas de conception anthropomorphique de Dieu qui lui est associée.

L’individu ressent la futilité des désirs et des buts humains à la vue de l’ordre sublime et merveilleux qui se révèle à la fois dans la nature et dans le monde de la pensée. L’existence individuelle lui apparaît comme une prison et il désire voir et sentir l’univers comme un tout. Les premières manifestations du sentiment religieux cosmique sont apparues tôt dans le développement du sentiment religieux, dans plusieurs des psaumes de David, par exemple, et chez quelques prophètes d’Israël. Le Bouddhisme, comme on peut le voir dans les écrits admirables de Schopenhauer, contient une description encore plus profonde et solide de cette vue des choses.

Les génies religieux de toutes les époques possèdent cet aspect du sentiment religieux, qui ne connaît aucun dogme ni aucun dieu conçu à l’image de l’homme; ce qui revient à dire qu’il ne peut y avoir d’Église dont les enseignements autoritaires soient basés sur lui. C’est donc chez les hérétiques de chaque époque que l’on trouve des êtres remplis de ce sentiment religieux élevé et qui étaient souvent considérés par leurs contemporains comme des athées et quelquefois comme des saints. Vus sous cet angle, des hommes comme Démocrite, François d’Assise et Spinoza sont très près l’un de l’autre.

Comment le sentiment religieux cosmique peut-il être communiqué d’une personne à une autre, s’il ne peut donner lieu à aucune notion bien précise de Dieu ni à aucune théologie? Selon moi, c’est la fonction la plus importante de l’art et de la science de susciter ce sentiment et de le garder vivant chez ceux qui lui sont réceptifs.

Nous arrivons ainsi à une conception des relations de la science et de la religion très différente de celle communément admise aujourd’hui. Si nous adoptons une vue historique en cette matière, on est enclin à regarder la science et la religion comme d’irréconciliables antagonistes, et cela pour une raison bien évidente. Celui qui est totalement convaincu de l’universelle validité de la loi de causalité ne peut un seul instant accepter l’idée d’un être qui interfère dans le cours des choses de ce monde – pourvu qu’il prenne, bien sûr, au sérieux l’hypothèse de la causalité. Il n’a que faire de la religion de la peur et très peu de la religion morale et sociale. Un dieu qui punit et récompense lui est incompréhensible pour la simple raison que les actions des hommes sont déterminées par la nécessité à la fois externe et interne, de telle sorte qu’aux yeux d’un dieu ainsi conçu il ne peut pas être tenu responsable, pas plus que des objets inanimés ne sont responsables des mouvements qu’ils subissent. La science a donc été accusée de détruire la morale, mais l’accusation est injuste et non fondée. Le comportement éthique d’un homme devrait être efficacement basé sur la compassion, l’éducation et sur les liens et les besoins sociaux; aucune base religieuse n’est nécessaire. L’être humain serait dans une bien piètre situation s’il était obligé d’agir contraint par la peur d’une punition ou l’espoir d’une récompense après la mort.

Il est ainsi très facile de comprendre pourquoi les religions ont toujours combattu la science et persécuté ses défenseurs. Par contre, je maintiens qu’à la base de la recherche scientifique le sentiment religieux cosmique est la motivation la plus forte et la plus noble qui soit. Seuls ceux qui prennent conscience des efforts immenses nécessaires et, par dessus tout, de la dévotion profonde sans laquelle le travail accompli dans la recherche fondamentale en science théorique ne peut être fait sont capables de saisir la force de l’émotion par laquelle un tel travail, aussi éloigné qu’il soit des réalités immédiates de la vie, peut se faire et se poursuivre. Quelle profonde conviction de la rationalité de l’univers et quel désir de comprendre! Ne serait-ce que d’un mince reflet de l’intelligence se révélant dans ce monde Kepler et Newton ont dû avoir conscience qui leur permit de passer des années en un labeur solitaire afin de déchiffrer les principes de la mécanique céleste! Ceux dont la connaissance de la recherche scientifique provient uniquement de ses résultats pratiques développent facilement une conception totalement erronée de l’esprit des hommes qui, entourés d’un monde sceptique, ont montré la voie aux âmes sœurs éparpillées de par le monde et à travers les siècles. Seul celui qui a voué sa vie à des buts similaires peut avoir une vive conscience de ce qui a inspiré ces hommes et leur a donné la force de demeurer fidèles à leur mission malgré de nombreux échecs. C’est le sentiment religieux cosmique qui donne à l’homme une telle force. Un contemporain a dit, non sans raison, que dans cet âge matérialiste qui est le nôtre les vrais chercheurs scientifiques sont les seuls qui soient profondément religieux.

Traduction : Roger Léger

28 – 31 octobre 2007

 

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